De Pilate à son cher Titus

Je hais Jérusalem. L’air qu’on y respire n’est pas de l’air mais un poison qui rend fou. Tout devient excessif dans ce dédale de rues qui ne sont pas conçues pour se diriger mais pour se perdre, sur ces chaussées où l’on se cogne au lieu de circuler, parmi ce fracas de langues qui arrivent de tout l’Orient et qu’on ne parle que pour ne pas s’entendre. On crie trop dehors, on chuchote trop dedans. On ne respecte l’ordre romain que parce qu’on l’exècre. La ville pue l’hypocrisie et les passions contenues. Même le soleil, au-dessus de ces remparts, a des airs de traître. Tu ne peux pas croire que c’est le même astre qui brille sur Rome et rôde sur Jérusalem. Celui de Rome produit de la lumière, celui de Jérusalem attise l’ombre : il crée des coins où l’on complote, des allées où les voleurs s’enfuient, des temples où le Romain n’est pas autorisé à poser le pied. Un soleil qui éclaire contre un soleil qui obscurcit, voilà ce que j’ai troqué lorsque j’ai accepté d’être le préfet de Judée.

Je hais Jérusalem. Mais il y a quelque chose que je hais davantage : c’est Jérusalem pendant la Pâque.

Durant trois jours je ne t’ai pas écrit parce que je ne pouvais pas relâcher un instant ma vigilance. Les fêtes des Pains sans levain avivent toujours mes nerfs, mes hommes sur la brèche : j’ai dû doubler mes effectifs, organiser des rondes permanentes, relayer constamment mes espions, presser mes mouchards comme des oranges, accroître ma surveillance. Si Israël veut mettre Rome en danger, il le peut pendant ces trois jours de la Pâque. La ville s’engorge, s’épaissit, multipliant par cinq sa population de Juifs qui viennent adorer leur dieu unique au Temple. La nuit, ceux qui ne trouvent pas de place dans les auberges campent sous les remparts ou garnissent les collines avoisinantes de leurs corps étendus à la belle étoile. Le jour, leur religion exige des sacrifices et transforme Jérusalem en un immense marché aux bestiaux doublé d’un abattoir ; ce sont des milliers d’animaux qui hurlent dans l’attente puis dans l’agonie ; des fleuves de sang qui durcissent et s’épaississent dans les rues ; des peaux, des poils, des plumes qu’on récupère, qui puent, qui sèchent ; des colonnes de fumée qui envahissent les rues, poissent les murs. Cette entêtante odeur de graisse brûlée peut faire croire que toute la ville elle-même rôtit sur un brasier, offerte en sacrifice à ce dieu goulu. Je ne descends pas, cette semaine-là, de ma terrasse et je regarde, dégoûté, Jérusalem se débattre, j’entends les cris des guides montant des ruelles engorgées, qui hèlent les pèlerins pour leur faire visiter les tombeaux des prophètes, çà et là percent les bêlements grêles des agneaux, les sifflements des prostituées sous les porches, et j’entrevois soudain, comme l’éclat d’argent d’un goujon, glissant au milieu de la foule, un de ces voleurs nus qui, le corps enduit d’huile, échappe à tous ses poursuivants en ne laissant derrière lui que des bourses vides et un sillage d’insultes.

Comme chaque année, j’ai tout craint pendant ces trois jours. Mais comme chaque année, j’ai maîtrisé la situation. Tout s’est bien passé. Pas d’incidents majeurs. Pour maintenir l’ordre, nous n’avons dû procéder qu’à quinze arrestations et trois crucifixions. La routine.

Je vais donc pouvoir repartir apaisé à Césarée, une ville moderne, romaine, carrée, qui sent bon le cuir et la caserne. Là, dans ma citadelle, j’arrive parfois à oublier l’inquiétude qui m’étreint depuis mon arrivée en Palestine. Le jour pointant au moment où je finis cette lettre, mon cher frère, dimanche commence, je vais faire préparer les bagages. Comme d’habitude, j’aurai traversé la nuit en t’écrivant.

La Judée m’a fait perdre le sommeil depuis longtemps mais ces nuits arides ont rendu possible, mon frère, notre correspondance.

Je te tends la main depuis la Palestine jusqu’à Rome. Pardonne comme toujours la rusticité de mon style et porte-toi bien.