De Pilate à son cher Titus

J’ai trouvé !

Ton frère est redevenu ton frère, la logique l’a emporté. Mon esprit est en ordre. Il ne me reste plus qu’à en mettre dans le pays.

Le surnaturel a disparu. Les faits ne s’opposent plus à la raison ; au contraire, ils déroulent le fil d’une machination astucieuse, tortueuse, implacable, une véritable intrigue orientale qui ferait le bonheur d’un poète. Tout danger n’est pas encore écarté en Palestine, mais s’éloigne, en tout cas, le danger de perdre l’esprit. Lorsque tu auras fini ma lettre, tu découvriras qu’il n’y a pas de mystère Yéchoua ; il ne subsiste qu’une affaire Yéchoua. Encore n’est-ce qu’une question d’heures…

La solution me fut suggérée par Craterios sans que celui-ci s’en rendît compte. Ne respectant pas la consigne de nos armées, il mangeait, assis en tailleur, au milieu de la cour, tandis que mes soldats criaient : « Chien ! Sale chien ! Va au réfectoire ! À la cuisine. » Lui, continuant à s’empiffrer, leur répondait calmement : « Vous êtes les chiens ! Vous rôdez autour de moi lorsque je sors ma nourriture. » J’arrivai au moment où il risquait d’en venir aux mains avec Burrus. Nous nous dirigeâmes vers les thermes.

Le marbre fumait de vapeur.

— J’aime les bains car là, au moins, la nudité rend les hommes égaux. Plus de toge et de pourpre pour hausser les uns et écraser les autres.

Naturellement, Craterios trouva encore le moyen de provoquer un scandale en apostrophant des jeunes hommes aux corps huilés, superbes, qui, visiblement épris d’exercices athlétiques, s’entraînaient à lutter et soulever des poids.

— Les beaux hommes dépourvus de culture sont comme des vases de marbre remplis de vinaigre. Vous me faites pitié ! Vous passez plus de temps à vous entraîner à devenir coureur, lanceur, qu’à devenir honnête homme. Que mettra-t-on comme épitaphe sur votre tombe ? Il était musclé ?

Il agressa ensuite un garçon un peu efféminé qui regardait avec trop d’intérêt les athlètes.

— La nature t’a fait homme. Tu veux empirer ton cas en devenant une femme ?

Lorsque je réussis enfin à l’isoler dans la salle de vapeur, nous avons parlé. Il me redit son intérêt croissant pour Yéchoua, qu’il tenait pour un philosophe de première valeur, disciple de Diogène puisque son idéal était de parcourir les routes pour provoquer les hommes, les désarçonner dans leurs certitudes.

— Comme Diogène, il a abandonné tous ses biens, abandonné sa famille. Il vivait en nomade, acceptant les aumônes. Il faisait table rase des coutumes, des conventions, il ne reconnaissait aucune loi préétablie, il estimait que la vertu est la seule richesse. Je te le dis, Pilate, ce Juif avait choisi, comme moi, à l’exemple de Diogène, le raccourci du chien.

— Comment comprends-tu sa mort sur une croix ?

— Il n’y a rien à comprendre. Le vrai sage ne craint pas la mort car il sait qu’elle n’est rien. La conscience ne souffre pas puisqu’elle a disparu. Avec la chair qui pourrit, c’est l’esprit qui pourrit aussi, et les désirs, et l’angoisse. Notre disparition, nous privant de toute possibilité de souffrance, doit être attendue comme une béatitude. C’est d’ailleurs le seul moyen d’être sage : envisager la mort comme une fête.

Je lui appris alors la suite de l’histoire, la disparition du cadavre, puis la résurrection du mort, ses apparitions successives. Il haussa les épaules.

— Impossible !

— C’est ce que je me dis aussi. Mais comment expliquer qu’il circule, alors ?

— Très simplement : s’il est toujours vivant, c’est qu’il n’était pas mort sur la croix.

Je ne trouvai pas tout de suite sa consistance à l’affirmation de Craterios. Il fallut un détail, un étrange détail. De la salle moyenne nous parvinrent des cris de protestation. Je m’y rendis et découvris que les jeunes gens insultaient un vieillard, ou plutôt un squelette couvert de peau flasque, qui descendait dans la piscine aux carreaux bleu crétois. Son corps portaient des escarres, des croûtes, certaines encore purulentes.

Les jeunes gens lui hurlaient de sortir, l’accusant de souiller l’eau avec ses blessures encore ouvertes, mais le vétéran de la centurie, trop occupé à avancer dans l’hostilité de l’eau froide, ne les entendait même pas.

C’est alors qu’une image me revint, une image qui ne m’avait pas frappé les jours précédents et qui, maintenant, m’arrivait tel un poing dans l’estomac : j’avais vu, lors de ma visite à la ferme de Yoseph d’Arimathie, un grand homme pâle et blessé autour duquel s’empressaient les servantes… Et si cela avait été Yéchoua ? Yéchoua convalescent, que ni les hommes de Caïphe ni moi n’avions reconnu puisque, bien évidemment, nous cherchions un mort ?

J’ai quitté les thermes pour travailler cette hypothèse et voici, mon cher frère, ce qu’à force d’enquêtes, je peux désormais, ce soir, te dévoiler.

Yéchoua est vivant. Il parle. Il marche. Il respire comme toi et moi tout simplement parce qu’il n’est pas décédé.

Revenons au jour de la crucifixion. J’envoie trois condamnés, deux voleurs et le Nazaréen sur le mont au Crâne vers midi. Yéchoua est le dernier à être hissé en croix ; on le cloue vers midi et demi. Or, cinq heures après, Yoseph d’Arimathie vient me prévenir au palais que Yéchoua ayant déjà trépassé, on pouvait l’enterrer. Cela m’arrange car les trois jours de la Pâque juive n’autorisent pas à exposer les morts. J’envoie Burrus vérifier le décès de Yéchoua. Il me le confirme. On achève alors les deux autres larrons et je donne l’autorisation de décrocher les corps pour les ensevelir.

Or, mon médecin est formel : on ne meurt pas si vite.

Sertorius m’a expliqué qu’un crucifié ne décède pas de ses plaies, aussi douloureuses soient-elles, ni même du sang perdu lorsqu’on le cloue aux poutres. Non, une crucifixion n’est pas une exécution mais un supplice. Le condamné meurt très lentement. Nos juristes ont proposé cette technique parce qu’une longue agonie donne le temps au criminel d’apercevoir l’horreur de ses actes. Selon Sertorius, qui aime les comparaisons médico-juridiques, la crucifixion a des vertus bien supérieures à la lapidation traditionnellement pratiquée par les Juifs. Certes, jeter des pierres aux condamnés permet aux villageois d’assouvir leur vengeance ou quelques pulsions violentes dont la purge est toujours utile, mais l’affaire est trop brièvement menée, un choc sur le crâne conduisant rapidement à la mort. La crucifixion vaut aussi mieux que le feu auquel on condamne l’homme convaincu d’adultère avec sa belle-mère, ou bien le plomb fondu dans la gorge, même si cette dernière méthode permet de conserver le cadavre et de l’exposer. La crucifixion, d’après tous nos experts, a le triple avantage de faire souffrir longtemps et de tuer quand même, tout en offrant un spectacle qui épouvante le peuple et le dissuade d’agir contre l’autorité. Sertorius ne tarissait pas d’éloges non plus sur ses vertus symboliques : lorsqu’on punit un bandit, on le cloue par les mains dont il se servait pour voler et les pieds qui lui permettaient de fuir. Bref, la crucifixion n’est pas juive, mais romaine.

De quoi meurt le crucifié ? D’asphyxie. Le poids de son corps pèse tant sur ses bras que cela lui comprime le thorax et tétanise les muscles. Il se contracte, éprouve du mal à respirer et étouffe lentement.

— Combien de temps prend l’asphyxie ?

— En moyenne ? C’est difficile… il faut tenir compte de l’hémorragie, de l’inflammation des plaies, de la chaleur du soleil sur le crâne… on doit remarquer que certains poumons ou certaines têtes se congestionnent plus vite… Enfin, on peut dire qu’en moyenne, le crucifié met trois jours à mourir.

— Trois jours ?

— On raconte que des sujets particulièrement robustes ont râlé pendant dix jours avant de rendre leur dernier souffle, mais cela reste exceptionnel.

— Cinq heures de crucifixion paraissent donc insuffisantes ?

— Ridiculement courtes. On a déjà vu des crucifiés décrochés après une journée entrer en convalescence et se porter rapidement comme des charmes, excepté quelques séquelles. Aussi est-ce pour cela que l’on a inventé le bris de tibias.

Le médecin fouilla dans ses accessoires et me rapporta un corps de cire rivé sur une croix. Il s’agissait d’une maquette pas plus haute que ma jambe. Sertorius accrocha la croix à un clou, sur le mur, puis saisit une hache.

— Vois ce mannequin que j’ai fait mouler pour mes cours. Grâce à son appui sur les pieds cloués, le crucifié ne fait pas porter tout le poids de son corps sur ses bras. Tant qu’il a des forces, il peut se maintenir sur ses jambes, et respirer encore. Aussi, si l’on veut le faire mourir rapidement, on lui coupe les tibias.

D’un coup de hache, il brisa les jambes du mannequin. La marionnette s’affaissa, tenue uniquement par ses poignets cloués.

— L’étouffement se produit vite. On pratique le bris de tibias par sécurité avant de déclouer qui que ce soit.

Je convoquai alors Burrus, le centurion qui avait été chargé de la vérification. Celui-ci rapporta qu’il avait coupé les tibias des deux voleurs, qui vivaient et juraient encore, mais qu’il n’avait pas tranché les chevilles de Yéchoua puisque celui-ci était déjà mort.

— Comment pouvais-tu en être sûr ?

— On lui a enfoncé une lance dans le cœur et il n’a pas réagi.

— S’il n’avait été qu’évanoui, il n’aurait pas réagi non plus.

— Bien sûr, mais la lance, on la lui a enfoncée. Rien que ça, ça aurait suffi à le tuer.

Sertorius, comme moi, se montrait sceptique. Toute blessure n’est pas mortelle, nous avons fait assez de guerres pour le savoir.

Je convoquai alors dans l’atelier du médecin le soldat qui avait donné le coup, un petit Marseillais trapu avec une seule longue barre de sourcils très fournis au-dessus des deux yeux.

— Peux-tu nous montrer exactement ce que tu as fait ?

L’homme prit la lance, s’approcha du mannequin et frappa la poitrine. La cire commença par résister mais le soldat, pris au jeu de la reconstitution, l’enfonça alors violemment.

Il soupira de satisfaction.

— C’est rentré plus facilement. Mais en gros, c’est ça. Je l’ai frappé au cœur.

Je me tournai vers le médecin.

— Qu’en penses-tu ?

— Je pense d’abord que le cœur est de l’autre côté.

Nous sommes partis dans un grand éclat de rire. À chaque hoquet, mes douleurs des jours précédents s’envolaient. Plus nous nous esclaffions, plus je me libérais.

Le Marseillais se renfrogna en fermant les poings ; sous la grimace, son visage semblait encore plus obtus ; il avait moins de front qu’un singe.

— Mais enfin, je sais reconnaître un mort, tout de même !

— Ah oui ? dit mon médecin avec mépris. À quoi le reconnais-tu ? Moi-même je me trompe si je ne fais pas un examen précis.

— Je t’assure que je l’ai enfoncée fort, ma lance. Et profond. La preuve, c’est qu’il en est sorti du liquide. Ça a jailli.

— Jailli ? répéta le médecin. Eh bien, justement, un cadavre ne saigne pas. Il suinte tout au plus un sang épais, brunâtre, qui coule difficilement mais rien qui puisse gicler ! Nous pouvons donc être certains que le crucifié n’était pas mort lorsque tu as cru vérifier son décès.

— Mais mon coup l’aura achevé !

— Un coup de lance ne suffit pas. Raconte-nous plutôt comment tu as senti le corps lorsque tu l’as décroché. Était-il chaud ? Tiède ? Froid ? Encore souple ou déjà raide ?

Le Marseillais devint cramoisi, s’absorbant dans la contemplation du sol. Je pris le relais du médecin et lui ordonnai de répondre sans délai.

— Eh bien… c’est-à-dire. Ça nous aurait été difficile de nous rendre compte parce que, pendant ce temps-là… nous descendions les deux autres…

— Quoi ! Ce ne sont pas mes hommes qui ont décloué les condamnés !

— Ceux des côtés, ils n’avaient pas de famille, personne. Mais pour celui du milieu, le Nazaréen, il y avait plein de monde qui voulait s’en occuper… dont ce monsieur qui était venu te voir…

— Yoseph d’Arimathie !

— Oui, alors, comme on était pressés…

Je ne saurais te dire, mon cher frère, si j’étais alors furieux ou soulagé. Jouant la colère, j’ai bouclé ces hommes au cachot du fort Antonia, le préfet se devant de punir tout laxisme dans l’exécution de ses ordres. Mais je supporterais mieux de perdre mon autorité que ma raison ; le soulagement de comprendre m’avait gagné. D’ailleurs, lorsque les autres soldats m’ont confirmé n’avoir pas touché le corps du Nazaréen, l’un d’eux, en voulant protester et se vanter de sa compétence, m’a encore éclairé :

— Oh, nous, on en a décloué deux pendant que les Juifs en déclouaient un seul. On voyait qu’ils n’avaient pas l’habitude. Ils ont dû s’y reprendre à trois fois pour le gros clou du pied. Nous, on sait y faire avec la viande morte, on y va carrément. Eux, ils le traitaient comme s’il pouvait encore sentir quelque chose.

Je me rends compte ce soir que j’ai un ennemi sur la terre de Palestine, un ennemi que je n’avais pas soupçonné, qui manipule Caïphe, moi, le sanhédrin, les disciples de Yéchoua, et peut-être Yéchoua lui-même : il s’agit de Yoseph d’Arimathie. Il prévoit, anticipe et brouille les pistes. Sachant que les trois jours de la Pâque juive n’autorisent pas à laisser un crucifié exposé, il comptait dès le départ utiliser cette astuce : Yéchoua, arrêté dans la nuit précédant les fêtes, puis jugé, condamné, n’aurait pas le temps de mourir sur le gibet ! Sur le chemin du supplice, il fait porter sa croix par un complice, sans doute pour épargner ses forces, peut-être pour lui glisser son plan à l’oreille. Cinq heures après, Yéchoua donne l’apparence de la mort et Yoseph bondit au palais me l’annoncer. Il délivre le moribond avec ses complices, l’emporte précautionneusement dans son propre tombeau, drogue les gardes de Caïphe pour qu’ils s’assoupissent et récupère dans la nuit son blessé. Il lui laisse trois jours de convalescence en le cachant parmi ses domestiques. Puis il commence à le faire réapparaître, toujours brièvement, toujours parcimonieusement, car le blessé demeure faible.

Mais Yoseph a peur que le Nazaréen ne décède. Ces jours-ci, il multiplie les rencontres puis, autant par précaution que pour créer du mystère, décide d’aller le cacher en Galilée. Parce que le Nazaréen est en mauvaise santé, Yoseph va bientôt lancer le bruit que Yéchoua risquera une dernière apparition avant de rejoindre le Royaume de son Père.

Si je ne le prends pas de vitesse, Yoseph peut encore faire triompher l’idée que Yéchoua est le Messie. Si, dans les jours qui viennent, il consolide la rumeur de la résurrection, c’est la face du monde qui sera changée, ce sont tous les autres cultes qui seront mis à bas, et c’est la philosophie juive qui couvrira les terres et les océans de sa fumée.

Cette nuit, mes hommes parcourent la Palestine pour mettre la main sur l’imposteur Yoseph et son complice Yéchoua. Ce que je croyais n’être qu’une petite affaire galiléenne pourrait devenir un complot contre le monde entier et attenter à l’idée que l’humanité se fait d’elle-même.

Rassure-toi, ton frère s’est ressaisi. Lorsque tu recevras ma lettre, tout sera sans doute apaisé. J’ai hâte de te le confirmer. En attendant, porte-toi bien.