De Pilate à son cher Titus
C’est un blessé qui t’écrit.
Ne me demande pas où j’ai été frappé, mon frère ; ce n’est évidemment pas à la main droite qui trace les lettres ; ni à la main gauche qui tient le parchemin déroulé sur la table ; ni aux jambes qui me soutiennent puisque j’écris debout. Un coup sur la tête ? Au ventre ? J’aurais sans doute préféré cela, quelque chose qui saigne, qui cicatrise, qui se répare.
Le mieux est que je te raconte les faits.
L’aube annonçait une journée riante. Pour une fois, j’avais dormi un peu et le chant du coq pinça un Pilate reposé. Je regardai le ciel pur, le ciel blanc, le ciel qui ne s’use pas malgré tout ce qui s’y passe. Déjà, les palefreniers dans la cour donnaient à boire aux chevaux, les portes bâillaient, la vie rentrait au fort Antonia.
Un affranchi vint me prévenir que mon médecin souhaitait me voir. Je lui répondis que je le rejoindrais dans son atelier.
Là, alors que j’arrivais, rasé de frais, parfumé, m’attendait le premier coup du jour.
Sertorius était en train d’examiner les viscères d’une oie.
— Fais-tu des prédictions à partir des entrailles ? demandai-je gaiement.
— Non, j’essaie de comprendre la digestion.
Sertorius s’essuya les mains mais continua à se les frotter de manière embarrassée même après que celles-ci furent propres. Je m’assis sur un tabouret et l’engageai à parler.
— Sachant que tu étais intéressé, Pilate, par la crucifixion du Nazaréen, j’ai continué à faire la lumière sur son cas et repris un à un les éléments en consultant tous les témoins. Malheureusement, cela m’oblige à revenir sur mon précédent diagnostic.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Qu’il est fort possible, voire probable, très probable que le Nazaréen soit mort sur la croix.
Il se grattait la tête, comme si ses scrupules le démangeaient.
— L’autre jour, je n’avais pas toutes les données en main, ce qui m’a conduit à surestimer la santé du Nazaréen. Tout d’abord, il se trouvait à jeun depuis quarante-huit heures, ce qui l’affaiblissait. Ensuite, la nuit où il fut arrêté au mont des Oliviers, son crâne suait du sang, un phénomène déjà notifié par Timocrate, un confrère grec, pour qui cette sudation exceptionnelle se révélerait le symptôme d’une grave maladie. Je conclus qu’avant même son procès, le Nazaréen n’était pas en bonne santé. Mais ce qu’on ne m’avait pas dit, non plus, l’autre jour, c’est que l’homme avait été torturé et flagellé avant d’être conduit au Golgotha.
— On ne meurt pas du fouet ! protestai-je.
— Si ! Cela s’est vu. Car le criminel y perd beaucoup de sang, les muscles sont lacérés. Tes centurions m’ont d’ailleurs confirmé qu’ils fouettaient traditionnellement les condamnés à la croix afin qu’ils trépassent plus vite.
— Je n’ai pas fait battre Yéchoua pour qu’il périsse mais pour lui éviter la mort. Je pensais que cela suffirait à satisfaire le peuple.
— Médicalement, le résultat est le même. Le Nazaréen s’est montré incapable de porter la poutre supérieure de la croix jusqu’au mont du Crâne, il fallut qu’un passant le fît à sa place. Tes légionnaires ont d’ailleurs accepté la proposition de ce Juif parce qu’ils avaient peur que le condamné n’arrivât pas vivant au lieu du supplice. Dans cet état, l’hémorragie des poignets et des pieds plus quelques heures d’asphyxie sur la croix ont pu suffire à l’achever.
— Mais le sang ? Le sang qui jaillit lorsque le soldat a enfoncé sa lance ? Le sang, déjà épaissi, ne gicle pas d’un cadavre !
— Justement, j’ai obtenu des précisions qui me font, là encore, diagnostiquer différemment. D’après Yohanân, le jeune disciple, et les soldats au pied de la croix, ce qui fusa hors du corps était un mélange de sang et d’eau. Ce qui nous indique que le coup de lance a atteint la plèvre, cette poche qui contient un liquide transparent. En éclatant, elle a forcément lâché un peu de sang qui a coloré la substance même si le corps était déjà mort. De plus, à supposer que l’homme ne fut alors qu’agonisant, fendre la plèvre l’aurait tué. En fait, aujourd’hui, au regard de tout cela, je me sens obligé de conclure qu’il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent que le Nazaréen fut trépassé lorsqu’on le décloua.
— Très bien, Sertorius. Alors comment expliques-tu qu’il vive, parle et marche aujourd’hui ? Par la résurrection ?
— L’idée de résurrection n’appartient pas à mon arsenal médical.
— Donc, si la résurrection n’est pas pensable pour toi comme pour moi, même s’il y avait quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent que Yéchoua fut mort sur la croix, il ne l’était pas puisqu’il vit toujours.
Je quittai l’atelier sans un mot ni un regard pour le médecin. S’il s’était soulagé de ses scrupules, il ne m’avait pas ébranlé, il avait juste réussi à me mettre de mauvaise humeur.
On vint alors me prévenir que Yoseph d’Arimathie, du fond de sa cellule, souhaitait me faire des aveux. J’en fus ragaillardi : enfin, nous allions mettre la main sur Yéchoua.
Je trouvai un Yoseph étrangement calme. Il sourit même en me voyant. Il m’annonça qu’il voulait dévoiler toute la vérité, mais il y posait une condition : que nous nous rendions au cimetière.
Je ne pouvais pas imaginer un piège, ni une ruse. Son regard était clair, le vieillard respirait paisiblement, comme un homme qui va se délivrer des secrets qui l’empoisonnent. Je lui passai son caprice.
Suivis d’une garde restreinte, nous arrivâmes devant le tombeau de Yéchoua.
— Eh bien, parle, Yoseph.
— Rentrons dans la tombe. Là, je te montrerai les deux choses que j’ai à te révéler.
D’un geste, j’ordonnai à mes hommes de rouler la pierre. Qu’avais-je à craindre ? Peut-être Yoseph voulait-il m’indiquer une trappe, un passage secret qui avait permis à Yéchoua de se cacher ou de s’enfuir ? J’étais déjà piqué par les pointes de la curiosité.
La vieille main sèche de Yoseph me prit le bras et nous pénétrâmes dans le vestibule. Il avait plus peur que moi.
Là, il demanda qu’on referme la meulière. Mes hommes hésitèrent. Je donnai l’ordre à mon tour. Les muscles se bandèrent de nouveau, nous entendîmes les souffles raccourcis par l’effort, quelques jurons, puis le jour disparut. Nous étions seuls dans le tombeau obstrué.
Yoseph m’amena à tâtons au fond de la chambre mortuaire et me fit asseoir. Une odeur fraîche et entêtante avait gagné l’obscurité.
Je m’appuyai contre le roc glacé pour attendre les révélations de Yoseph.
— Je n’imaginais pas qu’une tombe sente aussi bon.
— N’est-ce pas ? Il y a ici cent livres de myrrhe et d’aloès, le cadeau de Nicodème, que tu connais sans doute, le docteur de la Loi. Il l’avait fait déposer l’après-midi de la crucifixion.
— Eh bien parle, Yoseph, je t’écoute.
Yoseph ne répondit pas.
— Que veux-tu me montrer ?
Yoseph ne répondit pas davantage.
Etait-ce le froid ? L’humidité ? L’enfermement ? Je commençais à me sentir légèrement nauséeux.
— Yoseph, dis-moi pourquoi tu nous as fait venir ici ?
— Je veux te convaincre que Yéchoua était mort.
Yoseph avait parlé d’une voix blanche, tant il avait de la difficulté à respirer. Moi-même, j’avais le cœur qui s’accélérait et je cherchais mon air.
— Allons, parle vite ! Cette odeur est insupportable ! Je ne tiendrai pas longtemps…
Je passai ma main sur mon front et je découvris qu’il était couvert de sueur alors que je grelottais. Que se passait-il ?
— Yoseph, ça suffit ! Que faisons-nous là ?
— Tu n’as qu’à deviner toi-même…
Sa voix devenait à peine audible, un souffle rauque au bord de l’exténuation.
Puis il y eut un bruit sourd, celui d’une chute.
Je me dressai. Je sentis une chose chaude et molle, sous mes pieds. Je l’enjambai et hurlai à mes hommes, à travers la paroi, d’ouvrir.
Sans entendre de réponse, je m’approchai de l’unique rai de lumière pour respirer un air plus pur, puis, au bord de la défaillance, j’appelai de nouveau. J’étais devenu sourd et je découvrais le monde tout aussi sourd à mes appels. Je venais de sombrer dans une machination. J’ai crié, crié, crié…
Enfin le rai de lumière s’arrondit, la pierre commença à rouler, me parvinrent les chants des oiseaux, les jurons de mes hommes et je vis le soleil vert et blanc du verger fleuri. Je bondis hors de la tombe et m’écroulai dans l’herbe.
Mes hommes allèrent chercher Yoseph, la chose évanouie qui était tombée à mes pieds, et ils l’allongèrent près de moi. Ils nous aspergèrent avec l’eau de leur gourde.
En revenant à la vie, à moi-même, je me dis que j’aimais l’affairement de mes soldats, ces grosses faces plébéiennes où le sourire effaçait l’inquiétude.
Yoseph mit plus de temps à reprendre des couleurs. Je vis enfin son œil bleu, blanchi par les couches de l’âge, se rouvrir au ciel. Il se tourna vers moi.
— Alors, as-tu compris ?
J’avais compris. Les épices et aromates entreposés dans le caveau pour l’aseptiser et accompagner le défunt, cette myrrhe et cet aloès, créaient une atmosphère suffocante, irrespirable, mortifère. Yéchoua, moribond ou en bonne santé, n’aurait jamais pu survivre dans cette chambre empoisonnée.
Mes hommes nous remirent debout et nous déposèrent près de la fontaine, à l’ombre du figuier.
Je niais encore la démonstration de Yoseph. Qu’est-ce qui me prouvait que l’on n’avait pas déposé ces offrandes dans la tombe de Yéchoua après qu’il en fut parti ? Au moment où on l’avait retiré ?
Yoseph lisait mes doutes sur mon front.
— Je t’assure que Nicodème avait placé son présent avant qu’on y dépose le cadavre.
Je n’étais pas convaincu. Il ne s’agissait encore que d’un témoignage. Dans cette affaire Yéchoua, on rebondissait de témoignage en témoignage. Quoi de plus fragile qu’un témoignage ? Comment accorder du crédit à des Juifs qui, de toute façon, dès le départ voulaient voir en Yéchoua leur Messie ?
Yoseph me sourit et fouilla dans les plis de son manteau. Il en sortit un parchemin, noué par un ruban que je connaissais bien, où était glissée une branche de mimosa. Je frémis.
Claudia Procula lui avait confié ce message pour moi.
— Qui croire ? Qui ne pas croire ? Mon bon Pilate, je sais que tu n’écouteras qu’une seule personne. Lis donc. Je déroulai la missive.
« Pilate,
« Il y avait quatre femmes voilées au pied de la croix. Myriam de Nazareth, sa mère. Myriam de Magdala, l’ancienne courtisane que Yéchoua aimait tendrement pour sa bonté et son intelligence, Salomé, la mère de Yohanân et de Jacob, les disciples. Enfin, la quatrième était ton épouse, Pilate. Je n’ai pas osé l’avouer, ni à toi ni aux autres : j’étais dissimulée sous plusieurs couches de soie afin que personne, sinon mes compagnes, ne m’identifiât. Je peux t’assurer, pour avoir enveloppé son corps raide et glacé dans le suaire, que Yéchoua était bien mort ce soir-là. J’en ai moi-même tant pleuré de désespoir. J’étais sotte. Je ne croyais pas assez en lui. Maintenant, la lumière s’est faite. Rejoins-moi vite sur la route de Nazareth. Je t’aime.
Ta Claudia. »