De Pilate à son cher Titus
Qu’est-ce qu’une surprise ? Un événement inattendu qui provoque en nous de la peine ou de la joie ; c’est bref, une surprise ; on s’en remet toujours, qu’elle soit bonne ou mauvaise. Mais comment appeler une surprise sans fin ? Une flèche qui nous fige dans la perplexité ?
Hier soir, je descendis au cachot.
Il n’y avait que Yohanân et la nuit.
Le jeune homme se tenait couché sur le ventre, les bras en croix, le visage sur la dalle. Une lune indifférente lâchait quelques rayons avares à travers les barreaux.
Il était aussi long, aussi grand que Yéchoua. Sa tunique blanche épousait ses larges épaules, sa taille étroite, sa croupe de marcheur, ses jambes hautes, nerveuses…
J’avais longtemps erré dans le fort endormi. J’avais froid. Je n’aime pas ces nuits glaciales de printemps qui ne tiennent pas les promesses du jour. Sans me manifester, je contemplais les mains de Yohanân, paumes plaquées au sol, des mains pâles, plus douces que le duvet des joues.
— Approche, Pilate, puisque tu meurs d’envie de me parler.
J’ai sursauté. Sa voix avait résonné sous les voûtes sans que rien de lui ne bougeât.
— Approche.
Je souris. Yohanân avait poussé le mimétisme jusqu’à parler comme Yéchoua, avec ce timbre d’effusion tendre, cette familiarité insolite qui refusait de distinguer un empereur d’un berger.
J’avançai vers la grille et murmurai :
— Quelle étrange position pour prier…
— Il se tenait ainsi lorsqu’il est mort. En croix, comme un criminel. C’est ainsi que je prierai désormais. Tout à l’heure, j’ai presque senti les clous à mes poignets.
Soudain, il rassembla ses membres, fit demi-tour sur lui-même et s’assit face à moi. Ses bras entouraient ses genoux et ses yeux noirs brillaient tandis que ses longs cheveux devenaient bleu de cendre sous la lumière morte de la lune.
— Je voudrais lui ressembler le plus possible. Et l’imiter. Tant que ma vie durera.
À la sincérité éperdue qui vibrait dans sa voix, je me pris à soupçonner que Yohanân était devenu fou. Peut-être se prenait-il pour son maître ? Peut-être était-ce malgré lui, sans intention maligne, qu’il avait abusé les témoins ? Peut-être n’avait-il même pas eu conscience de les induire en erreur ?
Je devais mener l’interrogatoire.
— Quoi que le sanhédrin ait dit, j’ai toujours pensé que ton Yéchoua était un homme droit, juste et sincère.
— Alors toi aussi, Pilate, tu as recueilli la lumière de sa parole ?
Je déteste cette rhétorique juive, ces images exaltées, pain quotidien de leur pensée nébuleuse. Je le remis à sa place.
— Non. Simplement, j’ai reçu une éducation grecque et j’en suis resté curieux des sages.
— Mais Yéchoua n’est pas un sage !
— Si, un sage maladroit, un sage entêté, comme Socrate, qui meurt de n’avoir pas voulu démentir.
— Yéchoua n’est pas un sage !
J’avais pensé l’amadouer en lui faisant ce compliment énorme – comparer son maître à Socrate – mais, loin d’abolir la distance entre nous deux, cela avait construit un mur de silence. Le jeune homme s’était fermé.
— Pourquoi te fais-tu passer pour Yéchoua ?
Il me regarda sans comprendre, l’air authentiquement étonné. Je commençai à me demander si les gens n’avaient pas pris Yohanân pour Yéchoua sans même qu’il s’en doutât.
— Yohanân, écoute-moi. Tu as toujours eu une vague ressemblance avec Yéchoua et, pour la cultiver, tu te rases la barbe. Excellente idée. Tu noircis tes paupières au charbon pour te fatiguer et te vieillir. Tu te caches sous un capuchon, tu imites sa voix, et, lorsque tu sens que ton interlocuteur est disposé à faire la confusion, tu montres quelques instants ton visage dans la pénombre.
— Non.
— Si.
— Sinon, pourquoi aurais-tu fait cela, toi, un Juif pieux ? Un Juif pieux ne se rase pas !
Yohanân éclata de rire.
— Je n’ai pas rasé ma barbe pour ressembler à Yéchoua mais pour échapper à la surveillance de tes hommes. Tu nous as interdit, à nous, les disciples, de remettre les pieds à Jérusalem. Or je savais qu’il allait se passer beaucoup de choses ici. J’ai négligé ton veto et décidé de me cacher. Le capuchon poursuit le même but. Oui je me dissimule, oui je vis en clandestin, mais je ne me fais pas passer pour Yéchoua.
— Pourquoi te rendais-tu chez sa mère ?
— Yéchoua aimait profondément sa mère et je suis certain qu’il va venir lui annoncer la Bonne Nouvelle. J’aimerais être là, tapi dans un coin, pour assister à son apparition.
Ce garçon me déconcertait. Il pensait violemment tout ce qu’il disait, incapable d’une feinte.
— Je t’en supplie, Pilate, laisse-moi aller chez Myriam. Je ne veux pas manquer cela.
Il m’avait pris les mains et son regard m’implorait.
— Plus tard, Pilate, plus tard, je ferai autant de prison que tu voudras, tu pourras même me crucifier, peu m’importe, du moment que j’aurai vu Yéchoua. Laisse-moi l’attendre chez Myriam.
Je m’éloignai pour qu’il me lâche. Il tomba à terre, toujours suppliant.
Puisque ce garçon ne mentait pas, je devais maintenant vérifier la justesse de ma deuxième hypothèse : il n’était pas un mystificateur volontaire, mais un mystificateur inconscient.
— Tu nies t’être fait passer pour Yéchoua ?
— Bien sûr.
— As-tu rencontré dernièrement Salomé, la fille d’Hérode ?
— Oui.
— Et Myriam de Magdala ?
— Oui.
— Et les deux pèlerins d’Emmaüs ?
— Bien sûr.
Il avouait sans malice. Il ignorait l’effet qu’il avait produit sur eux.
— Que penses-tu de leur témoignage ?
— Je les envie. Oh ! Pilate ! je t’en supplie, laisse-moi rejoindre Yéchoua chez sa mère. Je n’ai déjà plus besoin de le voir par moi-même pour y croire, mais je serais si heureux de le retrouver. Laisse-moi partir. Je m’engage à me livrer.
Je le laissai s’époumoner.
Il finit par se taire.
Comprenant que je le maintiendrais dans ce cachot, lentement, il se remit sur le sol, en croix, et recommença à prier. Je le voyais s’apaiser, son souffle redevenant régulier.
Déjà, les pâleurs de l’aube glissaient sur la mousse des soupiraux. Songeant qu’il serait peut-être utile que je me repose avant d’affronter une nouvelle journée, je me levai pour quitter la prison.
— Je t’aime, Pilate.
Yohanân avait prononcé ces mots en me voyant partir. J’en demeurai glacé.
— Je t’aime, Pilate.
Je me retournai vers Yohanân avec l’envie de l’insulter pour le faire taire.
— Cesse de parler comme lui !
— C’est lui qui me l’a appris.
— Comment peux-tu prétendre m’aimer ? Je t’enferme en prison ; dans quelques heures, je te livrerai au sanhédrin ; tu ne reverras peut-être jamais le jour ; tu prétends m’aimer ? M’aimer, moi, qui ai aussi fait exécuter ton maître !
— Il a demandé sur la croix qu’on te pardonne.
— Moi ?
— Toi comme les autres. Il a murmuré : « Père, pardonnez-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font. »
Sans m’en rendre compte, je me jetai contre la grille, l’attrapai à travers les barreaux et me mis à le secouer violemment.
— Pas moi, tu m’entends, pas moi ! Tu n’as pas à m’aimer ! Tu n’as pas à me pardonner ! Je n’en veux pas !
— Ne sois pas si orgueilleux. Yéchoua t’aimait.
C’en était trop. De son cachot, Yohanân me menaçait. Il devenait le chasseur, moi la proie, et je reculais dans la pénombre pour me protéger de son insupportable bonté.
— Vous êtes fous ! Fous ! Caïphe a raison : il faut vous empêcher de parler ! Il faut vous exécuter, tous !
— Tu ne veux pas que je t’aime ?
— Non, je ne veux pas de ton amour. Je préfère choisir qui m’en donne. Et à qui j’en donne. Domaine réservé.
— Tu as raison, Pilate. Que deviendrions-nous si nous nous aimions tous ? Penses-y, Pilate, que deviendrions-nous dans un monde d’amour ? Que deviendrait Pilate, préfet de Rome, qui doit sa place à la conquête, à la haine et au mépris des autres ? Que deviendrait Caïphe, le grand prêtre du Temple, qui t’achète sa charge à force de cadeaux et assoit son autorité sur la crainte qu’il inspire ? Y aurait-il encore des Juifs, des Grecs, des Romains dans un monde inspiré par l’amour ? Encore des puissants et des faibles, des riches et des pauvres, des hommes libres et des esclaves ? Tu as raison, Pilate, d’avoir si peur : l’amour serait la destruction de ton monde. Tu ne verrais le Royaume de l’amour que sur les cendres du tien.
Puis-je te l’avouer, mon cher frère ? Devant tant de folie, je m’enfuis.
Je quittai le fort Antonia pour rejoindre notre palais, grimpai quatre à quatre les escaliers qui mènent à notre chambre et là, comme un nomade trouve le puits, je me jetai dans le lit où dormait Claudia.
Elle reposait sur le flanc et je me plaquai contre elle, la caressant pour qu’elle se réveille. Elle sourit en m’apercevant. Elle cria presque de joie.
— Pilate, je voulais te dire…
Je mis ma bouche en guise de bâillon. Je débordai de tendresse et aussi d’une sorte de joie sauvage, une envie d’étreindre, de caresser, de pénétrer le corps de ma femme. Nous avons roulé dans le lit. Elle voulut encore parler, mais ma bouche l’empêchait. Enfin, elle se rendit, nous nous sommes emboîtés et nous avons fait longuement, furieusement, l’amour.
Quand le plaisir nous sépara, nous glissâmes chacun de notre côté puis Claudia se leva et vint s’asseoir devant moi.
— Pilate, j’ai quelque chose à te dire de très important.
— Que tu m’aimes, Claudia ?
— Ça, je viens de te le dire.
Nous nous embrassâmes encore.
— Pilate, j’ai autre chose à te dire, d’incroyable, de bouleversant, de…
Elle se tut. Je l’encourageai d’un baiser dans le cou.
— Eh bien ?
— J’ai vu Yéchoua cette nuit. Il m’est apparu. Il est ressuscité.