De Pilate à son cher Titus
La journée que je vais te raconter m’a plusieurs fois contrarié, agacé, mais elle se finit comme je n’osais l’espérer. J’ai hâte de t’en livrer la conclusion bien que la conclusion elle-même ne vaille que par le raisonnement qui y conduit.
Tu sais quel était mon état hier soir. Je pensais avoir repéré les manigances d’Hérode dans ce filet plein de nœuds. Je l’avais menacé d’un rapport à Tibère et j’attendais donc, sachant l’homme plus rusé que courageux, son repentir aujourd’hui.
À l’aube, le centurion Burrus sollicita une audience. Le visage un peu congestionné, il me demanda d’une voix oppressée :
— Est-il vrai que le sauvage, là-bas, dans la cour, est ton hôte ?
De la fenêtre, il me désigna, au cœur de notre enceinte, une couche de fortune où était allongé Craterios, à moitié nu dans ses peaux de bêtes.
— Naturellement, Craterios fut mon maître avant que je ne porte la toge virile. C’est un philosophe cynique d’une grande puissance, sais-tu ?
Burrus devint encore plus rouge.
— Oh ça, pour la puissance, je n’en doute pas. Il suffit de se pencher pour voir.
— Que veux-tu dire ?
Je regardai plus attentivement en bas et je ne pus retenir un cri. Sans attendre nous avons dévalé les marches pour rejoindre Craterios.
— Salut Pilate, la journée s’annonce bien !
Craterios, d’ordinaire grognon, nous adressait un large sourire. Délesté de ses peaux, de sa besace, il se tenait allongé sous le soleil jaune paille du matin.
Je n’avais pas rêvé : Craterios, son énorme sexe turgescent à l’air, était en train de s’astiquer allègrement le membre au milieu de la cour. Et notre présence, nos visages ébahis ne changeaient rien au va-et-vient de la main.
— Je pense que je vais rester quelque temps à Jérusalem, continua avec naturel Craterios. J’ai parlé hier avec ton épouse, Claudia Procula – une femme qui vaut mieux que ses bijoux –, elle m’a expliqué cette religion juive et, ma foi, à ma grande surprise, je l’ai trouvée assez intéressante. Étonnante même. Sais-tu, de toutes les religions que je connais, c’est la seule qui se rapproche de la philosophie ! Comme chez nos maîtres grecs, on n’y parle que d’un Dieu, un seul Dieu, l’unique.
Craterios discutait, posé, sérieux, comme si sa main ne se fut pas occupée de son bas-ventre. Mais je n’arrivais pas à l’écouter, une telle indépendance entre la tête et les organes génitaux m’étant impossible.
Je tendis mon doigt vers le lieu d’agitation et demandai à Craterios :
— Dis-moi, Craterios, mènes-tu un exercice-philosophique ?
— Thérapeutique, dirons-nous plutôt. Thérapeutique et moral ! Thérapeutique car, lorsque le corps déborde de semence, ainsi que le conseillait Hippocrate, il faut prêter le poignet à la nature pour expulser les fluides. Moral car je tiens à ma liberté de penser et d’agir, et je ne veux pas devenir l’esclave de mes couilles. Si je ne prends pas la peine de les vider tous les matins, les fluides me montent à la tête, je deviens fou, je fais des bêtises.
— Je me demande bien ce que peut être une bêtise pour toi.
— Je deviens sentimental ! Je m’attache à la première fille qui passe avec la cuisse large et la hanche forte, je porte sa cruche d’eau, je raconte des fredaines, je complimente, je joue l’avantageux, je vais même jusqu’à faire des promesses… Par contre, rien de tout cela n’arrive si je me soulage au réveil. Je te conseille ma méthode, Pilate. Ne t’en avais-je pas parlé, à l’époque ?
Sans répondre, je regardai l’objet incriminé. Était-ce l’évocation de la servante ? Il me sembla que l’industrieuse main progressait dans ses œuvres et que le soulagement approchait.
— Les gens me traitent de libidineux cyrénaïque, dit-il en accélérant la cadence de son poignet, alors que je méprise le corps, je méprise le sexe, je veux simplement… me débarrasser… mm… de cette chiennerie… Ah !
Dans un spasme, Craterios acheva sa gymnastique matinale. Il en essuya les effets avec ses peaux de bêtes.
— Où en étions-nous ? Ah oui, Pilate, ces Juifs pratiquent une religion qui n’est pas dépourvue d’intérêt. Comme je te disais, ils professent la croyance en un Dieu unique, ce qui me paraît l’intelligence même. D’Anaxagore jusqu’à Platon, c’est le chemin qu’a pris la réflexion des sages. Si Dieu est, il est un. Le seul dieu pensable est un dieu au singulier, l’absolu, l’origine, le foyer de l’Unité, la raison d’être du multiple. Ne trouves-tu pas surprenant que ces mythes expriment spontanément la même théorie que les plus grands philosophes de la Grèce ? Quelle étrange coïncidence ! Le monothéisme, les penseurs l’ont progressivement découvert à force de raisonnement ; alors que les Juifs, eux, en ont eu la révélation dès le début de leur histoire ! De plus, d’après Claudia Procula – une femme exceptionnelle, Pilate, j’espère que tu t’en rends compte –, les Juifs soutiennent aussi que l’âge d’or n’est pas derrière, mais devant. Imagines-tu ? Alors que toutes les religions, voire les philosophies, sont essentiellement nostalgiques, tournées vers le passé fondateur, eux, ils avancent, ils progressent ! Ils mettent le bonheur dans le futur, ils l’attendent, ils l’espèrent, comme si l’histoire n’était pas ronde, cyclique, mais en mouvement, une flèche lancée sur une cible… Claudia Procula m’a précisé cela hier en évoquant leurs livres. Au fait, c’est une femme étonnante, bien au-dessus de sa condition d’aristocrate, je ne sais même pas si tu mérites une épouse pareille.
Sur ce point, j’étais d’accord avec Craterios : je n’ai jamais compris pourquoi Claudia Procula m’avait choisi entre vingt prétendants plus riches, plus cultivés, plus glorieux.
— Ton épouse possède une qualité extrêmement rare chez les femmes : l’indépendance. Elle a ses propres goûts, ses propres pensées, ses propres jugements. Elle se déplace à sa guise. Elle n’envisage même pas que son statut d’épouse limite sa liberté. Elle te quitterait, Pilate, si tu la décevais. Et elle ne reste auprès de toi que parce qu’elle t’aime, et vérifie chaque matin qu’elle t’aime encore. Elle m’a, d’ailleurs, parlé d’un philosophe d’ici, un certain Yéchoua, qui professait une doctrine qui ne m’a pas semblé très loin de celle de notre grand Diogène. Vie simple, frugale, mépris des puissants, accueil de la femme, respect des hommes à condition qu’ils se montrent dignes d’être des hommes… Je vais me renseigner un peu plus sur ce sage.
— Bien, renseigne-toi. Mais fais-moi plaisir, Craterios : évite les exercices thérapeutiques et moraux en public. Contrairement à ce que tu as l’air de croire, les Juifs ne partagent pas le respect des Grecs pour la philosophie, ni la curiosité des Romains pour l’extraordinaire. Ils ne respectent que leur Loi, sont très pudiques et punissent sévèrement… l’exubérance sexuelle. Tu risquerais de mourir lapidé avant que je ne puisse intervenir.
En haussant les épaules, Craterios se dirigea vers la cuisine pour bâfrer quelques restes.
Un messager d’Hérodiade vint alors nous annoncer que le tétrarque Hérode était souffrant.
L’excuse se montrait aussi grossière qu’inadmissible. Hérode cherchait donc par tous les moyens à gagner du temps.
Suivi d’une vingtaine de soldats, je galopai au petit palais. Je déployai mes hommes autour de la demeure et je sommai Hérode d’ouvrir.
Chouza, l’intendant, se précipita devant moi et tomba à genoux.
— Hérode est au plus mal, Seigneur.
Agacé par ces excès, ces trémolos, ces jérémiades orientales, j’enjambai Chouza et ouvris les portes jusqu’à la salle des festins.
Sur un grand lit, exposé comme on expose un mort, Hérode gisait. Je m’approchai du renard qui simulait un sommeil profond pour éviter notre entretien. Je me penchai sur sa face grasse où fards et poudres, coagulés par la sueur, se fendaient en croûtes sur la vieille peau ridée.
Sertorius, mon médecin que j’avais amené, se pencha sur le souffle régulier d’Hérode.
— Il dort.
— Réveille-le.
Sertorius lui planta rudement une aiguille dans le bras. Le corps ne bougea pas, le visage n’eut même pas un frémissement des ailes du nez.
Une voix coupante s’éleva du fond de la pièce :
— Il ne dort pas. Sinon, il ronflerait.
La reine Hérodiade se tenait entre deux chandeliers monumentaux, le corps sanglé dans une robe d’apparat, le visage éclaboussé de poudre. À vouloir trop nier le temps, elle l’avait précipité. Perruques et peintures substituaient au visage d’une belle femme de quarante ans un masque sans âge. Elle avança en ondulant vers moi, d’une démarche totalement dépourvue de scrupule.
— Il n’est pas mort mais il s’est enfoncé dans un sommeil dont on ne peut plus le sortir.
— Est-ce dangereux ?
— Je l’espère. Je n’ai épousé ce goret puant et faisandé que pour devenir sa veuve. Il le sait d’ailleurs. N’est-ce pas, Hérode, que je te hais et que j’attends que ton vieux cuir pourrisse ?
Hérode, mou comme une huître, ne cilla même pas.
Je ne pus m’empêcher de sourire des manières d’Hérodiade.
— Toujours aussi amoureuse, à ce que je vois.
— Toujours, répondit paisiblement Hérodiade.
Mon médecin examina Hérode et conclut que, bien que rien de vital ne fût touché chez le tétrarque, celui-ci, suite à une émotion très vive, s’était en quelque sorte retiré de lui-même. Il pouvait très bien sortir de cet engourdissement ou y rester.
— Il en reviendra, trancha Hérodiade. Il en est toujours revenu. Il m’a déjà fait ce coup-là lorsqu’on lui a servi la tête de Yohanân sur un plateau. Après trois jours, il a repris ses insupportables habitudes. Ta visite d’hier lui a fait le même effet que la décapitation de l’ermite à la bouche pleine de merde. Que lui as-tu donc dit ?
Je racontai, sur un ton sévère destiné à l’impressionner à son tour, comment j’avais mis en pièces le plan d’Hérode et comment je l’avais sommé de faire taire toutes ces rumeurs en exhumant le cadavre.
Hérodiade m’écouta avec intérêt, ses yeux brillaient d’une flamme noire, le visage absorbé dans une totale fixité.
Elle laissa passer un long silence avant de me répondre.
— Tu as tort, Pilate. Ton raisonnement visant à accuser Hérode est brillant, mais brillamment vicieux. Le goret est rusé comme un labyrinthe, pourtant tu sous-estimes une chose : Hérode a la foi de ses ancêtres et ne dérogera jamais à la Loi car il est profondément religieux. Il a très mal supporté que je lui aie extorqué la mort de Yohanân le Plongeur ; il y voyait un inspiré véritable, et il tremblait d’avoir assassiné un ministre de Dieu. S’il ne me touchait plus depuis longtemps, après cet épisode, il ne me parlait plus non plus. Lorsque Yéchoua est apparu, annoncé par Yohanân comme le véritable Messie, Hérode a effectivement mis beaucoup d’espoir en lui. Voulant l’aider, il lui a proposé de l’argent pour activer son prêche. Yéchoua s’en moquait. Hérode ne se vexait pas. Il voyait, une à une, les prophéties se réaliser, confirmant l’identité de Yéchoua. Lorsque le Nazaréen a annoncé qu’il irait, pour la fête des Pains azymes, à Jérusalem afin d’achever son œuvre, Hérode a bouclé nos bagages pour que nous assistions à son triomphe. Lorsque Yéchoua fut arrêté, Hérode n’eut pas peur un instant, persuadé que Yéchoua terrasserait ses adversaires en dressant une barrière de feu entre ses juges et lui, ou n’importe quel autre prodige. Il faut dire que Yéchoua nous avait habitués à guérir tant de malades. Lorsque ses espions lui apprirent que le sanhédrin, pas du tout retenu par Yéchoua, mais au contraire poussé par son attitude entêtée, votait sa mort à l’unanimité, Hérode est intervenu. Il s’est servi d’arguments juridiques pour envoyer le Nazaréen chez toi, puis ici. Et cette nuit-là… cette nuit-là…
Elle s’arrêta un instant, fatiguée à l’idée de ce qu’elle allait devoir me raconter. Elle renversa sa tête en arrière puis, par une manipulation rapide, ouvrit le chaton d’une de ses bagues, en retira une petite dose de poudre qu’elle posa sur sa langue et, paupières closes, elle sembla reprendre des forces.
— Rien ne se passa comme prévu, Pilate, rien. Hérode reçut fort gentiment Yéchoua en lui annonçant qu’il allait le sauver. Yéchoua lui répondit que personne, et surtout pas lui, Hérode, ne pouvait le sauver ; il devait accomplir son destin, c’étaient les hommes qu’il devait sauver, et non pas lui-même. Nous n’y comprenions rien. Yéchoua souhaitait mourir, il disait que rien n’arriverait sans cela. Il nous sembla déprimé, au plus bas de lui-même. Inquiets, nous lui avons demandé de se ressaisir, de nous faire des prodiges. Il ne répondait qu’une chose : qu’il devait mourir et qu’il agoniserait dans des conditions atroces. Moi, je m’étais toujours doutée qu’il n’était qu’un imposteur mais Hérode, cette nuit-là, pour la première fois, accédait à mon idée. Il est entré dans une colère terrible, s’est mis à insulter Yéchoua, le sommant d’exécuter un miracle devant nous. Le Nazaréen ne réagit même pas, prostré, les épaules basses, comme un escroc en bout de course. Hérode a ameuté le palais, les gardes, les domestiques, les esclaves ; chacun s’est déchaîné sur Yéchoua en se moquant de lui, en l’injuriant, en le déguisant en femme. Nous poussions la provocation au plus loin pour obtenir une réponse. Au lieu de cela, amorphe comme une poupée de son, le Nazaréen se laissait faire. Il fut piétiné, insulté, fardé, attouché, embrassé, palpé, avec dans les yeux une tristesse soumise qui redoublait la rage de tous les participants. Enfin, au comble du dégoût et de la désillusion, nous te l’avons renvoyé, Pilate, dans l’état que tu sais, et couvert de cette fausse pourpre royale, ce manteau déchiré et souillé, pour nous moquer de sa prétention à fonder un royaume et te signifier qu’il ne s’agissait que d’un imposteur méprisable. Je dois d’ailleurs te dire que, si nous n’étions pas convenus auparavant de te le rendre, nous l’aurions mis en pièces et tué ici même cette nuit-là.
Elle soupira longuement. Elle regrettait cette exécution différée. Un appétit de tuer habitait cette femme étrange.
— Alors, Pilate, tu comprends qu’hier soir, apprenant la rumeur de sa résurrection, Hérode a dû imaginer avoir frappé pour la deuxième fois un envoyé de Dieu, la terreur a dû l’envahir et l’expédier en sommeil sur ces terres inconnues, désertes et silencieuses, où il se réfugie lorsqu’il n’a plus le courage de vivre.
Dure, elle me regarda dans les yeux.
— Crois-tu à cette résurrection ?
— Évidemment non.
— Moi non plus.
Me tournant le dos, elle se dirigea vers une statue d’or et d’ivoire qu’elle caressa longuement avec ses mains hérissées d’ongles admirables. Elle réfléchissait, j’avais l’impression de n’être plus dans la même pièce qu’elle tant je la sentais absorbée dans sa méditation. Soudain, son front se plissa, elle cessa de toucher la sculpture et me fixa, les yeux mi-clos, comme si elle scrutait la vérité au plus profond de mes prunelles.
— As-tu pensé à un double ?
— Pardon ?
— Moi, ce qui me frappe dans les témoignages, c’est que les hommes et les femmes ne reconnaissent pas immédiatement Yéchoua. L’homme porte un capuchon, il ne l’enlève que brièvement puis il disparaît. Ce que ferait un sosie qui utiliserait une faible ressemblance.
— Alors les témoins ne mentiraient pas mais auraient été abusés par un double de Yéchoua.
— Naturellement. Rien de plus fragile qu’un faux témoin. Tandis qu’un témoin de bonne foi, un témoin abusé par une bonne mise en scène, même sous la torture, criera encore avoir vu Yéchoua ressuscité.
J’aperçus immédiatement la force de cette hypothèse. Prenant congé d’Hérodiade, sur le pas de la porte, je me crus obligé de proposer les services de Sertorius.
— Veux-tu que je te laisse mon médecin, afin de veiller à la santé d’Hérode ?
Hérodiade eut une moue de mépris.
— Inutile ! Hérode tient de la mauvaise plante, vivace, solide, indéracinable, qui n’a même pas besoin de printemps pour refleurir toujours.
Sur ces mots, sa bouche se tordit dans un rictus de vomissement. Décidément, Hérodiade haïssait passionnément Hérode.
Je traversai Jérusalem, mâchant et remâchant sa suggestion. La brièveté qui entourait les apparitions de Yéchoua d’un halo de mystère pouvait s’expliquer par l’imposture. L’homme qui jouait le rôle du crucifié se manifestait prudemment dans la pénombre, dissimulé sous son capuchon ; il entamait d’abord la conversation avec sa victime pour tester son chagrin, et par-delà, son éventuelle tendance à croire à un retour de Yéchoua ; puis une fois le poisson ferré, lorsque le crucifié était devenu le centre des préoccupations, l’homme enlevait son capuchon.
Ayant envie de soumettre cette théorie à Caïphe, j’envoyai un messager au Temple et le grand prêtre, sans attendre, arriva secoué par la colère.
— Va sur le marché et écoute-les, Pilate : les femmes n’ont plus que le nom de Yéchoua à la bouche. Voici ce qui nous attend, si nous les laissons faire : des femmes qui pensent, des femmes qui donnent leur avis ! Pourquoi pas des femmes au pouvoir ? ! Elles s’attroupent sur la place publique et clament qu’une nouvelle ère commence ! Si Moïse voyait cela ! Et de plus, quelles femmes ont reçu la révélation de Yéchoua ? Salomé ! Myriam de Magdala ! Une nymphomane et une prostituée ! Deux virtuoses du bassin ! Deux exaltées qui se convertissent, qui passent de la débauche au mysticisme ! D’une transe à l’autre !
— Cette Myriam de Magdala exerce-t-elle toujours son métier ?
— La pécheresse prétend que c’est Yéchoua qui l’a éloignée du vice. Facile ! Elle avait compris qu’elle atteignait l’âge du rebut. Des chiennes, toutes des chiennes !
Je laissai Caïphe vitupérer puis, profitant d’une respiration, je lui exposai ma nouvelle théorie. Il m’écouta d’abord avec agacement, puis avec intérêt, enfin avec soulagement.
— Naturellement, tu as raison, Pilate : Yéchoua pourrit quelque part tandis qu’un sosie a repris son rôle. Mais qui ?
Nous réfléchissions. Par la fenêtre, je regardais le jour baisser. Le ciel devenait violacé, les corps ne portaient plus d’ombre sur les pavés. C’était l’heure indécise où le jour et la nuit glissent l’un sur l’autre sans qu’aucun ne l’emporte. Je ressentais la torpeur de ce moment immobile.
Ni l’un ni l’autre nous ne pouvions dénicher, dans nos souvenirs, un sosie de Yéchoua car Yéchoua n’avait pas un physique remarquable. De lui on ne retenait aucun trait précis. Je ne me rappelais qu’un regard, un regard d’une intensité suspecte.
Caïphe me quitta en me promettant de réfléchir et de consulter les membres du sanhédrin. Mais je ne croyais pas la méthode efficace : le sosie pouvait très bien venir d’ailleurs, de Galilée par exemple, et nous être inconnu. Non, il me fallait le prendre sur le fait, pendant sa mystification. Mais comment le prévoir ?
J’examinai de nouveau l’ordre et le lieu de ses apparitions pour y trouver une piste. Je n’y voyais rien, sinon… sinon une prise de risque toujours plus importante. L’escroc avait commencé à jouer sa farce à Salomé qui connaissait très peu Yéchoua ; puis aux pèlerins d’Emmaüs qui l’avaient suivi plusieurs semaines. Alors, encouragé par son succès, il avait eu l’audace de s’approcher de Myriam de Magdala qui fréquentait le Nazaréen depuis des années… Nul doute que, désormais, il allait tenter une apparition auprès des intimes de Yéchoua.
Qui choisirait-il ? Les disciples, la famille ? Comme les disciples étaient interdits de séjour à Jérusalem, il allait sans doute leur préférer la famille. S’il était capable de la convaincre, l’affaire était faite.
Je ne convoquai que quatre hommes, dont Burrus. Je leur demandai de se cacher sous des manteaux de commerçants et je les emmenai, à la nuit, sur la place de la fontaine, là où Myriam de Magdala était venue annoncer la bonne nouvelle à la vieille mère du magicien.
Mes hommes se répartirent dans l’ombre bleue pour faire le guet autour de la petite maison de pisé.
Je ne te ferai pas plus languir, mon cher frère. Pendant la troisième veille après minuit, une ombre encapuchonnée se glissa dans la rue. L’homme avançait prudemment. Il se retournait sans cesse. Il prenait les précautions d’un voleur. Nous retînmes notre souffle. Il semblait hésiter. Nous avait-il devinés ? Il s’immobilisa un long temps. Puis, sans doute rassuré par la tranquillité, il s’approcha de la maison de Myriam. Je retins encore mes hommes. Il tergiversa encore, regarda derrière lui, puis frappa à la porte.
Là, mes hommes se ruèrent. En un instant, il fut à terre, mains et jambes bloquées, la tête plaquée au caniveau plein d’ordures. Je m’approchai et j’arrachai sa capuche ; je vis apparaître le visage, grimé, du plus jeune disciple de Yéchoua.
Yohanân, le fils de Zébédée, celui-là même qui, auparavant, était revenu en courant vers ses camarades leur annoncer la disparition du cadavre, celui-là même qui voulait y voir l’intervention de l’ange Gabriel, Yohanân avait coupé sa barbe et frotté ses paupières au charbon. Ainsi modifié, il ressemblait vaguement à son maître…
Il ne se débattait même pas, nous considérant avec plus de surprise que de terreur.
J’étais tellement habité de sentiments contradictoires, à la fois soulagé de l’avoir arrêté et écœuré par cette machination, que je ne prononçai pas un mot.
Nous l’avons ramené au fort Antonia et jeté dans une geôle au sous-sol. En ce moment, il gît sous mes pieds. Je l’interrogerai pendant la dernière veille, lorsque j’éprouverai un peu moins de dégoût pour des comportements si fourbes.
Te souviens-tu de cette chute que je fis, lorsque j’avais huit ans, quand nous jouions sur le toit de la villa et que je me pris les pieds dans une tuile ? Miraculeusement, je n’eus pas mal. Stupidement, je n’avais pas eu peur avant et je n’eus peur qu’après. Je passai de longues heures à trembler, craignant après coup une mort que je venais d’éviter. Ce soir, je suis dans le même état : au lieu de me réjouir d’avoir mis fin à l’affaire, je frémis en songeant aux dangers que j’ai écartés.
Tu auras le récit de mon interrogatoire demain. En attendant, porte-toi bien.