De Pilate à son cher Titus
Deux jours viennent de passer sans que je t’écrive.
J’étais loin de tout, y compris de ma propre pensée. Des sensations me traversaient la tête mais aucune ne s’arrêtait, ne prenait le temps de s’épanouir en idée, de s’enraciner dans une formulation. Des feuilles mortes agitées par le vent.
Je suis cloîtré dans le mutisme et la surdité. Pour ce qu’on me rapporte, ce qu’on me décrit, ce qu’on me demande, je n’ai que de l’indifférence. Si je connaissais l’indifférence des blasés, ceux que plus rien ne peut surprendre, j’ignorais la sorte d’indifférence qui m’atteint, l’indifférence du choqué, de celui qui, trop violemment surpris une fois, ne veut plus qu’on le surprenne encore. Le monde m’apparaît dangereux, je préfère m’en retirer.
Je ne suis pas attiré par ce prodige, même si j’admets aujourd’hui que l’affaire Yéchoua n’est pas seulement une énigme, mais un mystère. Rien de plus rassurant qu’une énigme : c’est un problème en attente provisoire de sa solution. Rien de plus angoissant qu’un mystère : c’est un problème définitivement sans solution. Il donne à penser, à imaginer… Or je ne veux pas penser. Je veux connaître, savoir. Le reste ne m’intéresse pas.
Craterios est venu déjeuner avec moi. Il mangeait si goulûment et si salement qu’il nourrissait ses pieds en même temps que sa bouche.
Lorsqu’il commença à me parler de Yéchoua, je lui demandai de changer de sujet. Il rota et s’assit sur mon bureau, jambes écartées, les couilles à l’air.
— Si, si, je tenais à te dire que je m’étais intéressé à lui les premières fois où Claudia Procula – quelle excellente femme, où est-elle ? vraiment tu ne la mérites pas – m’avait rapporté ses propos. Mais je suis finalement déçu. Nous autres, philosophes cyniques, nous cherchons à lutter contre les souffrances ; j’ai le sentiment, au contraire, que ce Yéchoua exalte les souffrances, il y voit de la grandeur, il leur confère une utilité de rachat. En fait, il se moque totalement du bonheur terrestre, il évoque un bonheur à venir, dans un Royaume sans frontières, au-delà de la mort. Cela me paraît ridiculement fumeux ! Je soupçonne ce Yéchoua de faire l’ange plus que la bête. Au lieu de se soumettre, comme notre maître Diogène, à la nature, il tente absurdement de nous transformer en esprit. S’enivrant de mystère, il désigne un dieu au-delà des nuages et passe définitivement les limites de la bonne philosophie. Surtout lorsqu’il se réfère à l’amour. J’ai été choqué. C’est la première fois que j’entends un philosophe parler d’amour. Quelle grossière erreur ! On ne peut rien fonder sur l’amour. L’amour n’appartient pas à la juridiction philosophique. L’amour n’est en rien un concept qui se trouve par le raisonnement ou l’analyse. Je refuse que ce Yéchoua bâtisse quoi que ce soit là-dessus.
Pour la première fois, je me piquai au jeu de répondre, car les affirmations ronflantes de Craterios m’agaçaient.
— C’est peut-être l’intérêt de ce qu’il dit, justement ! Qu’il parle d’amour ! Quand je vois à quoi la seule raison te conduit, toi, je ne trouve pas motif à fierté, non ?
— Mais Pilate, qu’est-ce qui te prend ?
— Tu m’épuises, Craterios, tu n’es qu’une imposture ! Tu passes pour un sage alors que tu n’as jamais tendu la main à personne, jamais donné un sou à personne, jamais souri à personne, jamais apporté le moindre réconfort à quiconque. Tu causes, tu causes, et ton action se résume au bruit que tu fais ! Tes raisonnements, lorsqu’ils sont adressés aux autres, ont pour but essentiel de choquer ; lorsqu’ils sont adressés à toi-même, de faire sentir le poids de ton intelligence. Tu es vain ! Tu es Athènes ! Tu es Rome ! Tu ne penses qu’à toi, tu ne parles que de toi, tu n’es rien d’autre qu’une boursouflure !
Craterios sauta de la table et lâcha un pet.
— Enfin ! Je suis content que tu sortes de ta réserve, Pilate : j’avais l’impression que tu étais mort.
— Craterios, ne fais pas semblant de contrôler la situation ni d’avoir voulu ma colère ! Et si tu me parles de Yéchoua, réponds à la seule question essentielle qui se pose à son sujet : est-il ressuscité, oui ou non ?
Craterios posa sa grosse main sur mon front.
— Mon pauvre Pilate, cela fait trop longtemps que tu demeures en Palestine : le soleil a fini par avoir raison de toi.
— Est-il ressuscité, oui ou non ? Est-il seulement un sage ou bien le Fils de Dieu ? Est-il le Messie ?
À ma propre surprise, je hurlais, au bord des larmes, sans pouvoir me contrôler.
Craterios dit, en se grattant pensivement la couille gauche :
— Personne n’a jamais ressuscité.
Je ne pus m’empêcher de lui aboyer aux oreilles :
— Comment peux-tu savoir à l’avance ce qui est vrai et ce qui n’est pas vrai ? Ce qui est possible et n’est pas possible ? Crois-tu vraiment tout savoir du monde créé ? Avant que tu vives, qui aurait pu imaginer qu’il existerait un individu aussi répugnant et inutile que Craterios ?
Et je quittai la pièce, sans me retourner sur le philosophe de notre enfance.
Je viens de préparer une besace de voyage ; j’ai emprunté un manteau de pèlerin ; dès que j’aurai terminé cette lettre, je partirai à la recherche de Claudia sur la route de Nazareth.
Je ne sais si je pourrai t’écrire. Je tâcherai de le faire lorsque je m’arrêterai dans les auberges.
J’ignore à la rencontre de quoi je vais, mais une chose est certaine : j’y vais. Porte-toi bien.