De Pilate à son cher Titus
Je viens d’assister à une des comédies les plus indignes qu’on puisse jouer. J’étais tellement ulcéré qu’on se moquât à ce point de moi, qu’on me prît pour un tel imbécile que j’eus un moment l’envie de tuer. Je ne sais ce qui me retint au dernier moment ; peut-être le sens du ridicule ; ou bien le mépris, l’heureuse paralysie que donne le mépris devant un spectacle déshonorant.
Mes hommes n’avaient ramené que Yoseph d’Arimathie, Yéchoua courant encore.
Je fis allumer des torches dans la salle du conseil et j’interrogeai Yoseph d’Arimathie.
— Où est Yéchoua ?
— Je ne sais pas.
— Où l’as-tu caché ?
— Je ne l’ai pas caché. Je ne sais pas. Je le cherche moi aussi.
Pour ne pas perdre de temps, j’ai giflé le vieux Yoseph. Puis, en tournant autour de lui, au milieu des cinq flambeaux qui fumaient et râlaient, distillant une lumière jaune et vacillante, je lui demandai de cesser de feindre et je lui expliquai tout ce que j’avais compris.
Yoseph m’écouta debout, très droit, sur ses maigres jambes de vieillard que son manteau de drap brun, crotté et poussiéreux, laissait apercevoir.
Tendant la main, il nia tout.
— Je te jure, Pilate, que Yéchoua était mort sur la croix et que c’est un cadavre que j’ai déposé au fond du tombeau.
— Naturellement. Je ne m’attends pas à ce que tu te dédises. Et tu vas me jurer aussi qu’il est ressuscité ?
— Non, ça je ne te le jurerai pas car moi, je ne l’ai pas revu.
Ses yeux, piqués de veines rouges, laissèrent couler sur les joues ravinées des larmes qui allèrent se perdre dans le moisi de la barbe.
— Il s’est montré à beaucoup de gens, sauf à moi. Je trouve cela injuste, j’ai tellement fait pour lui.
Cette fois, sans plus se retenir, il pleura à gros sanglots, les épaules secouées par l’émotion.
— J’ai pris soin de lui jusqu’au dernier moment et il préfère apparaître à des inconnus, voire à ceux qui l’ont trahi !
Il glissa sur le sol et s’allongea, les bras en croix, le visage à même la dalle glacée.
— Oh, mon Dieu, pardonne mes paroles. J’en ai honte ! Mais je ne peux pas m’empêcher d’être jaloux ! Oui ! Jaloux ! Je crève de jalousie ! Pardonne-moi.
Je me suis reculé avec horreur. J’aurais pu tuer Yoseph pour qu’il se taise, qu’il cesse de me prendre pour un crétin, qu’il avoue son complot manifeste. Les protestations d’innocence rendent chez les coupables un cri strident, inharmonieux, qui insulte l’intelligence des juges, qui perce les oreilles comme le hurlement inutile du cochon qu’on égorge.
Je fis ramasser le vieillard par mes hommes qui le jetèrent au cachot. En ce moment, rationnellement, méthodiquement, mes soldats recherchent Yéchoua. Sans la protection de Yoseph, son réseau, son pouvoir, ses serviteurs, nul doute que le Nazaréen ne pourra demeurer caché trop longtemps. Il nous faut encore un peu de patience, ce mot qui se prononce vite, cette vertu qui s’obtient difficilement.
J’hésite encore à écrire un rapport à Tibère. Dès le premier soupçon, j’aurais dû l’informer des risques de soulèvement que représentait l’affaire Yéchoua. Mais chaque jour, j’ai eu l’impression d’avancer dans mon élucidation, de maîtriser mieux la situation. Je n’enverrai les éléments à Rome que lorsque l’affaire sera close car je ne dois transmettre que les résultats de mon travail, non mes efforts, encore moins mes inquiétudes. De ces sentiments négatifs, tu es, mon cher frère, le seul confident. J’espère que, malgré ce poids que je t’envoie chaque jour, tu te porteras bien.