Confession d’un condamné à mort le soir de son arrestation

Dans quelques heures, ils vont venir me chercher.

Déjà ils se préparent.

Les soldats nettoient leurs armes. Des messagers s’éparpillent dans les rues noires pour convoquer le tribunal. Le menuisier caresse la croix sur laquelle je vais sans doute saigner demain. Les bouches chuchotent, tout Jérusalem sait déjà que je vais être arrêté.

Ils croiront me surprendre… je les attends. Ils cherchent un accusé, ils trouveront un complice.

Mon Dieu, faites qu’ils ne soient pas modérés ! Rendez-les sots, violents, expéditifs. Épargnez-moi la fatigue de les exciter contre moi ! Qu’ils me tuent ! Vite ! Et proprement !

Comment tout cela est-il arrivé ?

J’aurais pu être ailleurs, ce soir, à festoyer dans une auberge à puces, au milieu des pèlerins, comme tout Juif à la Pâque. Je serais reparti dimanche à Nazareth avec l’allégresse tranquille du devoir accompli. Dans une maison que je n’ai pas, m’auraient peut-être attendu une femme que je n’ai pas non plus, et derrière la porte, ravies de revoir leur père, des petites têtes bouclées et souriantes. Voici à quoi ce rêve m’a réduit : attendre en ce jardin une mort que je redoute.

Comment cela commença-t-il ? Y a-t-il un début au destin ?

J’ai vécu une enfance rêveuse. À Nazareth, chaque soir, je m’envolais au-dessus des collines et des champs. Lorsque tout le monde dormait, je passais la porte silencieuse, j’ouvrais les bras, je prenais mon élan et mon corps s’élevait. Je me souviens très bien de la résistance de l’air sous mes coudes, un air plus compact, plus solide et consistant que l’eau, un air embaumé de l’odeur humide des jasmins qui me portait sans un souffle de vent. Souvent, par paresse, je traînais ma paillasse jusqu’au seuil et je planais, étendu sur elle, au-dessus de la campagne grise. Les ânes dressaient la tête pour regarder, de leurs beaux yeux noirs de filles, mon navire passer au milieu des étoiles.

Et puis il y eut cette partie de chat perché. Après, plus rien ne fut jamais semblable.

À la sortie de l’école, nous ne pensions qu’à faire courir nos jambes. Nous étions quatre inséparables, Mochèh, Ram, Kèsed et moi. Dans la carrière de Gzeth, nous avons commencé à jouer. Éprouvant comme jamais l’envie de gagner, je me mis à grimper sur une immense pointe rocheuse, les prises s’enchaînaient, je ne respirais même plus, je montais, je montais et je me retrouvai sur la plate-forme, seize coudées au-dessus du sol. En bas, mes camarades n’étaient plus que des calottes de cheveux avec des petits pieds autour. Ils ne me trouvaient pas. Devenu inaccessible, je ne participais plus au jeu. Au bout de quelques minutes, je poussai un grand cri pour signaler ma présence. Ils se cassèrent le cou, m’aperçurent et applaudirent.

— Bravo Yéchoua ! Bravo !

Jamais ils ne m’auraient cru capable d’aller si haut. J’étais heureux. Je savourais ma victoire.

Puis Kèsed cria :

— Maintenant viens avec nous ! On s’amuse mieux à quatre.

Je me levai pour redescendre et là, la peur me saisit. Je ne voyais absolument pas comment revenir… Accroupi, je palpai le rocher par lequel j’étais venu : lisse. Je suais. Comment faire ?

Soudain la solution m’apparut : Il suffisait que je vole. Comme chaque nuit.

Je m’approchai du bord, les bras écartés… L’air n’était pas dense, liquide sous mes bras, comme dans mon souvenir… Je ne me sentais plus porté, au contraire, c’étaient mes épaules, mes seules épaules, qui soutenaient avec peine le poids de mes bras tendus… Du bronze… D’ordinaire, il suffisait que je soulève légèrement les talons pour décoller mais là, mes pieds, rebelles, restaient au sol… Pourquoi étais-je subitement si lourd ?

Le doute fondit sur moi, me plombant les épaules. Avais-je jamais volé ? N’était-ce pas un rêve, un pur rêve ? Tout se brouilla.

Je me réveillai sur le dos de mon père, Yoseph, que Mochèh était allé chercher en hâte. J’avais perdu conscience. Mon père descendait le rocher, sachant trouver les prises imperceptibles.

En bas, il m’embrassa. Mon père était ainsi : tout autre m’aurait grondé, lui m’embrassait.

— Au moins, tu as appris quelque chose aujourd’hui.

Je lui souris mais je ne saisis pas tout de suite ce que j’avais appris.

Je le sais maintenant : je venais de quitter l’enfance. Démêlant les fils des songes et de la réalité, je découvrais qu’il y avait d’un côté le rêve, où je planais mieux qu’un rapace, et d’un autre côté le monde vrai, dur comme ces pierres sur lesquelles j’avais failli m’écraser.

J’avais aussi entrevu que je pouvais mourir. Moi ! Yéchoua ! D’ordinaire, la mort ne me concernait pas. Oh, bien sûr, çà et là, je croisais des cadavres à la cuisine et dans les cours des fermes, mais quoi ? C’étaient des animaux ! De temps en temps, on m’annonçait qu’une tante, qu’un oncle venaient de décéder, mais quoi ? Ils étaient des vieillards ! Ce que moi je n’étais et ne serais jamais. Ni bête, ni vieillard. Non, moi j’étais parti pour vivre toujours… Moi, je m’estimais impérissable, je ne trouvais la pourriture nulle part en moi… Je n’avais rien à voir avec la mort. Et pourtant, là, chat perché sur mon rocher, j’avais senti son souffle humide sur ma nuque. Dans les mois qui suivirent, j’ouvris des yeux que j’aurais préféré garder fermés. Non, je n’avais pas tous les pouvoirs. Non, je ne savais pas tout. Non, je ne m’avérais pas immortel. En un mot : je n’étais pas Dieu.

Car je crois que, comme tous les enfants, je m’étais d’abord confondu avec Dieu. Jusqu’à sept ans, j’avais ignoré la résistance du monde. Je m’étais senti roi, tout-puissant, tout-connaissant et éternel… Se prendre pour Dieu, le penchant le plus ordinaire des enfants heureux.

Grandir fut rapetisser. Grandir fut une chute. Je n’appris la condition d’adulte que par les blessures, les violences, les compromis et les désillusions. L’univers se désenchanta. Qu’est-ce qu’un homme ? Simplement quelqu’un-qui-ne-peut-pas… Qui-ne-peut-pas tout savoir. Qui-ne-peut-pas tout faire. Qui-ne-peut-pas ne pas mourir. La connaissance de mes limites avait fêlé l’œuf de mon enfance : à sept ans, je cessai définitivement d’être Dieu.

 

Le jardin demeure paisible ce soir, banal comme une nuit de printemps. Les grillons chantent l’amour. Les disciples dorment. Les peurs que je ressens n’ont pas d’échos dans l’air.

Peut-être l’escorte n’a-t-elle pas encore quitté Jérusalem ? Peut-être Yehoûdâh a-t-il eu peur ? Va, Yehoûdâh, dénonce-moi ! Confirme-leur que je suis un imposteur, que je me prends pour le Messie, que je veux leur arracher le pouvoir. Charge-moi. Appuie leurs pires soupçons. Vite Yehoûdâh, vite. Et qu’ils m’arrêtent et m’exécutent, vite.

Comment se font les choses ?

Comment en suis-je arrivé là ?

 

Ce sont les autres qui m’ont annoncé mon destin ; ils savaient lire le parchemin que j’étais et qui, pour moi, restait indéchiffrable. Oui, toujours, ce sont les autres qui m’ont diagnostiqué, comme on repère une maladie.

— Que veux-tu faire plus tard ?

Un jour, mon père vint me chercher sous l’établi, dans les blonds copeaux, là où, sous un rayon d’or, je rêvassais en laissant couler la sciure entre mes doigts.

— Que veux-tu faire plus tard ?

— Je ne sais pas… Comme toi ! Menuisier ?

— Et si tu devenais rabbi ?

Je le regardai sans comprendre. Rabbi ? Le rabbi de notre village, rabbi Isaac, m’apparaissait si vieux, si branlant avec sa barbe moisie, sans doute plus ancienne que lui, que je ne pouvais m’imaginer ainsi. Et puis, il me semblait que l’on ne devenait pas rabbi ; on l’était dès le départ ; on naissait rabbi. Moi, je n’étais né que Yéchoua, Yéchoua ben Yoseph, Yéchoua de Nazareth, c’est-à-dire bon à pas grand-chose.

— Réfléchis bien.

Et mon père reprit le rabot pour dégrossir une planche. J’étais d’autant plus étonné par sa proposition qu’à l’école biblique les journées ne se passaient pas sans heurts. Si Mochèh, Ram, Kèsed n’exigeaient jamais d’explications et retenaient sans broncher ce que l’on nous donnait à apprendre, on m’appelait « Yéchoua aux mille questions ». Tout déclenchait mes interrogations. Pourquoi ne pas travailler le jour du Sabbat ? Pourquoi ne pas manger du porc ? Pourquoi Dieu punit-il au lieu de pardonner ? Comme les réponses ne me satisfaisaient pas, notre instructeur se retranchait derrière un « C’est la loi » définitif. J’insistais alors : « Qu’est-ce qui justifie la Loi ? Qu’est-ce qui fonde la tradition ? » Je demandais tant d’éclaircissements, que, parfois, on m’interdisait de parole pour une journée entière. J’avais besoin que tout ait un sens. J’avais trop soif.

— Papa, rabbi Isaac pense-t-il du bien de moi ?

— Beaucoup. C’est lui qui est venu me parler hier soir.

Cela m’étonna davantage. À force de harceler le rabbi Isaac, j’avais cru lui faire sans cesse toucher les arêtes de son ignorance.

— Le saint homme estime que tu ne trouveras la paix que dans une démarche religieuse.

Cette remarque m’impressionna plus que les autres. La paix ? Moi, rechercher la paix ?

Néanmoins, la phrase avait été prononcée. Elle me revenait en tête chaque jour : « Et si tu devenais rabbi ? »

Peu après, mon père mourut. Il tomba d’un coup, sous le soleil de midi, alors qu’il livrait un coffre à l’autre bout du village ; son cœur s’était arrêté sur le bord du chemin.

Je sanglotai éperdument pendant trois longs mois. Mes frères et mes sœurs avaient séché leurs larmes, ma mère aussi, soucieuse de ne pas nous attrister, mais moi je ne pouvais pas m’interrompre, je pleurais l’absent bien sûr, ce père au cœur plus tendre que le bois qu’il sculptait, mais surtout je souffrais de ne pas lui avoir dit que je l’aimais. J’en venais presque à souhaiter qu’au lieu de cette mort rapide, il eût traversé une longue agonie : au moins aurais-je pu lui répéter mon amour jusqu’à son dernier souffle.

Le jour où je cessai de gémir, je n’étais plus le même. Je ne pouvais rencontrer personne sans lui confier que je l’aimais. Le premier à qui j’infligeai cette déclaration, mon camarade Mochèh, devint violet.

— Mais pourquoi dis-tu des stupidités pareilles ! ?

— Je ne dis rien de stupide. Je te dis que je t’aime.

— Mais on ne dit pas ces choses-là !

— Et pourquoi ?

— Ah, Yéchoua, ne fais pas l’imbécile !

« Idiot, crétin, niais », je rentrais chaque soir les poches pleines de nouvelles insultes. Ma mère tenta de m’expliquer qu’il y avait une loi non écrite qui obligeait à taire les sentiments.

— Laquelle ?

— La pudeur.

— Mais maman, il n’y a pourtant pas de temps à perdre pour leur dire qu’on les aime : ils peuvent tous mourir, non ?

Elle pleurait doucement lorsque je disais cela, me caressant les cheveux pour apaiser mes pensées.

— Mon petit Yéchoua, il ne faut pas trop aimer. Sinon tu vas beaucoup souffrir.

— Mais je ne souffre pas. Je suis indigné.

Car chaque jour m’apportait de nouveaux arguments pour nourrir ma rage.

Mes colères avaient des noms de femme, Judith, Rachel…

Judith notre voisine, dix-huit ans, s’était prise d’affection pour un Syrien ; lorsqu’il vint la demander en mariage, ses parents refusèrent : leur fille n’épouserait pas un homme qui ne vit pas sous la loi juive. Ils enfermèrent l’adolescente chez eux. Une semaine plus tard, Judith se pendait.

Rachel avait été mariée de force à un riche propriétaire de bétail, un homme plus âgé qu’elle, ventru, fessu, poilu, rougeâtre, énorme, intolérant, qui la battait. Il la trouva un jour dans les bras d’un jeune berger de son âge. Tout le village lapida l’adultère. Elle mit deux heures à mourir des pierres qu’on lui jetait. Deux heures. Des centaines de pierres sur une chair de vingt ans. Rachel. Deux heures. C’est comme cela que la loi d’Israël protège les mariages contre nature.

Tous ces crimes avaient un nom : la Loi.

Et la Loi avait un auteur : Dieu.

Je décidai donc que je n’aimerais plus Dieu.

Accusant Dieu de toutes les sottises, toutes les malversations des hommes, aspirant à un monde plus juste, plus aimant, je retournais l’univers, la preuve de sa nullité ou de sa paresse, contre Dieu, et j’instruisais son procès du matin au soir.

Ce monde me révoltait. Je m’étais attendu à ce qu’il fut beau comme une page d’écriture, harmonieux comme un chant de prière, j’avais espéré de Dieu qu’il se montrât un meilleur artisan, soigneux, attentif, qui soignerait les détails autant que l’ensemble, un Dieu soucieux de justice et d’amour. Or Dieu ne tenait pas ses promesses.

— Tu me fais peur, Yéchoua. Qu’est-ce qu’on va faire de toi ?

Rabbi Isaac se lissait la barbe.

Qu’allait-on faire de moi ? Devant le mal, la colère ne me quittait plus. De tous les sentiments, celui que j’ai le plus longuement éprouvé fut sans doute la colère, une indisposition à l’injustice, un refus de pactiser ; je n’accepte pas les choses telles qu’elles sont, je les veux telles qu’elles doivent être. Qu’allait-on faire de moi ?

Je rouvris l’atelier de mon père. En tant qu’aîné, je devais faire vivre mes frères et sœurs. Je lissais et assemblais des planches pour construire des coffres, des portes, des charpentes, des tables ; j’y arrivais moins bien que papa mais, seul menuisier du village, je ne pâtissais pas de la concurrence.

L’atelier devint, selon le mot de ma mère, le temple des pleurs. À la moindre contrariété, les habitants du village venaient m’y raconter leurs difficultés. Je ne leur disais rien ; j’écoutais, j’écoutais pendant des heures, une simple oreille ; à la fin, je trouvais les quelques mots gentils que m’inspirait leur situation ; ils repartaient soulagés. Cela devait les rendre indulgents pour mes planches mal équarries.

Ils ne se doutaient pas que l’entretien me faisait autant de bien qu’à eux, il dissipait ma colère. En essayant d’emmener les Nazaréens dans une région de paix et d’amour, j’y allais moi-même. Ma révolte s’effaçait devant la nécessité de continuer à vivre, d’aider l’autre à vivre. Je m’apercevais que Dieu était à faire.

C’est à cette époque que les Romains parcoururent la Galilée et que je découvris que j’étais juif. Juif, il fallait que je le reçoive comme une insulte pour m’en rendre compte. À Nazareth, ils ne stationnèrent que le temps d’une halte pour boire, mais ils le firent avec l’arrogance, crachat aux lèvres, de ceux qui se jugent supérieurs, de ceux qui s’estiment nés pour dominer. Des autres villages nous arrivaient le bruit de leurs exploits, le nombre de patriotes tués, de filles violées, de maisons mises à sac. Notre peuple fut toujours soumis à de multiples invasions, dominations, tutelles, comme si notre situation la plus courante devait être celle d’occupés. Israël a la mémoire de ses malheurs et je me dis même, certains soirs tristes, que si Israël n’avait sa foi, il ne serait peut-être que cette mémoire de ses malheurs. Quand les Romains eurent traversé et humilié la Galilée, je devins un vrai Juif. C’est-à-dire que je me mis à attendre. Attendre le sauveur. Les Romains humiliaient nos hommes, humiliaient nos croyances. À la honte que j’éprouvais, je ne trouvais que cette réponse active : espérer le Messie.

Les messies pullulaient en Galilée. Il ne se passait pas six mois sans qu’il en apparaisse. Invariablement, le sauveur arrivait sale, décharné, le ventre creux, le regard fixe, doté d’un bagou à se faire écouter des libellules. On ne le prenait pas bien au sérieux, mais on l’écoutait quand même, « au cas où », comme disait ma mère.

— Au cas où quoi ?

— Au cas où ce serait le vrai.

Chaque fois il annonçait la fin du monde, des ténèbres auxquelles ne survivraient que les justes, une nuit qui nous débarrasserait de tous les Romains. Il faut avouer que, dans une vie de labeur constant comme la nôtre, il faisait bon s’arrêter un instant à écouter les récits incendiaires de ces illuminés. Ils avançaient tant de folies auxquelles l’on n’aurait jamais pensé, ils nous faisaient si peur le temps d’un discours, une peur sans conséquences, qu’ils constituaient notre spectacle préféré. Les meilleurs se montraient capables de faire pleurer la foule. Très prisés, ils nous marquaient peu. En fait, ils étaient des conteurs d’histoires et les Juifs adorent les histoires.

Ma mère regardait mes meubles d’un air gentil et consterné.

— Tu n’es pas bien doué, Yéchoua.

— Je m’applique.

— Même en s’appliquant, un cul-de-jatte ne sautera pas un mur.

Je croyais que mon destin était de faire ce qu’avait fait mon père, abandonnant l’idée de devenir rabbi. Certes, je passais les longues heures de la sieste à prier et à lire, mais seul, librement, en multipliant les débats intérieurs. Beaucoup de Nazaréens me considéraient comme un mauvais pratiquant : j’allumais mon feu le jour du Sabbat, je soignais un petit frère ou une petite sœur malade le jour du Sabbat. Rabbi Isaac se désespérait de ces comportements tout en empêchant les autres de s’en agacer outre mesure.

— Yéchoua est plus pieux qu’il n’en donne l’apparence, laissez-lui le temps de comprendre ce que vous avez compris.

À moi, il parlait plus sévèrement :

— Sais-tu qu’on a lapidé des hommes pour ce que tu fais ?

— Quand vas-tu donc te marier ? ajoutait ma mère. Regarde Mochèh, Ram et Kèsed : ils ont tous des enfants déjà. Et tes plus jeunes frères m’ont déjà rendue grand-mère. Qu’est-ce que tu attends ?

Je n’attendais rien, je n’y pensais même pas.

— Allez, mon Yéchoua, hâte-toi de te marier. Il serait temps de te montrer un peu plus sérieux, maintenant.

« Sérieux ! » Alors, elle aussi, elle le croyait ! Comme tout le village, ma mère s’était mis dans la tête que j’étais un tombeur de femmes !

Le séducteur de Nazareth… Sous prétexte qu’on me voyait passer des heures à discuter ou me promener avec telle ou telle, on en avait conclu que j’avais dix liaisons. Il est vrai que j’aimais la compagnie des femmes et qu’elles aimaient la mienne. Mais nous ne disparaissions pas dans les buissons ou dans les granges pour nous frotter l’un contre l’autre, nous discutions. Rien d’autre. Nous discutions. Les femmes parlent plus vrai, plus juste : elles ont la bouche près du cœur.

Mochèh m’accueillait en ricanant.

— Tu ne vas pas me faire croire que vous ne faites rien ensemble ?

— Si. Nous parlons de la vie, de nos péchés.

— Oui, oui… Quand un homme parle à une femme de ses péchés, c’est généralement pour en rajouter un.

Ma mère s’inquiétait davantage.

— Quand vas-tu te marier ? Tu ne vas pas finir vieux garçon, tout de même ? Tu ne veux pas d’enfants ?

Non, en vérité, je ne rêvais pas d’enfants, je ne me sentais pas mûr pour engendrer, j’avais l’impression de demeurer un fils. Comment aurais-je pu prendre la main d’un enfant ? Pour l’emmener où ? Et lui dire quoi ?

Mais la pression s’exerçait continuellement, de la part de ma mère, mes sœurs, mes frères : pourquoi ne te maries-tu pas ?

Alors il y eut Rébecca.

Le sourire de Rébecca fendit l’air et vint se ficher en moi, me laissant paralysé, le cou en feu, la langue sèche. Elle s’empara de moi en une seconde. À quoi cela tenait-il ? Au noir bleuté de sa lourde natte ? À la blancheur du teint, tendre comme le cœur d’un liseron ? Aux yeux paisibles ? À sa démarche qui semblait regretter la danse ? À son corps svelte et souple qui jouait à apparaître puis disparaître sous sa tunique ? L’évidence s’imposa : Rébecca était plus femme que toutes les femmes, elle les résumait toutes, elle les dépassait toutes, c’était elle.

Je n’eus même pas besoin de faire ma cour. Mon attitude parla pour moi… Je crois qu’elle m’aima, elle aussi, au premier regard que je lui rendis. D’emblée, nous nous étions conquis.

Nos familles s’en rendirent vite compte et nous encouragèrent. Rébecca n’habitait pas Nazareth mais Naïn, dans une riche famille d’armuriers. Maman versa une larme de joie lorsqu’elle me vit consacrer mes économies à l’achat d’une broche en or : enfin son fils formulait les mêmes souhaits que tout le monde.

Un soir, pour faire ma demande, j’emmenai Rébecca dans une auberge au bord de l’eau. Là, sur une terrasse éclairée par des chandelles, à la fraîcheur des tilleuls, les tables attendaient les amoureux.

Se doutant de ce que j’allais lui proposer, Rébecca s’était parée plus que de coutume. Des bijoux encadraient son visage, comme de petites lampes destinées à l’éclairer elle et elle seule.

— Charité, s’il vous plaît !

Un vieillard et son enfant en guenilles tendaient leurs mains sales et cornées vers nous.

— Charité, s’il vous plaît !

Je poussai un soupir d’agacement.

— Repassez plus tard.

Le vieillard s’éloigna avec l’enfant.

On commença à nous servir. La chère était somptueuse, les poissons et les viandes agrémentés de mille détails qui chatouillaient le palais.

Le vieillard et l’enfant, assis au bord de la rivière, nous regardaient manger avec envie, guettant un signe pour nous rejoindre. Leurs yeux humiliés m’agaçaient tant que je me raidis le cou afin de ne plus me tourner dans leur direction.

Rébecca, le vin aidant, s’épanouissait, riait à tout propos. Moi aussi, entraîné dans cette griserie amoureuse, j’avais l’impression que nous constituions désormais le centre du monde, que jamais la terre n’avait porté un couple plus jeune, plus vif, plus beau que nous deux ce soir-là.

Au dessert, j’offris la broche à Rébecca. Était-elle émerveillée par le bijou ou le geste ? Elle fondit en larmes.

— Je suis trop heureuse, parvint-elle à prononcer.

Par contagion, je me mis aussi à pleurer. Et ces larmes, qui nous réunissaient, nous pressaient l’un contre l’autre en nous donnant violemment envie de faire l’amour.

— Charité, s’il vous plaît.

Le vieillard et l’enfant étaient revenus, mains tendues, affamés. Rébecca eut un petit cri de rage et appela aussitôt l’aubergiste, s’indignant qu’on ne puisse pas dîner tranquillement. Lâche, j’approuvai de la tête. À cet instant, je ne songeais qu’à Rébecca, au corps de Rébecca, aux jambes de Rébecca…

L’aubergiste les chassa à coups de torchon.

Rébecca me sourit.

Le vieillard et l’enfant avaient disparu dans la nuit de la faim.

Je regardai nos plats, encore pleins de tout ce que, repus, nous n’avions pas mangé, je regardai le joyau que je venais de donner à Rébecca, je regardai notre bonheur et je devins muet.

Il faisait froid subitement.

— Je te raccompagne.

Le lendemain, je rompais nos fiançailles.

Ce soir-là, au bord du fleuve, par l’euphorie énamourée qui nous collait l’un contre l’autre, j’avais découvert ce qu’il y a d’égoïste dans le bonheur. Le bonheur est à l’écart, fait de huis clos, de volets tirés, d’oubli des autres ; le bonheur suppose que l’on refuse de voir le monde tel qu’il est ; en un soir, le bonheur m’était apparu insupportable.

Au bonheur, je voulais préférer l’amour. Et surtout pas l’amour que j’éprouvais pour Rébecca, l’amour exclusif, partagé, tissé d’intérêts mutuels. Je ne voulais plus l’amour en particulier, je voulais l’amour en général. L’amour, je devais en garder pour le vieillard et l’enfant affamés. L’amour, je devais en dispenser à ceux qui n’étaient ni assez beaux, ni assez drôles, ni assez intéressants pour l’attirer naturellement, de l’amour pour les gens non aimables.

Je n’étais pas fait pour le bonheur. Et n’étant pas fait pour le bonheur, je n’étais donc pas fait pour les femmes. Malgré elle, Rébecca m’avait appris tout cela.

Six mois plus tard, elle se mariait avec un très beau cultivateur de Naïn dont elle devint la femme fidèle et amoureuse.

— Mon pauvre garçon : comment peux-tu être aussi intelligent et commettre autant de sottises ? disait ma mère. Je ne te comprends pas.

— Maman, je ne suis pas fait pour le cours ordinaire de la vie.

— Et pourquoi es-tu fait, mon Dieu, pourquoi ?

— Je l’ignore. Ce n’est pas grave. Le mariage n’était pas mon destin.

— Et qu’est-ce que c’est, ton destin, malheureux ? Qu’est-ce que c’est ? Si au moins ton père était toujours là…

 

Serais-je là, en ce jardin, à espérer et transpirer ma mort si papa était en vie ? Aurais-je osé ?

 

Tout en pratiquant la menuiserie, je devins à Nazareth une sorte de sage qu’on venait consulter, en cachette du rabbi, lorsqu’on était aux prises avec les difficultés de la vie. J’aidais les villageois à se mettre plus haut que les situations qu’ils vivaient.

Ainsi Mochèh, mon ami Mochèh, que je n’avais pas quitté depuis l’enfance, perdit son fils. Il était rare, dans notre village, qu’on vît un homme pleurer un enfant car les pères, sachant toute vie précaire, prenaient bien garde à ne pas trop s’attacher aux petits pendant leurs premières années.

Bouleversé, Mochèh vint sangloter à l’atelier.

— Pourquoi lui ? Il n’avait que sept ans.

Pauvre Mochèh, les paupières closes pour retenir ses larmes, Mochèh, la tête fermée comme un poing, des épingles à l’intérieur du crâne, Mochèh qui souffrait, qui n’acceptait pas cette mort, qui protestait.

— Pourquoi lui ? Pourquoi si jeune ? Il n’avait jamais péché : il n’avait pas eu le temps ! C’est injuste.

Injuste… Sa raison saignait : il voulait comprendre et n’y parvenait pas.

— Pourquoi Dieu l’a-t-il repris ? Est-ce que ça peut exister, un Dieu qui laisse périr les enfants ?

Je parlai doucement à Mochèh.

— N’essaie pas de saisir l’insaisissable. Pour supporter ce monde, il faut renoncer à toucher ce qui te dépasse. Non, la mort n’est pas une punition puisque tu ignores ce qu’est la mort. Tout ce que tu sais, c’est qu’elle te prive de ton fils. Mais où est-il ? Que sent-il ? Tu ne dois pas te révolter : tais-toi, n’argumente plus, espère. Tu ne sais pas et tu ne sauras jamais comment pense Dieu. Ce dont tu es sûr, c’est que Dieu nous aime.

— Un amour qui n’est pas juste.

— Qu’est-ce que la justice ? La même chose pour tous. Alors Dieu nous donne à tous, également, la vie puis la mort. Les différences dépendent des circonstances.

Peu convaincu, Mochèh ne voulait plus croire. En face du mal, sa foi démissionnait. Il revenait tous les jours à l’atelier, pleurait, tempêtait, et parfois s’agaçait de mon calme.

— Enfin, toi, tu n’éprouves rien ? Lorsque ton père est mort, tu as pleuré pourtant ! Qu’est-ce que tu pensais ?

— Lorsque papa est parti, je me suis dit que je n’avais plus une heure à perdre pour aimer ceux que j’aime. Comme toi, Mochèh, devant le mal, je souffre, cependant la souffrance n’est pas une occasion de haïr mais une occasion d’aimer.

Il releva la tête vers moi, semblant m’entendre enfin. Je continuai.

— Ton fils aîné est mort ? Aime-le encore plus. Et surtout aime les autres, ceux qui te restent, et dis-le-leur. Vite. C’est la seule chose que nous apprend la mort : qu’il est urgent d’aimer.

De ce jour, Mochèh cessa de pleurer. Certes, il ne cessa pas de regretter l’absent mais il convertit son désarroi en affection envers les siens. Rien ne supprime le chagrin ; mais le courage peut le rendre utile et bénéfique.

Quelques années passèrent.

Il me semblait que j’avais enfin trouvé ma place. Si mes meubles et mes charpentes ne s’étaient pas améliorés, mes conseils énormément. J’apaisais les villageois.

Le vieux rabbi Isaac s’étouffa sous le poids des ans et le Temple de Jérusalem nous envoya un nouveau prêtre, Nahoum, grand spécialiste des Écritures. En quelques semaines, il comprit qu’il y avait une autre voix que la sienne écoutée au village. Il se fit répéter mes conversations et pénétra, furieux, dans mon atelier.

— Qui es-tu pour croire que tu peux commenter les Écritures ! Qui es-tu pour donner des conseils aux autres ? As-tu fait une école rabbinique ? As-tu pratiqué les textes comme nous les avons pratiqués ?

— Mais ce n’est pas moi qui conseille, c’est la lumière qui brille au fond de mes prières.

— Comment oses-tu ? Tu n’es bon qu’à produire des copeaux et tu voudrais guider un peuple ? Tu n’as pas le droit de dire quoi que ce soit au nom des Écritures et encore moins au nom de Dieu ! Le Temple condamne les présomptueux de ton espèce. À Jérusalem, tu serais déjà mort lapidé !

Nahoum me fit peur.

Pendant quelques jours, je fermai l’atelier et allai m’isoler dans de longues promenades.

Nahoum avait sans doute raison : sans m’en rendre compte, j’étais devenu le conseiller spirituel du village, divisant ici, réconciliant là, attisant les justes colères, parlant au nom de Dieu… J’avais gagné cette influence si naturellement que je n’avais même pas conçu qu’elle fut exceptionnelle. Voilà que ce jeune rabbi me révélait que je péchais par aveuglement et par orgueil !

Lapidé ! Nahoum voyait juste. Ma singularité, mon opposition au Temple, cela devait me conduire à la lapidation.

Deux choses lui échappaient pourtant : que cette mort je la souhaiterais un jour et que les Romains importeraient à Jérusalem le supplice de la croix. C’est sur une poutre que, sans doute, j’agoniserai demain, une poutre préparée par un charpentier pour un autre charpentier…

 

— Sais-tu qu’on ne parle plus que de ton cousin Yohanân ?

Ma mère avait le regard brillant.

— Lequel ?

— Le fils d’Elisabeth, ma cousine, tu sais bien… On raconte qu’il est doué de la parole prophétique.

Elle tombait mal. J’avais épuisé toute la curiosité que je pouvais consacrer aux faux prophètes et aux soi-disant messies. J’essayais de trouver ma place dans ma propre vie.

Ma mère insistait. Était-ce par intérêt religieux ou par fierté familiale ? Elle revenait sans cesse sur ce cousin.

— Yohanân se tient au bord du Jourdain et lave de leurs péchés les hommes qui viennent le voir en leur mettant la tête sous l’eau. C’est pour cela qu’on l’appelle Yohanân le Plongeur.

Je rouvris mon atelier mais les villageois, effrayés par Nahoum, n’osaient plus y venir, même pour se procurer des planches.

Petit à petit, les gens me donnèrent des rendez-vous clandestins pour parler avec moi, comme avant. Nous nous retrouvions, à la fin du jour, loin du village, auprès du lac où j’avais le sentiment que la paix nous gagnait, que je saisissais dans les eaux mauves du crépuscule le silence réconfortant de Dieu, celui qu’on trouve au fond de la prière, comme deux mains jointes sous le ciel étoilé.

Nahoum l’apprit et vint hurler après moi.

Il me terrorisa.

N’étais-je pas devenu un monstre de vanité ? Était-il normal de prétendre trouver la vérité en moi et non plus dans les Livres ? Comment me fier autant à moi ? J’avais besoin de me purifier, j’avais besoin d’une aide, d’un guide, ou même d’un maître. Il fallait que j’aille voir Yohanân pour me laver de mes péchés.

 

J’ai suivi le cours sinueux du Jourdain.

Plus j’avançais, plus le chemin se grossissait de voyageurs, le flot des hommes s’épaississant plus vite que le fleuve, des marcheurs qui déboulaient de toutes parts, de Damas, de Babylone, de Jérusalem et d’Idumée.

À Béthanie, un campement s’était improvisé : quelques tentes, quelques feux, des familles entières, des centaines d’hommes et de femmes.

La silhouette de Yohanân le Plongeur se découpait au milieu des eaux basses, les jambes écartées, dans un enclos du fleuve dominé par les gorges rocheuses.

De grandes files de pèlerins se tenaient sagement, silencieusement, sur la berge. Seuls les appels criards des oiseaux traversaient les eaux.

Yohanân ressemblait à une caricature de prophète : trop maigre, trop barbu, trop hirsute, couvert d’immondes peaux de chameau autour desquelles bruissaient et voltigeaient des mouches attirées par la puanteur. Ses yeux immenses gardaient une fixité gênante. Sa rusticité paraissait tellement ostentatoire qu’elle sentait la pose. Humilié, j’assistais à la parodie de tout ce que je souhaitais, un simulacre de mes plus hautes aspirations.

Je détaillai la foule des pèlerins. Étonnamment, il n’y avait pas là que des Juifs, mais des Romains, des Syriens mercenaires, bref des gens qui n’avaient jamais pratiqué la Torah, ignorant tout de nos Écritures saintes. Que venaient-ils chercher ici ? Que pouvait leur promettre le Plongeur que leurs cultes ne leur donnaient pas ?

Je m’approchai des deux derniers pèlerins qui attendaient leur tour sur la berge.

— J’y vais, dit le gros.

— Moi, je n’y vais pas, répondit le maigre. Après tout, je ne vois pas pourquoi je me ferais purifier, je respecte tout de notre loi.

— Misérables ! Puits de prétentions et d’ordures !

La voix de Yohanân le Plongeur nous parvint, tonitruante. Il devait avoir une ouïe fine car on pouvait douter qu’à cette distance un homme, à travers l’air battu par les eaux du fleuve, pût entendre.

Yohanân le Plongeur vociférait à l’adresse de l’efflanqué :

— Engeance de vipère ! Sale porc ! Tu te crois pur parce que tu te tiens aux formes creuses de la Loi. Il ne suffit pas de se laver les mains avant chaque repas et de respecter le Sabbat pour se garder du péché. Ce n’est qu’en te repentant dans ton cœur que tu peux obtenir la rémission de ton péché.

Ce discours-là me toucha comme une piqûre de taon. N’était-ce pas ce que je pensais, tout seul, depuis des années ?

Yohanân le Plongeur continuait, son grand corps maigre secoué par la colère, une colère inépuisable, alimentée au sentiment de l’impiété. Il m’apparut clairement que, si Yohanân outrepassait le titre de prophète, il devait être un homme droit.

Le maigre pèlerin, surpris de déclencher un tel déluge d’invectives, regardait son compagnon, gêné, sans plus savoir quoi faire.

— Approche, hurla Yohanân.

L’homme fit quelques pas dans l’eau.

— Et nu ! Nu comme tu sortis du ventre de ta mère !

L’homme, sans comprendre lui-même pourquoi, obéit, se délesta de ses vêtements et avança vers Yohanân qui saisit son crâne dans sa grande main osseuse. Il regardait l’efflanqué dans les yeux, plus attentif que s’il y enfonçait un clou.

— Regrette tes péchés. Espère le Bien. Veux la rémission. Sinon…

Que se passa-t-il en l’homme, peur, acquiescement ? Toujours est-il qu’il sembla se livrer à un sincère repentir et Yohanân, après quelques secondes, l’enfonça durement sous l’eau, l’y maintint si longtemps que des bulles s’échappèrent du fond. Enfin, il le laissa remonter, haletant, à la surface.

— Va. Tu es pardonné.

L’homme regagna le rivage en titubant. Sitôt sur la terre ferme, il se recroquevilla, tête dans les genoux, et se mit à sangloter.

Son gros camarade se précipita pour le consoler mais l’efflanqué releva le front et murmura :

— Merci mon Dieu, merci… Merci pour la rémission de mes péchés. J’étais tellement impur.

Le crépuscule devint violet. Yohanân le Plongeur s’éloigna, se retirant dans une grotte où il passait ses nuits. Au campement, le soir, autour du feu, on m’apprit qu’il ne buvait que de l’eau et ne mangeait presque rien. J’admirai sa force d’âme car moi, je me sentais incapable de me priver de viande, de pain ou de vin.

— Mais pourquoi un homme saint comme lui porte-t-il une peau de chameau, s’exclama un pèlerin, c’est un animal impur comme le porc ou le lièvre ? C’est contre la Loi !

Je constatais que même ses plus grands admirateurs ne semblaient pas comprendre un message essentiel de Yohanân : seule l’observance, non de la lettre de la Loi, mais de son esprit, rend le cœur pur. Après le repas, je fis connaissance d’André et Syméon, ses jeunes disciples. Nous passâmes une partie de la nuit à parler de Yohanân, de son enseignement qui rompait avec le Temple, ce qui rendait sa situation fragile ; nous le comparions à ce que nous savions des moines du Qumran, ces Esséniens, qui eux aussi baignaient les pécheurs.

 

Le lendemain, je m’installai au bord de l’eau, sur un rocher d’où je pouvais observer Yohanân sans être vu de lui.

Il exigea de purifier d’abord les étrangers.

— Approchez, Romains. Et écoutez, vous, les Juifs, tâchez d’en tirer une leçon. Être juif ne suffit pas pour gagner son salut. Ne vous contentez pas de répéter « J’ai pour père Abraham », car Dieu peut faire naître des enfants d’Abraham de tous les pays du monde, et même des pierres.

Les cinq soldats romains avancèrent.

— Comment devons-nous nous comporter ?

— Ne faites violence ni tort à personne. Et contentez-vous de votre solde.

Puis il reçut les collecteurs d’impôts.

— N’exigez rien de plus que ce qui est fixé.

Puis de riches bourgeois.

— Celui qui a deux tuniques doit partager avec celui qui n’en possède aucune. Et celui qui a de quoi manger doit faire de même.

Lorsque le soleil était au plus haut, arriva une délégation en provenance de Jérusalem. Le Temple envoyait une commission de prêtres et de lévites pour enquêter sur Yohanân.

— Qui es-tu ?

— On m’appelle Yohanân le Plongeur.

— On dit que tu es le prophète Eliyyahou revenu à la vie.

— C’est ce qu’on dit. C’est ce que je n’ai jamais dit.

— D’autres colportent que tu es le Messie mentionné par les Écritures.

— Je ne suis pas le Messie mais celui qui l’annonce, la voix qui crie dans le désert : « Aplanissez le chemin du Seigneur. »

— Tu ne prétends donc pas être le Messie ?

— Je ne suis même pas digne de dénouer ses sandales. Lorsqu’il viendra, justice sera rendue, vengeance accomplie. Il brûlera les pécheurs comme on brûle la paille après l’avoir séparée du bon grain.

— Alors si tu n’es pas le Messie, ni Eliyyahou, pourquoi plonges-tu les corps dans l’eau ? Qui te donne le droit de les laver de leurs péchés ?

— Je précède le Christ. Il arrive. Au milieu de vous se tient celui qui vient et devant qui je m’effacerai ce soir.

Sur la rive, tout le monde se regarda : on se demanda si la parole de Yohanân était encore une parabole à interpréter ou si elle signifiait que le Messie se trouvait vraiment au bord du Jourdain.

— Je ne suis que l’éclaireur chargé de frayer le chemin du roi en frayant le chemin du repentir. Mais il va venir, il est bientôt là, le Fils de Dieu annoncé par le prophète Daniel.

La foule conclut que c’était une image. Quant à moi, j’avais ressenti un léger malaise : j’avais cru, un instant, que, malgré la distance, Yohanân le Plongeur m’avait fixé.

La commission repartit, rassurée, pour Jérusalem : finalement, ce Yohanân ne s’avérait qu’un illuminé pas trop dangereux ; tant qu’il restait au milieu de sa mare à enfoncer les pèlerins dans la vase, il ne disputait le pouvoir à personne.

Un nuage passa et j’entrai résolument dans l’eau pour me faire purifier par Yohanân. En me voyant avancer vers lui, Yohanân fronça les sourcils.

— Toi, je te reconnais.

— Je suis ton cousin, fils de Myriam qui est parente de ta mère Élisabeth.

Il grimaça, comme s’il ne comprenait pas ce que je lui disais. Je répétai lentement.

— Tu me reconnais parce que je suis ton cousin de Nazareth.

— Je te reconnais comme l’élu de Dieu.

Lui-même avait l’air surpris par ce qu’il disait. Il me contemplait comme une chose tout à fait extraordinaire. Et soudain, il se mit à hurler pour que chacun l’entende :

— Voici l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde.

Il avait vociféré cela avec une force telle que j’en devins muet. Je sentis que, sur les berges, la foule s’était immobilisée pour contempler la scène. Les regards pesaient sur moi. Je ne savais plus quoi dire ni quoi faire. Je murmurai rapidement :

— Plonge-moi vite, qu’on en finisse.

Mais Yohanân s’exclama, indigné :

— C’est moi qui ai besoin d’être purifié par toi ! C’est moi qui t’appelle de tous mes vœux et c’est toi qui viens à moi ! Je t’aime.

Ce fut trop. Mes jambes chancelèrent, je perdis pied et m’évanouis. Yohanân me ramena dans ses bras sur la rive. Là, André et Syméon s’occupèrent de moi, tâchant d’écarter la foule qui voulait voir à quoi je ressemblais. Les femmes racontaient qu’au moment où mon esprit m’avait quitté, une colombe était descendue du ciel pour se poser sur mon front.

Moi, naturellement, je n’avais rien vu.

C’est là, en vérité, que tout a commencé…

 

Une nuit bleue, belle et bête. Un silence qui insiste.

Cette attente me vide. Je préférerais parler, me battre, agir… Au lieu de cela, je tends la nuque et les oreilles vers le moindre bruit, guettant le cliquetis des armes. Quoique je n’aie pas hâte de mourir, ma patience s’épuise. Plutôt la mort que l’agonie. Pourquoi les soldats tardent-ils ? Il ne faut pas longtemps pour aller du Temple au mont des Oliviers…

 

Les renards possèdent des tanières, les oiseaux des nids, et moi, je n’ai aucun lieu où reposer ma tête.

Après mon évanouissement, André et Syméon me harcelèrent. Qui étais-je ? Qu’avais-je fait jusqu’ici ? Pourquoi Yohanân m’avait-il désigné comme l’Élu ?

— Je ne comprends pas ce qu’affirme Yohanân. Je ne suis qu’un mauvais charpentier et un mauvais croyant qui vient de Nazareth.

— Es-tu né à Nazareth ?

— Non. En fait, je suis né à Bethléem, mais c’est une histoire un peu compliquée…

— C’était écrit, Michée l’a annoncé : « L’Élu sortira de Bethléem. »

— Vous confondez !

— Es-tu descendant de David ?

— Non.

— Es-tu sûr ?

— C’est-à-dire… Il y a bien une vieille légende qui traîne dans la famille… qui voudrait que… Enfin, soyons sérieux ! Connaissez-vous une famille juive de Palestine qui ne prétende pas descendre de David ?

— C’est donc toi : l’Élu sera de souche davidique.

— Vous confondez !

— Qu’as-tu à nous enseigner ?

— Mais rien. Absolument rien.

— Nous estimes-tu indignes de toi ?

— Je n’ai pas dit cela !

— Pouvons-nous te suivre ? Te consacrer notre vie ?

— Hors de question !

Il n’y avait plus qu’une chose à faire : partir.

Je devais échapper aux bavardages, aux influences. Depuis trente ans, tout le monde avait un avis sur mon destin, sauf moi. Écrasé par les conseils, diagnostiqué comme très pieux par les uns ou impie par les autres, reconnu, ignoré, pressé, rappelé, retenu, adoré, insulté, moqué, vénéré, écouté, méprisé, interpellé, je n’étais plus un homme mais une maison vide que chacun meublait selon ses convictions. Je ne résonnais que du bruit des autres.

J’ai fui.

Je me suis enfoncé dans les terres incultes, là où il n’y a plus d’hommes, où la végétation est naturelle, sauvage, pauvre, où les points d’eau se raréfient, là où l’on ne risque plus les rencontres.

Dans le désert, je ne souhaitais qu’une seule rencontre : moi. J’espérais me découvrir au bout de cette solitude. Si j’étais bien quelqu’un ou quelque chose, je devais me l’apprendre.

D’abord, je ne trouvai rien. Je n’éprouvais que des sentiments impersonnels ; l’agacement, la fatigue, la faim, la peur du lendemain… Puis, après quelques jours, les salissures des dernières semaines s’éloignant, des habitudes frugales s’installant, je redevins l’enfant de Nazareth, cette attente pure de la vie, cet amour de chaque instant, cette adoration pour tout ce qui est. Je me sentais mieux mais je demeurais déçu. Ainsi, un homme, cela n’existait pas vraiment ? En grattant les oripeaux de l’adulte, on ne récupérait qu’un enfant ? Les années n’ajoutaient donc que des poils, de la barbe, des soucis, des querelles, des tentations, des cicatrices, de la fatigue, de la concupiscence, rien d’autre ?

C’est alors que je fis ma chute.

La chute qui bouscula ma vie. Qui me fit basculer.

Ce fut une chute immobile.

Je m’étais assis en haut d’un promontoire pelé. Il n’y avait rien à voir autour de moi que de l’espace. Il n’y avait rien à ressentir comme événement que le pur temps. Je m’ennuyais paisiblement. Je tenais mes genoux dans mes paumes, et là, subitement, sans bouger, j’ai commencé à tomber…

Je tombais…

Je tombais…

Je tombais…

Je dégringolais en moi. Comment aurais-je soupçonné qu’il y avait de telles falaises, un précipice aussi vertigineux, dans un seul corps d’homme ? Je traversais le vide.

Puis j’eus le sentiment de ralentir, de changer de consistance, de peser moins lourd. Je perdais ma différence d’avec l’air. Je devenais de l’air.

L’accélération me ralentissait. La chute m’allégeait. Je finis par flotter.

Alors, lentement, la transformation s’accomplit.

C’était moi et ce n’était pas moi. J’avais un corps et je n’en avais plus. Je continuais à penser mais je ne disais plus « je ».

J’arrivai dans un océan de lumière.

Là, il faisait chaud.

Là, je comprenais tout.

Là, j’éprouvais une confiance absolue.

J’étais parvenu aux forges de la vie, au centre, au foyer, où tout se fond, se fonde et se décide. À l’intérieur de moi, je ne trouvais pas moi, mais plus que moi, bien plus que moi, une mer de lave en fusion, un infini mobile et changeant où je ne percevais aucun mot, aucune voix, aucun discours, mais où je recevais une sensation nouvelle, terrible, géante, unique, inépuisable : le sentiment que tout est justifié.

Le bruit sec et furtif d’un lézard se faufilant dans les broussailles me fit sursauter. En un instant, j’étais remonté du cœur de la Terre.

Combien d’heures s’étaient écoulées ?

La nuit s’étalait en paix devant moi, comme un repos donné au sable brûlé, aux herbes sèches, récompense quotidienne.

J’étais bien. Je n’avais plus ni soif ni faim. Aucune tension ne me torturait. J’éprouvais un rassasiement essentiel.

Je ne m’étais pas trouvé, moi, au fond de ce désert. Non. J’avais trouvé Dieu.

Dès lors, chaque jour je refis le voyage immobile. Je grimpais sur le monticule et plongeais à l’intérieur de moi. J’allais vérifier le secret.

Je rejoignais l’insoutenable lumière, je me jetais dans ses bras où je passais un temps qu’on ne peut pas compter.

Cette clarté, je l’avais aperçue quelquefois, fugitivement, lors d’une prière d’enfance, sous l’éclat d’un regard, je savais qu’elle chauffait le monde, mais je n’avais pas imaginé qu’elle fut accessible. Il y a en moi plus que moi. Il y a en moi un être qui n’est pas moi et qui cependant ne m’est pas étranger. Il y a en moi un fond qui me dépasse et me constitue, un tout inconnu d’où part toute connaissance, une immensité incompréhensible qui rend possible toute compréhension, une unité dont je dérive, un Père dont je suis le Fils.

Au trente-neuvième jour de désert, je me décidai à revenir parmi les hommes, ravi d’avoir trouvé davantage que je ne l’espérais.

Cependant, au moment d’atteindre le cours frais et ombreux du Jourdain, je vis un serpent mort à terre. Il pourrissait, la gueule ouverte, attirant des colonnes de fourmis, mais les yeux jaunes de son cadavre semblaient encore se moquer.

Une pensée me frappa : et si j’avais été tenté par le diable ? Et si, pendant ces trente-neuf jours, j’avais cédé aux illusions de Satan ? Et si cette force qui me redressait n’était que l’action du Malin ?

Je devais passer une quarantième nuit au désert.

Ce fut la nuit de toutes les inversions. Ce qui me semblait clair me devenait obscur. Là où j’avais vu du bien, j’apercevais du mal. Lorsque j’avais cru repérer un devoir, je soupçonnais désormais la vanité, la présomption, l’arrogance fatale ! Comment pouvais-je croire être en relation avec Dieu ? N’était-ce pas une démence ? Comment pouvais-je avoir le sentiment de saisir ce qui est juste et ce qui ne l’est pas ? N’était-ce pas une illusion ? Comment pouvais-je m’attribuer le devoir de parler pour Dieu ? N’était-ce pas de la prétention ?

Je ne reçus jamais de réponses à ces questions. Simplement, au matin du quarantième jour, je fis le pari.

Je fis le pari de croire que mes chutes, lourdes méditations, me conduisaient à Dieu, non à Satan. Je fis le pari de croire que j’avais quelque chose de bien à faire. Je fis le pari de croire en moi.

 

Je ne savais pas encore que la suite des événements me forcerait à faire un pari encore plus grave, encore plus insensé, le pari qui, cette nuit, en ce jardin, me contraint à attendre ma mort.

Je rejoignis les pèlerins au bord du Jourdain en estimant légitime de parler au nom de la sagesse que j’avais trouvée au fond de mes prières.

André et Syméon m’attendaient au campement.

Lorsque je leur apparus, Syméon s’exclama en souriant, comme pour me tester :

— Qui es-tu ?

— À ton avis ?

— Es-tu envoyé par Dieu ?

— C’est toi qui l’as dit.

Cela nous suffit. Nous nous sommes tombés dans les bras, puis Yohanân le Plongeur me rebaptisa. Il pria André et Syméon, ses disciples préférés, de le quitter pour m’accompagner.

Les temps qui suivirent furent les plus heureux et les plus exaltants de ma vie. Je découvrais avec ivresse les secrets que Dieu avait déposés au fond de mes méditations et je tâchais de les exprimer au jour le jour. Tout à la joie de les apprivoiser, je n’en soupçonnais pas encore les conséquences.

André, Syméon et moi parcourions la Galilée verte, fraîche, fruitée. Nous vivions sans souci du lendemain, dormant à la belle étoile, mangeant ce que notre main saisissait sur les arbres ou ce que d’autres mains nous offraient. Avec Dieu, nous découvrions l’insouciance.

Lorsqu’une question se posait à nous, je m’écartais derrière un figuier ou un rocher et je descendais dans mon puits. J’en revenais toujours, sinon avec la réponse, du moins avec le sentiment qui devait inspirer la réponse.

J’avais retourné les cartes du monde. Les hommes jouaient mal : pensant devoir gagner, ils abattaient les mauvais atouts. La force. Le pouvoir. L’argent. Moi, je n’aimais que les exclus de cette partie stupide, les inadaptés, ceux que le jeu rejetait : les pauvres, les doux, les affligés, les femmes, les persécutés.

Les pauvres devinrent mes frères, mon idéal. Ils ne cherchent pas à se mettre à l’abri du besoin, car ce serait se mettre à l’abri d’eux-mêmes, non, ils aiment tant la vie qu’ils lui font confiance, estimant qu’il y aura toujours un homme qui passera pour jeter une pièce ou un bout de pain. Cette confiance, c’est de l’adoration. André, Syméon et moi, nous devînmes ainsi des errants qui recevaient des aumônes et distribuaient le surplus dans l’heure suivante. Car nous considérions que seule nous appartenait la part qui suffisait à nos besoins ; le reste était du luxe ; nous n’y avions aucun droit.

Il y avait tant de joie dans notre accomplissement que, naturellement, nous attirions de nouveaux jeunes gens et notre groupe s’agrandissait. Au grand scandale de certains, je m’adressais beaucoup aux femmes et je souhaitais qu’elles nous suivent. Car j’avais découvert, en descendant dans le puits d’amour, que les vertus que me donnait Dieu pour me guider n’étaient que des vertus féminines. Mon Père me parlait comme une mère. Il me montrait en exemple ces héroïnes anonymes, celles qui le réalisent, toutes ces donneuses de vie, donneuses d’amour, celles qui baignent les chairs des enfants, apaisent les cris, remplissent les bouches, ces servantes immémoriales dont les gestes apportent le confort, la propreté, le plaisir, ces humbles des humbles, guerrières du quotidien, reines de l’attention, impératrices de la tendresse, qui pansent nos blessures et nos peines. Mais mes disciples, en vrais mâles de la terre d’Israël, avaient du mal à accepter que les femmes pratiquent spontanément ce qui, à eux, leur coûtait tant de peines. Tout en tolérant mes rencontres avec les femmes et leur cohorte qui nous accompagnait, ils continuaient à se méfier d’elles ; sans doute, en cela, se méfiaient-ils aussi de leur désir.

J’observais les puissants, ceux pour qui tous les hommes n’ont pas la même valeur, et je découvris qu’ils possédaient un don que je n’avais pas : celui d’écraser les visages. Lorsqu’un collecteur d’impôts, par exemple, vient harceler les membres d’une famille nécessiteuse, il néglige leur souffrance et marche sur eux comme sur de la viande. Moi, je suis singulièrement dépourvu de ce don. En face d’un homme, je vois toujours un homme ; je ne peux le regarder sans percevoir le poids de sa vie, ses douleurs criées ou tues, ses espoirs, tout ce qui creuse, anime et vivifie les traits. Souvent, j’aperçois même davantage qu’un homme, je devine l’enfant derrière, et le vieillard devant, un chemin d’existence cahotant et fragile.

Rien ne peut être comparé à l’innocence joyeuse de ces premiers mois. Nous défrichions. Nous inventions une nouvelle manière de vivre. Nous abolissions la défiance. Nous ne pouvions que recevoir ou donner. Nous étions libres. Nous avions pris le large.

Aux yeux des puissants, nous étions des faibles qu’ils laissaient tranquilles car nous ne comptions pas. Ils se trompaient : réunis, nous allions pouvoir transformer le monde.

Nous continuions à parcourir les routes en accumulant ces richesses qu’aucun argent ne peut donner lorsque nos pas nous amenèrent à Nazareth.

Je retrouvai ma mère avec joie mais je refusai de séjourner chez elle, continuant à vivre en plein air, au milieu de mes amis.

Mes frères me convoquèrent à la maison où Yacob, mon cadet, se mit en colère.

— Yéchoua, tu nous fais honte ! Que tu quittes l’atelier de notre père pour devenir rabbin sans prévenir personne, passe encore. Mais tu couches dehors, tu mendies dans ton propre village, où tout le monde nous connaît, où nous vivons, où nous traitons nos affaires. Que va-t-on penser de nous ? Cesse immédiatement !

— Je ne changerai rien à ma vie.

— Si tu n’es plus capable de travailler, tu peux au moins coucher et manger à la maison, non ?

— Et mes amis ?

— Justement, parlons-en de tes amis. Une troupe de vagabonds, de paresseux, d’inutiles et de filles perdues ! On n’a jamais vu ça ici. Il vaudrait mieux qu’ils décampent.

— Alors, je partirai avec eux.

— Tu veux vraiment nous humilier jusqu’au bout ?

Le coup était parti. Mon frère m’avait giflé, lui-même surpris par sa violence et soudain, sur le visage de l’adulte excédé, j’aperçus l’inquiétude de l’enfant qui se demandait comment son aîné allait réagir.

Je m’approchai et lui dis avec tendresse :

— Frappe aussi la joue gauche.

Sous la provocation, les narines palpitantes de fureur, il s’apprêtait à frapper lorsque j’offris vraiment ma face gauche, montrant que je consentais à sa colère.

Il poussa un hurlement de rage, referma son poing et quitta la pièce. Mes autres frères et sœurs se mirent à m’insulter, comme si, en tendant l’autre joue, j’avais commis un acte pire que la claque de mon frère.

J’avais appliqué là un autre enseignement de mes voyages au puits sans fond : aimer l’autre au point de l’accepter jusque dans sa bêtise. Répondre à l’agression par l’agression, œil pour œil, dent pour dent, n’avait pour résultat que de multiplier le mal, et pis, de le légitimer. Répondre à l’agression par l’amour, c’était violenter la violence, lui plaquer sous le nez un miroir qui lui renvoie sa face haineuse, révulsée, laide, inacceptable. Mon frère en avait fui.

— Taisez-vous tous et laissez-moi seule avec Yéchoua.

Ils obéirent et m’abandonnèrent à ma mère.

Elle se jeta contre moi pour pleurer longuement. Je la serrai avec douceur, sachant que les larmes annoncent souvent les premiers mots de la vérité.

— Yéchoua, mon Yéchoua, je suis allée t’écouter ces jours-ci et je suis bien inquiète. Je ne te comprends plus. Tu t’es mis à parler sans cesse de ton père, à le citer, alors que tu l’as pourtant si peu connu.

— Le père dont je parle est Dieu, maman. Je le consulte au fond de moi lorsque je m’isole pour méditer.

— Mais pourquoi dis-tu « mon père » ?

— Parce qu’il est mon père comme il est le tien, et notre père à tous.

— Tu parles toujours en général. Tu dis qu’il faut aimer tout le monde mais toi, est-ce que tu aimes seulement ta mère ?

— Ce n’est pas difficile d’aimer les gens qui vous aiment.

— Réponds !

— Oui. Je t’aime, maman. Et mes sœurs et mes frères aussi. Mais cela ne suffit pas. Il faut aimer encore ceux qui ne nous aiment pas. Et même nos ennemis.

— Alors, reprends ton souffle, parce que, des ennemis, tu vas en avoir ! Te rends-tu compte où tu vas ? Quelle vie te prépares-tu ?

— Ma vie ne m’intéresse pas. Je ne veux ni vivre pour moi ni mourir pour moi.

— Quoi ! tu n’as pas de rêve personnel ?

— Aucun. Je veux juste témoigner. Dire aux autres ce que je trouve au fond de mes méditations.

— Les autres ! Les autres ! Pense donc à toi, d’abord ! Tu désespères ta mère. Je veux que tu réussisses ta vie à toi !

— Maman, au fond de moi, ce n’est pas moi que je trouve.

Elle pleura de nouveau, ce n’étaient plus les mêmes larmes, celles-ci consentaient davantage.

— Tu deviens fou, mon Yéchoua.

— Aujourd’hui, j’ai le choix entre une carrière de fou et une carrière de mauvais charpentier. Je préfère faire un bon fou.

Elle rit dans ses sanglots. Je me sentais fragile face au chagrin de ma mère. Je quittai Nazareth au plus vite.

 

Les ennuis commencèrent avec mes premiers miracles.

Je ne sais ce que l’avenir retiendra de ma vie mais je ne voudrais surtout pas que se propage cette rumeur qui m’encombre déjà, dans laquelle je me suis pris les pieds : ma réputation de faiseur de prodiges.

Les premières fois, je les exécutai sans même m’en rendre compte. Un regard, une parole peuvent soigner, tout le monde sait cela, et je ne suis pas le premier guérisseur à exercer sur la terre de Palestine. Il faut prendre son temps, bander son énergie et se consacrer tout entier au souffrant, parfois même absorber sa douleur. N’importe qui y parvient et je me devais de soulager à mon tour. Oui, j’ai touché les plaies, oui j’ai soutenu les regards de souffrance, oui, j’ai passé des nuits auprès des grabataires ; je m’asseyais contre les infirmes et je tentais, par les mains, de leur donner un peu de cette force qui bouillonne au fond de moi ; je parlais avec eux, je tentais de trouver une issue à leur souffrance et je les engageais à prier, à trouver le puits d’amour en eux. Ceux qui réussissaient allaient mieux. Les autres non. Certes, je vis des paralytiques se relever, des aveugles rouvrir les yeux, des boiteux déambuler, des lépreux arrêter de partir en miettes, des femmes cesser de saigner, des sourds intervenir dans la conversation, des possédés se purger de leurs démons. Mais ma réputation n’a retenu que ceux-là, elle a oublié ceux qui restèrent cloués dans leur malaise parce que ni moi ni eux n’étions arrivés à quelque chose. Je ne détiens aucun pouvoir, sauf celui, éventuellement, d’aider à ouvrir la porte qui, au fond de chacun, conduit à Dieu. Et même cette porte, je ne peux la franchir seul, il faut qu’on m’accompagne.

À chaque malade, je demandais :

— As-tu la foi ? Seule la foi sauve.

Rapidement, plus personne ne prit garde à ma question, n’y voyant qu’une formule. On se ruait vers moi comme les vaches à l’abreuvoir, sans discernement.

— Est-ce que vous faites les maladies de peau ?

— Et la repousse des cheveux ?

— Et les règles douloureuses ?

On m’interrogeait, comme un commerçant : avez-vous cet article dans votre échoppe ? Je répondais :

— As-tu la foi ? Seule la foi sauve.

En vain. On me transformait en magicien. On n’entendait plus que mes prodiges n’étaient pas gratuits, qu’ils avaient un sens spirituel, qu’ils exigeaient une double foi, celle du malade et celle du guérisseur. On m’envoyait des paresseux, des incrédules, et cependant, même si j’échouais avec neuf d’entre eux, un seul rétablissement augmentait ma gloire dans des proportions inouïes.

Je ne voulus plus guérir. J’interdis aux disciples de laisser approcher le moindre malade. Mais comment résister à la souffrance vraie ? Quand un enfant chétif ou une femme stérile présentaient leurs larmes devant moi, je tentais l’opération quand même.

Les malentendus s’accumulaient. Je ne maîtrisais plus rien. On m’attribua des miracles. On me vit multiplier les pains dans les paniers vides, le vin dans les jarres vides, les poissons dans les filets vides, toutes choses qui sont bien arrivées, je l’ai constaté moi-même, mais qui devaient avoir une explication naturelle. Plusieurs fois, j’ai même soupçonné mes disciples… N’ont-ils pas mis en scène ces prétendus prodiges ? N’ont-ils pas eux-mêmes rempli les amphores ? Ne m’ont-ils pas attribué l’arrivée heureuse d’un banc de poissons dans le lac de Tibériade ? Je ne pourrais le prouver, mais je le suppose. Comment leur en faire le reproche ? Ils ne sont que des hommes, des hommes d’ici, exaltés, qui m’adorent, qui doivent se défendre de nos adversaires, se justifier auprès de leurs familles. Transportés par leur passion, ils veulent convaincre, et lorsqu’on veut convaincre, la bonne foi et l’imposture se marient bien. Certains de ma vérité, ils se risquent à de petits mensonges : pourquoi ne pas employer les mauvais arguments quand les bons ne réussissent pas ? Peu importe que ce prodige soit réel et que cet autre ne le soit pas ! Les coupables, ce sont les crédules, ceux qui veulent être trompés.

Notre vie avait changé. Quand nous n’étions pas poursuivis par des malheureux en quête de miracle, nous étions persécutés par les pharisiens, les prêtres et les docteurs de la Loi qui estimaient que je disposais désormais de trop d’oreilles pour m’écouter. Le clergé ne supportait pas ma manière de descendre au fond de moi pour y trouver mon Père, et d’en revenir avec un inépuisable amour ; se limitant aux lois écrites, il relevait mes ruptures avec le respect formel des usages : je guérissais le jour du Sabbat, je mangeais le jour du Sabbat, je travaillais le jour du Sabbat. Quelle importance ? Le Sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le Sabbat. J’avais beau me justifier, le résultat était là : alors que je ne parlais que d’amour, je comptais désormais des milliers d’ennemis.

— Comment oses-tu parler au nom de Dieu ?

Une idée neuve passe d’abord pour une idée fausse. Les pharisiens refusaient de me comprendre. Ils m’accusaient de prétention.

— Mais comment oses-tu parler au nom de Dieu ?

— Parce que Dieu est en moi.

— Blasphème ! Dieu vit séparé de nous, Dieu est un et inatteignable. Des abîmes te coupent de Dieu.

— Je vous assure que non. Il me suffit de plonger en moi-même, c’est comme un puits, et…

— Blasphème !

Ils m’épiaient, me harcelaient, meute attachée à mes sandales qui m’aboyait dessus pour me ramener à la lettre de la Torah. Moi, je ne tenais ni à les choquer ni à les affronter, mais j’étais incapable de taire ma vérité.

Lors d’un voyage à Jérusalem, pour la Pâque, ils me tendirent un guet-apens.

— Traînée ! Salope ! Fille de rien !

Ils m’amenèrent une femme adultère, la tirant, demi-nue, à bout de bras, sans s’occuper de sa peur, de ses larmes, de sa honte, comme on apporte une enclume à un lutteur de foire pour savoir s’il pourra la soulever.

J’étais piégé. La loi d’Israël l’ordonne : on doit lapider les épouses coupables de trahison. Les pharisiens et docteurs de la Loi avaient pris la jeune femme en faute, avaient laissé s’échapper le mâle à toutes jambes, et venaient la massacrer à coups de pierres devant moi. Ils savaient que je ne le supporterais pas et, bien plus important que le flagrant délit d’adultère dont ils se moquaient éperdument, ils voulaient me surprendre, moi, en flagrant délit de blasphème.

La victime, belle, tremblante, émouvante, dégrafée, décoiffée, se tenait, presque morte de peur, entre nous.

Je m’accroupis et me mis à dessiner des formes dans le sable. Cette bizarrerie les désarçonna quelques instants et me donna le temps de réfléchir. Puis la horde se remit à hurler.

— On va la tuer ! On va la lapider ! Tu entends, le Nazaréen ? On va l’achever devant toi !

Curieuse scène : c’était moi, et non elle, qu’ils menaçaient. Ils me menaçaient de sa mort.

Je continuai à griffonner. Qu’ils bavent leur haine, qu’ils s’en soulagent : ce serait toujours ça de moins à combattre. Puis, quand ils crurent avoir compris que je n’interviendrais pas, je me relevai et leur proposai paisiblement :

— Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché lui jette la première pierre.

Nous étions dans l’enceinte du Temple.

Je les fixai tous, un à un, sans amour, avec au contraire une violence qui dut les inquiéter. Mes yeux disaient :

— Toi, tu n’as jamais péché ? Je t’ai vu la semaine dernière dans une auberge ! Et toi, comment oses-tu jouer les purs alors que je t’ai surpris à toucher les seins d’une porteuse d’eau ! Et toi, tu crois que je ne sais pas ce que tu as fait avant-hier ?

Les plus vieux reculèrent les premiers. Ils déposèrent leurs pierres et partirent lentement.

Mais les jeunes, déjà trop excités par le goût du sang, refusaient de retourner dans leur conscience.

Je les regardai alors avec ironie. Mon sourire les menaçait de délation. Ma physionomie disait :

— Je connais toutes les prostituées de Judée et de Galilée : vous ne pouvez pas jouer les saints en face de moi. J’ai des listes. Je sais tout. Je peux vous dénoncer.

Les jeunes baissèrent les yeux à leur tour. Ils refluèrent.

Il n’y en avait qu’un qui me résistait soutenant crânement mon regard, le plus jeune, dix-huit ans. Était-il possible que, dans sa fougue, il crût n’avoir jamais péché ? Il se tenait irréductiblement droit, sûr de lui, légitime pour tuer cette femme.

Je changeai mon regard. Sans plus le défier ni le menacer, je l’interrogeai tendrement.

— Es-tu sûr de n’avoir pas péché ? Je t’aime tel que tu es, même si tu as péché.

Il sursauta. Il cilla. Il s’attendait à tout sauf à l’amour.

Ses camarades le tirèrent par le bras. Ils chuchotaient : « Ne sois pas ridicule ! Tu ne vas pas prétendre n’avoir jamais fauté, pas toi ! » Vaincu, il se laissa emmener.

Je demeurai seul avec la femme aux chairs palpitantes.

Elle avait toujours peur, mais elle changeait de peur, passant de l’effroi de mourir à la crainte que quelque chose ne lui échappe encore.

Je la rassurai d’un sourire.

— Où sont ceux qui t’accusaient ? Il n’y a plus personne pour te condamner ?

— Personne.

— Je ne te condamne pas non plus. Va. Et ne pèche plus.

La ruse m’avait encore une fois sauvé.

Mais j’étais épuisé par ces traquenards. Si les disciples se réjouissaient de mes succès, je leur répétais qu’un succès n’est jamais qu’un malentendu, et que le nombre de nos ennemis grossissait plus vite que celui de nos amis. Nous sommes partis nous réfugier en Galilée.

Une usure me dévorait : la fatigue de dire quelque chose que personne ne veut entendre, la fatigue de parler aux sourds, la fatigue de créer des sourds en parlant.

C’est alors que Yehoûdâh Iscarioth prit de plus en plus d’importance dans ma vie.

À la différence de mes autres disciples, Yehoûdâh venait de Judée, non de Galilée. Plus instruit, il savait lire, compter et devint notre trésorier, redistribuant chaque jour aux pauvres l’excédent des aumônes reçues. Au milieu de ces anciens pêcheurs de Tibériade, il tranchait, par ses manières et son accent de la ville, nous apportant l’exotisme de Jérusalem. J’appréciais de m’entretenir avec lui et, assez vite, il passa pour mon disciple préféré.

Je crois que de ma vie je n’ai jamais aimé un homme autant que Yehoûdâh. Avec lui, et lui seul, je parlais de Dieu.

— Il est toujours si près. Si proche.

— Il n’apparaît que pour toi et en toi. Nous, nous ne le voyons pas.

— Si, tu dois mieux essayer, Yehoûdâh.

— J’essaie. J’essaie tous les jours. Je ne trouve pas le puits sans fond. Mais je n’en ai pas besoin puisque je vis auprès de toi.

Il m’avait convaincu que j’avais un autre rapport à Dieu que les autres hommes. Ni rabbi puisque je ne trouvais pas la lumière dans les textes, ni prophète puisque je témoignais sans rien annoncer, simplement, grâce à mes chutes dans le puits, j’atteignais l’essence du monde.

— Ne te voile pas la face, Yéchoua, tu comprends très bien ce que cela signifie. Yohanân le Plongeur te l’a révélé avant tout le monde : tu es Celui qu’il annonce, le Fils de Dieu.

— Je t’interdis de répéter ces sottises, Yehoûdâh. Je suis le fils d’un homme, pas de Dieu.

— Pourquoi dis-tu « mon Père » ?

— Arrête cette farce.

— Pourquoi dis-tu le rejoindre au fond de toi ?

— Ne joue pas sur les mots. Si j’étais le Messie, je le saurais.

— Mais tu le sais. Quoique tu possèdes la connaissance et les signes, tu refuses de les reconnaître.

— Tais-toi ! Une fois pour toutes, tais-toi.

Je ne crois pas qu’il était responsable de la rumeur qui se propageait, s’enflait, énorme, terrible, ahurissante, frappant les toits de Galilée plus vite qu’une grêle de printemps : Yéchoua de Nazareth était le Messie annoncé par les textes. Sans doute s’était-elle développée d’elle-même car les Juifs, comme tous les hommes, voient les choses en fonction de leurs désirs et de leurs attentes.

Je ne pouvais plus sortir en public sans qu’on me demande :

— Es-tu le Fils de Dieu ?

— Qui te l’a dit ?

— Réponds. Es-tu bien le Messie ?

— C’est toi qui l’as dit.

Je n’avais pas d’autre réponse : « C’est toi qui l’as dit. » Jamais je n’aurais osé prétendre être le Christ. Je pouvais parler de Dieu, de sa lumière, de ma lumière puisqu’elle brillait en moi. Pas davantage. Mais les autres, sans scrupule, finissaient mon discours. Ils m’exagéraient. Ceux qui m’aimaient pour me célébrer. Ceux qui me détestaient pour hâter mon arrestation.

— Yehoûdâh, je t’en supplie : fais taire ce bruit idiot. Je n’ai rien d’extraordinaire, à part ce que Dieu m’a donné.

— C’est de cela que parle le bruit, Yéchoua : ce que Dieu t’a donné. Il t’a élu. Il t’a distingué.

Et Yehoûdâh de partir, pour la nuit, dans des considérations sur les prophéties. Il retrouvait dans des détails absurdes de mon existence la réalisation de ce qu’avaient annoncé Elie, Jéré-mie, Ezéchiel ou Osée. Je protestais.

— C’est ridicule ! C’est minuscule ! Au petit jeu des rapprochements, tu peux trouver des similitudes entre n’importe qui et le Messie !

Parce qu’il maîtrisait très bien les textes, il m’ébranlait parfois. Mais je refusais. Et je me méfiais d’autant plus des guérisons que les disciples -Yehoûdâh le premier-, y décelaient maintenant la deuxième preuve, après les prophéties, de ma messianité.

La rage ne me laissait pas de répit. Si cette histoire avait commencé dans la joie et l’allégresse à mon retour du désert, elle se développait désormais d’une façon qui m’échappait, loin de la belle aventure initiale. Amis ou ennemis, ils m’attribuaient plus que ce que je disais, ils me prêtaient davantage que je ne voulais donner.

Hérode, le gouverneur de Galilée, me convoqua, me reçut dans son palais, m’infligea la vue de ses richesses, de ses courtisans, puis s’isola avec moi entre deux piliers sans témoin.

— Yohanân le Plongeur me dit que tu es le Messie.

— C’est lui qui le dit.

— Je tiens Yohanân pour un véritable prophète. J’aurais donc tendance à l’écouter.

— Imagine ce que tu souhaites.

Hérode jubilait. Il n’entendait que des confirmations dans mes réponses.

— Hérode, je ne suis pas le Messie, je ne peux pas prétendre à ce titre. Jusqu’ici, j’appréciais la compagnie des hommes, je m’y sentais utile, mais je vais être obligé de m’en priver pour continuer ma vie seul.

— Malheureux ! Ne t’isole pas du monde, comme un ermite ou un philosophe. Qu’y gagneras-tu ? La moitié de la Palestine est déjà prête à te suivre. Il faut emprunter les idées du peuple si l’on veut le diriger. On traite l’humanité avec ses illusions. Allons, César savait bien qu’il n’était pas le fils de Vénus, mais c’est en le laissant croire qu’il est devenu César.

— Tes raisonnements sont abjects, Hérode, et je ne veux pas devenir César, ni roi d’Israël, ni qui que ce soit. Je ne fais pas de politique.

— Peu importe, Yéchoua. Permets-nous d’en faire auprès de toi !

En quittant le palais, ma décision était renforcée : j’en avais fini avec la vie publique. J’arrêtais tout. Je renonçais. J’allais dissoudre notre groupe pour continuer mon existence seul, retiré au désert.

Malheureusement, nous sommes passés à Naïn et, après ma traversée de ce village, rien ne fut plus aussi certain pour moi…

À l’entrée du bourg, nous rencontrâmes le cortège funèbre d’un jeune garçon, Amos.

Sa mère, Rébecca, la Rébecca de ma jeunesse, la Rébecca que j’avais aimée et failli épouser, marchait devant, sans volonté, contrainte, comme une condamnée à la vie. Veuve depuis quelques années, elle venait de perdre son fils unique. Lorsque ses grands yeux me virent, il n’y eut pas l’ombre d’une amertume, d’une colère, d’une protestation mais ils me dirent que j’avais de la chance de n’avoir pas de famille, de m’occuper de l’humanité entière, de ne souffrir qu’en général et jamais en particulier.

J’éprouvai un mélange de pitié et de culpabilité. Rébecca serait-elle aussi désolée si nous nous étions mariés ?

Je demandai aux porteurs de s’arrêter pour me laisser voir le cadavre. Je m’approchai, saisis les petits poignets dans le cercueil et me plongeai dans la prière la plus violente de ma vie.

— Mon Père, fais qu’il ne soit pas mort. Donne-lui droit à la vie. Rends heureuse sa mère.

Je m’étais jeté dans la prière comme un désespéré, je n’en attendais rien, c’était juste un trou où blottir mon chagrin.

Les mains de l’enfant s’accrochèrent aux miennes et le garçonnet, lentement, se releva.

Des cris de joie éclatèrent tout autour, les deux cortèges communiaient dans le même bonheur, mes disciples et les anciens affligés. Nous étions trois à demeurer muets, nous demandant ce qui s’était passé, osant à peine y croire : Rébecca, son fils et moi.

Le soir même, l’enfant parlait de nouveau. Il vint avec Rébecca me couvrir de baisers. Moi, je restais prostré dans le silence et la stupéfaction.

À minuit, sous l’ombre grise d’un olivier, Yehoûdâh me rejoignit.

— Alors, Yéchoua, quand cesseras-tu de nier l’évidence ? Tu l’as ressuscité.

— Je n’en suis pas certain, Yehoûdâh. Tu sais comme moi qu’il est difficile de reconnaître la mort. Combien de gens sont enterrés vivants ? C’est pour cela que, souvent, nous mettons d’abord les défunts dans des caves. Peut-être l’enfant n’était-il qu’évanoui ?

— Crois-tu qu’une mère aurait été capable de se tromper et de porter son enfant endormi au tombeau ?

Je retombai dans le mutisme. Je préférais ne plus prononcer une parole car, si j’avais ouvert la bouche, au lieu de remercier mon Père d’avoir entendu ma prière, je l’aurais insulté ! Me faire des signes pareils ! Non ! Je ne voulais pas qu’il me distingue autant, je ne savais que trop à quoi cela m’engageait. Je refusais ! Je refusais ce destin ! J’avais l’impression de me battre en duel avec Dieu. Il voulait m’imposer sa victoire, me désarmer, m’ôter mes doutes. Pour que je devienne son champion, il tentait de me convaincre. Mais je savais qu’il n’obtiendrait rien sans mon consentement, que je gardais mes chances, que je pouvais encore nier ses signes. Toute la nuit, je me suis rebellé sans faiblir.

Puis le matin vint nettoyer le ciel et lorsque le coq gratta sa gorge, je m’assoupis d’épuisement.

En rouvrant les yeux, j’avais accepté que Dieu m’aime autant.

J’appelai Yehoûdâh, mon disciple préféré, car rien ne devait lui faire davantage plaisir que ce que j’allais lui dire.

— Yehoûdâh, je ne sais qui je suis. Je sais seulement que je suis habité par plus grand que moi. Je sais aussi, par cet amour qu’il me prouve, que Dieu attend beaucoup de ma vie. Alors, Yehoûdâh, je te le dis : je fais le pari. Je fais le pari, du plus profond du cœur, que je suis celui-ci, celui que tout Israël attend. Je fais le pari que je suis bien le Fils.

Yehoûdâh se jeta à terre, mit ses bras autour de mes chevilles, et me tint longuement les pieds embrassés. Je sentais ses larmes chaudes couler entre mes orteils.

Pauvre Yehoûdâh ! Il en était, comme moi, tout à la joie. Il ne savait pas à quelle nuit ce matin allait nous conduire, ni ce que ce pari allait exiger de nous.

 

Ce soir, la mort m’attend dans ce jardin. Les oliviers sont devenus aussi gris que la terre. Les grillons font l’amour sous le regard bienveillant d’une lune maquerelle. Je voudrais être un des deux cèdres bleus, dont les branches, la nuit, servent d’asile aux nuées de colombes et, le jour, abritent les petits bazars bruyants sous leurs ombrages ; comme eux, j’aimerais prendre racine, insouciant, et dispenser du bonheur.

Au lieu de cela, je n’ai fait que semer des graines que je ne verrai ni grandir ni s’épanouir. Je guette la troupe qui viendra m’arrêter. Mon Père, donne-moi de la force dans ce verger indifférent à mon angoisse, donne-moi le courage d’aller jusqu’au bout de ce que j’ai cru, par folie, être ma tâche…

Dans les jours qui suivirent ma décision, Hérode fit arrêter Yohanân le Plongeur et le boucla dans la forteresse Machéronte. Hérodiade, sa nouvelle épouse, voulait la peau du prophète qui avait osé blâmer son mariage.

Yohanân, inquiet, me fit parvenir un message de sa prison.

« Es-tu bien celui qui doit venir ? Es-tu le Christ ? Ou bien faut-il que j’en attende un autre ? »

Je savais que Yohanân s’étonnait que je passe mon temps avec des hommes du peuple, des courtisanes, qu’il me reprochait de manger et de boire gloutonnement, lui qui était si ascétique, et qu’il ne comprenait pas ma lenteur à me déclarer.

Je répondis aux deux messagers :

— Allez rapporter à Yohanân ce que j’ai fait : les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, la bonne nouvelle est annoncée. Qu’il soit heureux et confiant ! Je ne l’aurai pas fait trébucher.

C’était la première fois que j’affirmais, que je revendiquais mon destin. Malheureusement, avant que les deux hommes ne transmettent le message, Yohanân avait été décapité.

Mes disciples, dont certains avaient d’abord suivi Yohanân, se mirent en colère.

— Prends le pouvoir, Yéchoua ! Ne laisse plus les justes finir exécutés ! Fonde ton Royaume, nous te suivrons, la Galilée te suivra. Sinon, tu finiras le col tranché, comme le Plongeur, ou pire !

Or, malgré leur indignation, plus je méditais, plus je percevais que je n’avais aucune place à prendre, aucun trône à revendiquer. Je ne serais pas un meneur d’hommes, mais un meneur d’âmes. Oui, je voulais changer le monde, pas comme ils m’y poussaient. Je ne dirigerais pas une révolution politique, à la tête des pauvres, des doux, des exclus, des femmes, en prenant d’assaut la Palestine, en renversant les possesseurs du pouvoir, des honneurs, des richesses. Le seul soulèvement auquel j’appelais était un bouleversement intérieur. Je n’avais aucune ambition pour le monde extérieur, le monde de César, de Pilate, des banquiers, des marchands.

— La terre a été laissée aux hommes : qu’en ont-ils fait ? Rendons-la à Dieu. Abolissons les nations, les races, les haines, les abus, les exploitations, les honneurs, les privilèges. Abattons les échelles qui mettent un homme plus haut qu’un autre. Supprimons l’argent qui fabrique les riches et les pauvres, les dominants et les dominés ; l’argent qui crée l’angoisse, l’avarice, l’insécurité, la guerre, la cruauté ; l’argent qui dresse ses murs entre les hommes. Accomplissons toutes ces exécutions dans notre esprit, créons un charnier de ces mauvaises idées, de ces fausses valeurs. Aucun trône, aucun sceptre, aucune lance ne peut nous purger et nous ouvrir à l’amour vrai. Mon Royaume, chacun le porte en lui, comme un idéal, comme une chimère, une nostalgie ; chacun a en lui l’aspiration intime, le désir doux. Qui ne se sent pas le fils d’un Père qu’il ignore ? Qui ne voudrait se reconnaître un frère en chaque homme ? Mon Royaume est déjà là, espéré, rêvé. L’élan d’amour palpite, mais on le heurte sans cesse, on le retient, on le déçoit. Je n’ouvre la bouche que pour nous donner le courage d’être nous-mêmes, d’avoir la témérité de l’amour. Dieu, même s’il nous précède, reste toujours à accomplir. Et Dieu ne souffre pas la timidité.

Les Galiléens m’écoutaient bouche bée car c’est avec la bouche qu’ils écoutent ; avec les oreilles, ils n’entendent rien. Mes paroles ricochaient de crâne en crâne, sans entrer dans aucun. Ils n’appréciaient que mes miracles.

Je dus prendre des mesures, interdire aux disciples de laisser approcher le moindre infirme. Cependant rien n’arrêtait la déferlante : on faisait passer les grabataires par les fenêtres, par le toit. Au lac de Tibériade, je dus m’isoler de la rive, sur un bateau, afin de pouvoir parler aux villageois sans qu’ils viennent me toucher et m’implorer. En vain ! Tous ne toléraient mes prédications que par complaisance, comme on avale distraitement un hors-d’œuvre : le plat de résistance demeurait le miracle.

J’étais devenu un fonctionnaire de Dieu. L’acte qu’on venait me réclamer, après des queues qui duraient plusieurs heures, mon sceau, mon tampon, c’était l’exécution de quelque petit prodige. Ils repartaient alors, spectateurs en bonne santé ou malades guéris, hochant la tête, convaincus, ayant vérifié de leurs yeux.

— Oui, oui, il est bien le Fils de Dieu.

Sans retenir une seule idée de mes discours, ils avaient simplement trouvé un intercesseur très pratique, à portée de main, qui allait leur simplifier la vie.

— Quelle chance qu’il se soit installé près de chez nous, en Galilée !

Un jour, mes frères et ma mère fendirent la foule d’un village où je séjournais. Je savais qu’ils se moquaient de moi, de ma prétention, de ma folie. Plusieurs fois, ils m’avaient envoyé des messages me suppliant d’arrêter de jouer ce rôle de Christ ; comme je n’y avais jamais répondu, ils venaient m’imposer un conseil de famille.

Des curieux entouraient l’auberge où nous nous étions réfugiés, les disciples et moi.

— Laissez-nous passer, criaient mes frères, nous sommes sa famille. Nous avons priorité. Laissez-nous passer. Nous devons lui parler.

Les paysans très impressionnés, leur ouvrirent un passage.

Je me plantai à la porte pour les arrêter. Je savais que j’allais leur faire mal, mais je devais agir ainsi.

— Qui est ma vraie famille ? Ma famille n’est pas de sang, elle est d’esprit. Qui sont mes frères ? Qui sont mes sœurs ? Qui est ma mère ? Quiconque obéit à la volonté de mon Père. Je vous vois pleins de haine, je ne vous reconnais pas.

Je désignai mes disciples, à l’intérieur.

— Si quelqu’un vient avec moi, et s’il ne lâche pas son père et sa mère, ses frères et sœurs, sa femme et ses enfants, il ne peut être mon disciple.

Et je claquai la porte au nez de mes frères et de ma mère.

Mes frères repartirent, ivres de rage. Mais ma mère resta, écroulée, attendant humblement à la porte. À la nuit, je la fis entrer et nous avons mêlé nos larmes.

Elle ne m’a plus quitté jusqu’à cette nuit. Elle m’a suivi, discrète, en arrière, au milieu des femmes, avec Myriam de Magdala, permettant à chacun, y compris à moi-même, d’oublier que j’avais pu être son fils. De temps en temps, nous nous sommes retrouvés en cachette pour des baisers furtifs. Depuis ma brouille avec mes frères, elle veille sur moi car elle m’a entendu. Elle a admis que je mettais l’amour en général plus haut que l’amour en particulier. Ma plus grande et belle fierté sur cette terre est sans doute d’avoir, un jour, convaincu ma mère.

Je ne me confiais qu’à Yehoûdâh. Ensemble, nous relisions les textes des prophètes. Depuis mon pari secret, j’y prêtais une autre oreille que par le passé.

— Tu dois retourner à Jérusalem, Yéchoua. Le Christ connaîtra son apothéose à Jérusalem, les textes sont formels. Tu devras être humilié, torturé, tué, avant de renaître. Il va y avoir un moment difficile.

Il en parlait paisiblement, illuminé par sa foi. Lui seul avait saisi ce qu’était le Royaume, un royaume sans gloire où il n’y aurait aucune réussite matérielle ni politique. Il me décrivait mon agonie avec le calme de l’espérance.

— Tu mourras quelques jours Yéchoua, trois jours, puis tu ressusciteras.

— Il faudrait en être sûr.

— Allons Yéchoua. Un sommeil de trois jours ou d’un million d’années n’est pas plus long qu’un sommeil d’une heure.

Auparavant, je n’avais pas songé sérieusement à la mort et je voulais savoir ce que mes méditations m’en diraient. En descendant au fond de moi, chez mon Père, je n’y trouvais rien d’effrayant. « Tout est justifié », me disait-il. « Tout est bien. Seul le corps est soumis à la putréfaction, aux vers, à la disparition. L’essentiel demeure. »

Ce n’était pas précis, mais c’était rassurant. De temps en temps, sur les flots en fusion, il me semblait apercevoir une autre idée : que nous existions après cette vie en fonction de ce que fut cette vie ; que le juste perdure dans un bon souvenir ; que le scélérat s’enfonce dans son pire souvenir, éternellement. Cependant, dès que je tentais de m’en approcher, l’image s’enfuyait, rapide, volatile. En tout cas, mes voyages me confirmaient qu’il n’y avait rien à craindre de la mort qui ne pouvait se révéler qu’une bonne surprise.

 

Jérusalem était devenu le nom de mon souci. Le nom de mon destin. Le lieu de ma mort. Je devais achever ma prédication à Jérusalem.

Jérusalem, je m’y étais rendu plusieurs fois, comme tout Juif pieux, brièvement, à la Pâque. Je devais songer maintenant à y rester.

Nous avons pris la route.

Je ne pouvais pas me voiler la vérité : je changeais. L’amertume et le reproche se glissaient trop souvent dans mon cœur. Moi qui n’avais été qu’amour, je devenais acerbe, impatient, agacé. Alors que je ne chérissais rien tant que la douceur, je me montrais capable d’insulter âprement mes adversaires. Quand je voulais annoncer la bonne nouvelle, l’arrivée du Royaume, je me tordais la langue dans ma rhétorique et je m’entendais menacer, tempêter, promettre les pires châtiments au nom de Dieu. À d’autres moments, voulant prôner l’humanité, je ne pouvais m’empêcher, en passant devant les bigotes qui allumaient minutieusement leur candélabre pour la fête des Tabernacles, de leur crier : « Je suis la lumière et moi seul ! » Ensuite je me le reprochais et ma mère, rassurante, au milieu de la nuit, me prenant tout contre elle, appelait cet excès la fatigue de l’espérance.

À Jérusalem, je me cognai d’abord à des murailles de mépris. Aux quelques hommes sages, comme Nicodème ou Yoseph d’Arimathie, qui s’intéressèrent à moi, les pharisiens et les membres du sanhédrin clouèrent le bec en ironisant : « Vous ne vous attendez tout de même pas à ce qu’un prophète nous vienne de Galilée ! » J’ai pensé échouer.

Après six mois, j’ai obtenu qu’ils ne ricanent plus. Maintenant, ils crachent, ils tempêtent, ils écument. Je suis arrivé à exister puisque, ce soir, ils vont me tuer.

Jérusalem…

Jérusalem qui me fascine et que j’ai tant de mal à aimer… Jérusalem, toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés. Combien de fois j’ai voulu rassembler tes petits à la manière dont une poule rassemble ses poussins sous ses ailes ! Mais tu as refusé.

Jérusalem, tout ce qui en toi provoque la fierté de n’importe quel Juif, je n’arrive pas à l’apprécier.

Lorsqu’on a voulu me faire admirer le Temple reconstruit, m’extasier devant les lourdes portes de cèdre doré, les grenades, les lis et les feuillages sculptés d’où pendent des voiles de lin chargés de fleurs pourpres et d’hyacinthes écarlates, retenus par des chérubins en or massif, j’ai simplement songé : faut-il qu’une chose soit exagérée pour être belle ? Lorsqu’on m’a vanté l’organisation des sacrifices, lorsque j’ai découvert, dans un fumet de merdes, au milieu du sang caillé, des tripes et des boyaux noirâtres, les troupeaux de bœufs et brebis qu’on proposait aux riches, les colombes pour les pauvres, ces enclos quadrillés de changeurs de monnaie au sourire en tiroir, j’ai saisi un fouet et j’ai renversé tous les étals. « Enlevez-moi cela ! La maison de mon Père ne peut devenir une maison de trafic ! » Je frappai le sol avec fureur et, en un instant, je ne fus plus entouré que de culs, les culs des bêtes affolées, les culs des lâches qui s’enfuyaient. La ville est sale, avare, capricieuse, méprisante. Les portes et les façades ne cachent pas grand-chose. L’apparence règne, la richesse s’étale, le culte lui-même doit être somptueux. Chacun épie chacun, rivalise en puissance avec l’autre. En revanche le cœur se tait, la naïveté passe pour ridicule, l’humilité pour suicidaire. Ses habitants ne souhaitent pas écouter un balourd de Galilée qui prône la pauvreté alors que mes disciples de Tibériade n’avaient rien à perdre qu’une vieille barque et des filets reprisés ; est-ce cela, ajouté à la vie simple des champs, qui leur a laissé les oreilles près du cœur ?

Je n’obtins aucun succès à Jérusalem, pas même de curiosité. Ma seule réussite consista à me faire détester chaque jour davantage des prêtres, docteurs de la Loi, saducéens et pharisiens. Plus optimistes que moi, ils craignaient que je ne touche le peuple par une autre façon de parler à Dieu. Ils se sentaient en danger. Ils commencèrent à planifier ma perte. Dans leurs esprits, je suis déjà lapidé depuis plusieurs mois.

Combien ai-je passé d’heures à vouloir les convaincre ! À défendre la religion du cœur contre la religion des textes ! Je leur expliquais qu’elles ne s’excluaient pas puisque l’une, celle du cœur, inspirait l’autre. Pédants, ergoteurs, docteurs, ils me faisaient recommencer sans fin, ils me forçaient à devenir juriste, exégète, théologien, à m’enfoncer dans des controverses de droit canon où, forcément, je me montrais inférieur car je n’ai comme guide que ma lumière. À reprendre cent fois la même discussion, j’en venais à douter que nous parlions bien de la même chose : Dieu. Eux protégeaient des institutions, des traditions, leur pouvoir. Moi je ne parlais que de Dieu, les mains vides. Je reconnaissais que Dieu avait communiqué avec tous nos prophètes ; que son esprit s’était déposé dans nos livres et nos lois ; que le Temple, la synagogue, l’école biblique sont pour la majorité des mortels la principale voie d’accès à la Révélation. J’ajoutais simplement que moi, par le puits d’amour, j’avais un accès direct à Dieu. C’était tout de même mieux qu’un livre de seconde main !

— Blasphème ! Blasphème !

— Je ne suis pas venu abolir mais accomplir.

— Blasphème ! Blasphème !

Rapidement, je ne supportai même plus de coucher à Jérusalem. Nous allions séjourner, les disciples et moi, dans le village de Béthanie, chez notre ami Lazare, ou bien, lorsque nous n’avions pas le temps, ici, au mont des Oliviers, hors des remparts.

Chaque matin, je voyais le jour arriver du désert et réveiller les couleurs de Jérusalem, l’ocre des murailles, la blancheur des terrasses, l’or du Temple, le vert sombre des cyprès, les façades des maisons teintées par les hommes, déteintes par les étés. J’avais, quelques instants, l’illusion de dominer la ville qui s’offrait à moi, telle une maquette d’architecte, mais, très vite, elle devenait trop brillante, trop colorée, elle se dressait plus haut, au-dessus de tous, comme une prophétie éblouissante, ou une putain somptueuse.

Alors qu’aucun bruit ne s’élevait encore des places ou des rues, déjà, sur les chemins qui serpentaient vers les remparts, arrivaient les chameliers de Damas, les femmes portant sur leurs têtes des panières de raisins, au bras des roses de Jéricho qu’elles allaient vendre, sous les térébinthes, aux portes de la ville. Tout convergeait déjà vers Jérusalem. Jérusalem était le centre. Jérusalem absorbait tout.

J’ai fui.

J’ai fui la haine des pharisiens, j’ai fui l’arrestation qui se rapprochait, j’ai fui la mort qui me reniflait de sa grosse truffe fulminante. J’avais échappé de justesse à la colère de Ponce Pilate, le préfet de Rome, qui avait perçu comme une menace contre lui mes déclarations sur la fin de l’ordre ancien et l’arrivée du Royaume. Ses espions m’avaient mis sous les yeux une pièce portant son effigie, ou celle de César, je ne sais pas, car ces Romains rasés aux cheveux courts se ressemblent tous.

— Dis-nous, Yéchoua, faut-il bien respecter l’occupant romain ? Est-il juste de lui payer les impôts ?

— Il faut rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Je ne suis pas un chef de guerre. Mon Royaume n’a rien à voir avec le sien.

Cela avait soulagé Pilate, mais m’avait aliéné définitivement les zélotes, les partisans de Barabbas, qui n’auraient pas dédaigné de m’utiliser pour soulever la Palestine contre l’occupant romain. J’avais réussi mon parcours : dans tous les corps constitués, je ne comptais plus que des ennemis.

J’avais peur. J’étais de plus en plus nu, avec ma parole désarmée.

Nous sommes repartis nous cacher à la campagne. Je voulais reprendre des forces pour le dernier combat. J’avais besoin de prier la journée puis le soir de partager l’amitié des miens, femmes et hommes, en des repas sans fin. La nuit, je retournais au puits me lover dans cette lumière qui brille au-delà de tous les crépuscules.

Je ne fléchissais pas, non, je ne reculais pas non plus mais je craignais de craindre. J’avais peur de me décevoir. Je redoutais – comme je le redoute ce soir – que le Yéchoua de Nazareth, un fils de charpentier né dans une simple ornière du monde, ne reprenne le dessus, avec sa force, son appétit et son désir de vivre. Parviendrai-je encore au puits d’amour quand on me fouettera ? Quand on me clouera ? Et si la douleur fermait le puits ? Si je n’avais plus qu’une voix, une pauvre voix humaine, pour hurler à l’agonie ?

Yehoûdâh me rassurait.

— Le troisième jour, tu reviendras. Et je serai là. Et je te serrerai dans mes bras.

Yehoûdâh ne doutait jamais. Je l’écoutais des heures, cette parole confiante arrachée à l’épaisseur de mes incertitudes.

— Le troisième jour, tu reviendras. Et je serai là. Et je te serrerai dans mes bras.

 

La Pâque approchait. La fête des Pains azymes me semblait le bon moment pour m’accomplir car tout le peuple d’Israël viendrait prier au Temple. Nous nous dirigeâmes vers Jérusalem.

Sur le chemin, en écartant les malades et les infirmes qui se précipitaient, je refusais de faire des prodiges qui ne parlent qu’aux incrédules et leur fournissent plus matière à jacasser qu’à réfléchir.

À Béthanie, Marthe et Myriam, les sœurs de Lazare, se jetèrent sur moi en pleurant.

— Lazare est mort, Yéchoua. Il est mort il y a trois jours.

Quoique les nombreux proches que j’avais perdus au long de ma vie m’aient habitué au deuil, là, sur la fontaine de Béthanie, je ne sais pourquoi, je me mis à pleurer avec les deux femmes. Je percevais quelque chose de prémonitoire dans la mort de mon cher Lazare, les forces du néant l’emportant sur les forces de la vie ; j’avais le sentiment que, toujours, le négatif vaincrait. Lazare me précédait dans la mort pour me signifier que tout était sur le point de finir.

Qu’il pesait lourd ce chagrin simple qui nous unissait, Myriam, Marthe et moi, qui mêlait nos chairs humides soulevées par les sanglots ! Contre moi, entre mes bras, je sentais leurs épaules, leurs poitrines et je me disais, avec horreur, qu’elles aussi deviendraient poussière.

Quand nos yeux furent secs, mon cœur n’était toujours pas apaisé. Je demandai à aller voir Lazare.

On m’ouvrit la pierre qui fermait son tombeau et je pénétrai dans la cavité creusée dans la roche.

Le parfum ravageur de la myrrhe empoissait l’air. Soulevant le suaire, je vis le visage creusé, verdâtre, cireux de mon ami Lazare. Je m’allongeai à côté de lui sur la dalle. Lazare, je l’avais toujours considéré comme le grand frère que je ne n’avais pas eu dans la vie ; voilà qu’il devenait mon grand frère dans la mort.

Je me mis à prier. Je descendis au puits d’amour. Je voulais savoir s’il y était. Là, je retrouvai la lumière éblouissante, mais je n’appris rien. « Tout est bien », répétait mon Père, à son habitude. « Tout est bien, ne t’inquiète pas. »

Lorsque je revins du puits, Lazare était assis à côté de moi. Il me regardait avec stupeur, ébahi, engourdi, surpris.

— Lazare, tu es vivant ! Te rends-tu compte ? Tu es vivant !

Les mots ne semblaient pas vraiment arriver à sa pensée. Il essaya d’articuler quelque chose avec sa bouche trop molle sans y parvenir.

— Lazare, tu es ressuscité !

Ses traits n’exprimaient rien ; ses yeux partaient en arrière, comme s’il voulait dormir.

Je le pris sous les bras et je l’amenai au jour.

Décrire l’émotion des disciples et de ses sœurs quand nous sortîmes du tombeau est impossible. Lazare, lui, placide, égaré, se prêtant aux embrassades des siens sans avoir l’air de comprendre, était devenu totalement muet, l’ombre de lui-même. Je ne sais même pas s’il avait gardé un peu d’intelligence. Était-ce le choc de la résurrection ? On me dit qu’il se trouvait déjà dans cet état les derniers jours de sa maladie.

Une voix ironique à l’intérieur de moi, la voix de Satan, me répétait sans cesse :

— Es-tu sûr qu’il était mort ?

En me battant pour la faire taire, je ne parvenais qu’à l’augmenter.

— Bon, d’accord, il est revenu des morts, mais pour dire quoi ? Quel intérêt ? Passionnant témoignage, non ?

Je m’isolai et plongeai, désespéré, dans la prière.

La main de Yehoûdâh, posée sur mon épaule, me fit sursauter. Il rayonnait de confiance.

— Le troisième jour, tu reviendras. Et je serai là. Et je te serrerai dans mes bras.

Mon Dieu, pourquoi n’ai-je pas la foi de Yehoûdâh ? Douterai-je donc toujours ? Aucune de tes réponses, mon Dieu, n’étouffe mes questions.

Nous avons rejoint le festin qui s’organisait autour du pauvre Lazare vivant mais défait. J’avais beau braquer ma pensée sur le bonheur de Marthe, de Myriam, sur les caresses qu’elles prodiguaient à ce grand frère taciturne, encore moins expressif qu’un chien, je ne pouvais chasser le scrupule : j’étais responsable de son état. Mon Père avait exécuté le miracle pour me rassurer, moi et moi seul, m’assurer que je reviendrais de la mort, et que moi, à la différence de Lazare, je parlerais. Pour moi, il avait sacrifié le repos de Lazare. Une répétition avant le spectacle. Des larmes de honte ravagèrent mon visage.

Enfin une voix sortit du puits et me dit que l’amour, le grand amour, n’a parfois rien à voir avec la justice ; que l’amour doit souvent se montrer cruel ; et que mon Père, lui aussi, pleurerait quand il me verrait sur la croix.

Nous sommes arrivés ici, au mont des Oliviers.

Pendant les dernières heures de ce voyage, je n’ai songé qu’à protéger les miens. On doit m’arrêter moi – rien que moi –, pour blasphème et impiété sans que la faute soit partagée par mes amis.

Comment éviter un châtiment collectif ? Comment épargner les disciples ?

J’avais deux solutions : me rendre ou me faire dénoncer.

Je ne pouvais me rendre. C’était reconnaître la souveraineté du sanhédrin. C’était me soumettre. C’était renier mon chemin.

Aujourd’hui, je réunis donc les douze disciples les plus anciens. Mes mains et mes lèvres tremblaient car moi seul savais que nous étions ensemble pour la dernière fois. Comme tout Juif, en bon chef de maison, je pris le pain, le bénis avec mes prières et l’offris à mes convives. Puis, tout aussi ému, je bénis et distribuai le vin.

— Pensez toujours à moi, à nous, à notre histoire. Pensez à moi dès que vous partagez. Même quand je ne serai plus là, ma chair sera votre pain, mon sang votre breuvage. On est un dès que l’on s’aime.

Ils frémirent, surpris par ce ton.

Je regardai ces hommes rudes, dans la force de l’âge, et j’eus subitement envie d’être tendre avec eux. L’amour jaillissait à gros flots de mon cœur.

— Mes petits enfants, je ne suis plus avec vous que pour peu de temps. Bientôt le monde ne me verra plus. Mais vous, vous me verrez toujours, parce que je vivrai en vous, et vous en vivrez. Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis.

Certains commencèrent à renifler. Je ne voulais pas que nous nous laissions gagner par l’attendrissement.

— Mes petits enfants, vous pleurerez d’abord, mais votre affliction se changera en joie. La femme, lorsqu’elle enfante, passe par la souffrance, pourtant elle ne se souvient plus de ses douleurs dès qu’un homme nouveau est enfin né dans ce monde.

Puis – et ce fut le plus difficile – je dus mettre en branle mon plan.

— En vérité, je vous le dis, l’un de vous va bientôt me trahir.

Un frisson d’incompréhension les parcourut. Ils se mirent immédiatement à se récrier, à protester.

Seul Yehoûdâh se taisait. Seul Yehoûdâh avait compris. Il devint plus pâle qu’un cierge. Ses yeux noirs me fixèrent.

— Est-ce moi, Yéchoua ?

Il avait saisi l’horreur de ma proposition : me vendre. Je soutins son attention pour lui faire comprendre que je ne pouvais demander qu’à lui, le disciple préféré, ce sacrifice qui précéderait le mien.

Nos regards retombèrent sur la table pendant que le festin reprenait. Ni lui ni moi n’avions la force de parler. Les disciples semblaient déjà avoir oublié l’incident.

Enfin, il se leva et vint près de mon oreille.

— Je sors. Je vais te vendre au sanhédrin. Faire venir les gardes au mont des Oliviers. Te désigner.

Je le contemplai et je lui dis, avec autant d’affection que je le pouvais :

— Merci.

Il se jeta alors contre moi, dépassé par ses émotions, m’agrippant comme si l’on allait nous séparer. Je sentais ses larmes couler silencieusement dans mon cou.

Puis il se reprit et me glissa d’une voix tremblante :

— Le troisième jour, tu reviendras. Mais je ne serai plus là. Et je ne te serrerai pas dans mes bras.

Alors, cette fois-ci, ce fut moi qui le retins. Je chuchotai :

— Yehoûdâh, Yehoûdâh ! Que vas-tu faire ?

— Me pendre.

— Non, Yehoûdâh, je ne veux pas.

— Si tu te fais crucifier, je peux bien me pendre !

— Yehoûdâh, je te pardonne.

— Pas moi !

Et il sortit en bousculant tout le monde.

Les autres disciples, ces bonnes pâtes naïves et tendres, n’avaient naturellement rien saisi de la scène.

Mais ma mère, assise dans un coin sombre, avait tout deviné. Les yeux très blancs, grands ouverts sur l’inquiétude, elle me fixait, m’interrogeait, me pressait de démentir. Comme je ne réagissais pas, elle sut qu’elle avait raison et une plainte de bête traquée s’échappa de sa gorge.

Je vins m’asseoir auprès d’elle. Immédiatement, elle voulut me rassurer, me faire comprendre qu’elle accepterait tout, qu’elle acceptait déjà. Elle me sourit. Je lui souris. Nous sommes restés longtemps ainsi, accrochés au sourire l’un de l’autre.

Je regardais ce visage sur lequel j’avais ouvert les yeux ; demain, je les fermerais aussi devant lui. Je regardais ces lèvres qui m’avaient chanté des berceuses ; je n’en aurais jamais embrassé d’autres. Je regardais cette vieille mère que j’aimais tant et je lui murmurai : « Pardonne-moi. »

 

Voilà. Je scrute la nuit.

Le ciel brille d’un noir féroce. Le vent m’apporte une odeur de mort, une odeur de cage aux lions.

Dans quelques heures, j’aurai achevé mon pari.

Dans quelques heures, on saura si je suis bien le témoin de mon Père, ou si je n’étais qu’un fou. Un de plus.

La grande preuve, l’unique preuve n’adviendra qu’après ma mort. Si je me trompe, je ne m’en rendrai même pas compte car je flotterai dans le néant, indifférent, inconscient. Si j’ai calculé juste, j’essaierai de ne pas triompher en apportant aux autres la bonne nouvelle car, n’ayant jamais vécu pour moi-même, je ne mourrai pas non plus pour moi-même.

Même si l’on m’assurait ce soir que j’ai tort, je referais le pari.

Pourquoi ?

Si je perds, je ne perds rien.

Mais si je gagne, je gagne tout. Et je nous fais tous gagner.

Mon Dieu, permettez-moi jusqu’au dernier moment de me montrer à la hauteur de mon destin. Que la douleur ne me fasse pas douter !

Allons, je tiendrai bon, je tiendrai ferme. Aucun cri ne m’échappera. Que je suis donc lent à croire ! Comme la nature se montre forte contre la grâce ! Allons, remettons-nous. Ce que je crains n’est rien en regard de ce que j’espère.

Mais voici la troupe qui vient à travers les arbres. Yehoûdâh porte une lanterne et mène les soldats. Il s’approche. Il va me désigner.

J’ai peur.

Je doute.

Je voudrais me sauver.

Mon Père, pourquoi m’as-tu abandonné ?