CHAPITRE VI
La nuit
« JE NE serai pas mal, répondit Annie. Il y a un matelas passablement propre et une couverture. Ça ira. Mais que se passera-t-il quand les autres arriveront, Mick ? Je crois qu'il faudra que Claude couche avec toi et François. Cette vieille femme ne laissera plus entrer personne.
— Je vais les attendre et nous nous débrouillerons. Mange le reste de tes sandwiches et du gâteau. Essaie de te sécher et de t'installer le moins mal possible. Ne t'inquiète pas pour nous et appelle-moi s'il te manque quelque chose. »
Annie referma la lucarne. Elle était lasse et trempée, elle avait faim et soif. Elle mangea toutes ses provisions et but quelques gorgées d'eau à la cruche. Puis, s'enroulant dans la couverture, elle s'allongea sur le matelas, bien décidée à guetter l'arrivée des autres. Mais le sommeil fut plus fort que ses résolutions. Elle s'endormit sans même s'en apercevoir.
Pendant ce temps, Mick rôdait autour des bâtiments. Redoutant de se heurter au fils de la vieille fermière, il se déplaçait avec la plus grande prudence, heureux pour cette fois de voir la nuit si noire.
Des bottes de paille placées devant l'entrée d'une grange l'incitèrent à pénétrer dans cet abri et, prudemment, il inspecta les lieux à la lueur à demi voilée de sa lampe électrique.
« Voilà exactement ce qu'il me faut, se dit-il. Je serai au chaud dans cette paille, et bien mieux que la pauvre Annie ! Comme je regrette que Claude ne soit pas auprès d'elle, et comme j'ai sommeil ! Mais il ne faut pas que je me couche tout de suite. François et Claude ne tarderont peut-être pas à arriver. Je me demande ce que le vétérinaire leur aura dit au sujet de Dagobert. Je voudrais bien qu'ils soient là, tous les trois ! »
Pensant que son frère et sa cousine arriveraient par le même chemin que lui, il se rapprocha de la grille et s'installa du mieux qu'il put sous un petit auvent qui l'abritait de la pluie. Pour meubler son attente, il entreprit de se restaurer et mangea de bon appétit ses derniers sandwiches. Quand il eut fini, il se sentit mieux, mais il avait toujours les pieds mouillés et de plus en plus sommeil. Il bâilla.
Personne ne poussa la grille rouillée, même pas le redoutable fils de la fermière. Celle-ci cousait toujours, assise sous sa lampe, indifférente, semblait-il, au temps qui passait. Enfin, deux heures plus tard environ, alors que Mick, évaluant qu'il devait être au moins huit heures, commençait à s'inquiéter sérieusement de François et de Claude, la femme se leva et rangea son ouvrage.
Elle disparut de la pièce, ou du moins de la portion de pièce que Mick pouvait voir, mais la lampe resta allumée, seul point lumineux dans la nuit noire. « Pour guider son fils, probablement », se dit Mick.
Sur la pointe des pieds, il s'avança jusqu'à la maison. Il ne pleuvait plus et le ciel se dégageait. Quelques étoiles se montraient et Mick se sentit un meilleur moral.
Il jeta un coup d'œil dans la pièce. La femme était couchée sur le canapé, une couverture remontée jusqu'au menton. Elle semblait dormir. Mick retourna sous son auvent, mais il lui semblait à présent qu'il n'était plus nécessaire d'attendre François et Claude : ils s'étaient égarés, ou bien, Dagobert étant incapable de marcher, ils avaient décidé de passer la nuit au village.
Pour la centième fois de la soirée, Mick bâilla, puis il décida qu'il avait trop sommeil pour prolonger la veillée.
« De toute façon, se dit-il, s'ils arrivent, je les entendrai même de la grange. »
Utilisant sa lampe électrique avec les plus grandes précautions, il retourna vers l'abri qu'il s'était choisi. Il repoussa la porte derrière lui et la ferma sommairement de l'intérieur en calant un bâton entre deux clous. Il n'aurait pas su dire pourquoi il prenait cette précaution. Sans doute, involontairement, cherchait-il à se protéger du terrible fils de la fermière !
Il se jeta sur la paille et s'endormit immédiatement.
Au-dehors, le ciel se dégageait de plus en plus. La lune se levait et, par intermittences, sa lumière faisait sortir de la nuit la petite ferme et ses bâtiments délabrés.
Mick dormait profondément. Bien au chaud dans la paille, il rêvait de Claude et de Dagobert, et aussi de cloches, Surtout de cloches.
Soudain il s'éveilla et se redressa, se demandant où il se trouvait, et pour quelle raison on l'avait enfoui dans cette matière piquante. Puis la mémoire lui revint, et il s'apprêtait à se rendormir lorsqu'un bruit vint frapper son oreille.
C'était un bruit léger, une sorte de grattement contre le mur en planches de la grange. Des rats peut-être ? Frissonnant légèrement Mick souhaita se tromper.
Il écouta plus attentivement. Le grattement semblait venir de l'extérieur et non de l'intérieur de la grange. Puis il cessa. Après un moment de silence, il reprit, non plus cette fois contre la cloison, mais bien contre la vitre d'une fenêtre aux carreaux cassés.
Cela devenait inquiétant. Des rats peuvent grignoter des planches. Ils ne s'attaquent pas à des vitres ! Et puis ce n'était plus un grattement. C'étaient des petits coups frappés à cadence rapide. Retenant son souffle, l'oreille tendue, Mick écouta de toutes ses forces.
Alors il entendit une voix, une sorte de rauque murmure :
« Mick ! Mick ! »
Mick n'y comprenait plus rien. Cela ne pouvait être François. Comment aurait-il pu deviner que son frère s'était caché dans ce bâtiment ?
De nouveau, quelques petits coups retentirent sur le carreau et la voix reprit, un peu plus fort :
« Mick ! je sais que tu es là ! Je t'ai vu entrer. Approche-toi de la fenêtre, là. Vite ! »
Mick ne reconnaissait pas la voix de celui qui lui parlait. Ce n'était pas celle de François — encore moins celle de Claude ou d'Annie. Alors, comment cet inconnu pouvait-il savoir son nom ? C'était incompréhensible !
Mick ne savait plus que faire. Anxieux et désemparé, il se demandait s'il rêvait.
« Viens vite ! continuait la voix. Je n'ai pas de temps à perdre ! J'ai un message pour toi. »
Une chose était certaine pour Mick : il ne désirait pas que cet inconnu entrât dans la grange. Le meilleur moyen n'était-il pas de lui répondre ?
Le jeune garçon se glissa silencieusement sous la fenêtre et, d'une voix qu'il s'efforçait de rendre rude :
« Je suis ici ! dit-il.
— Tu en as mis du temps à venir ! » grogna celui qui se tenait au-dehors.
Mick entrevit sa tête faisant une tache sombre sur le ciel.
Pas un cheveu ne dépassait de son crâne, rond comme un boulet. C'était un homme dans la force de l'âge. Il était chauve ou tondu de près. Seul son regard luisait dans son visage noyé d'ombre.
Mick s'aplatit encore davantage dans la paille, heureux de penser que l'obscurité de la grange le rendait lui-même invisible.
« Voici ce que Hortillon te fait dire, poursuivait la voix. Écoute bien : « Deux-Chênes. Les Eaux-Dormantes. La Belle-Berthe. » Il m'a chargé aussi de te dire que Margot est au courant et il t'envoie ceci; Margot a le même. »
Une boulette de papier vola à travers le carreau cassé. Mick, ahuri, la ramassa. Que signifiait tout ceci ? Rêvait-il vraiment ?
La voix s'éleva de nouveau, rapide et pressante.
« Tu as bien, entendu, Mick ? Deux-Chênes. Eaux-Dormantes. Belle-Berthe. Et Margot sait tout. Maintenant, je m'en vais. »
Un pas étouffé au long de la grange, une branche qu'on écarte et le silence retomba. De plus en plus dérouté, Mick s'assit et réfléchit. Qui pouvait être cet individu qui l'appelait par son nom au milieu de la nuit pour lui transmettre en grand mystère un message incompréhensible pour un pauvre garçon à demi endormi ?
Mais Mick était parfaitement réveillé à présent. Il se leva et regarda par la fenêtre. Il ne vit rien que la maison solitaire et le ciel noir.
Il retourna s'asseoir et, allumant sa lampe, déplia le papier qu'il avait ramassé. C'était une feuille de cahier, sale et déchirée, où quelques traits de crayon s'entrecroisaient de façon incompréhensible : quatre mots, écrits ici et là, n'éclairaient en rien le problème. Visiteur, message et papier, tout était également dénué de sens pour Mick.
« Je dors certainement », se dit le jeune garçon, glissant le papier dans sa poche et retournant s'enfouir au plus profond du trou qu'il s'était creusé dans la paille. Il y faisait bien meilleur que sous la fenêtre ouverte, et, avec une agréable sensation de bien-être, luttant contre le sommeil, il chercha à deviner le sens des derniers événements.
Il somnolait à moitié lorsqu'un nouveau bruit le tira de son engourdissement. Quelqu'un s'approchait de la grange à pas lents et étouffés. Était-ce l'homme sans cheveux qui revenait ?
Quel qu'il fût, l'arrivant, cette fois, tentait d'entrer mais le bâton placé par Mick empêchait la porte de s'ouvrir. Une secousse brutale, comme on en donne pour ouvrir une porte coincée, fit tomber le bâton et la porte s’entrebâilla.
Une silhouette sombre, celle d'un homme, se glissa dans la grange et la porte fut refermée. Mick avait à peine vu celui qui pénétrait ainsi, mais la masse de cheveux hirsutes qui couronnait sa tête suffisait à lui prouver que cet individu n'était pas le même que celui de la fenêtre.
Le cœur battant, le jeune garçon se tint immobile, aux aguets, sous la paille, souhaitant de tout son cœur que le nouveau visiteur ne se dirigeât pas de son côté.
Son souhait fut exaucé. L'arrivant s'assit sur un sac et attendit, grommelant à voix basse. Mick parvint à saisir quelques-unes de ses paroles.
« Que lui est-il arrivé ? Combien de temps va-t-il me faire attendre ? » Le reste se perdit dans un murmure indistinct proféré sur un ton de mauvaise humeur. Puis l'homme se leva, alla à la porte, l'ouvrit, regarda au-dehors, revint s'asseoir sur son sac.
« Attendre ! Attendre ! Je ne fais que ça », grommela-t-il encore, puis il se tut et Mick sentit ses paupières s'appesantir. Rêvait-il ? ou l'homme était-il vraiment là, tout proche, dans l'ombre ?
Il ne put se répondre à cette question. Déjà parti dans un véritable rêve, il se voyait traversant un pays étrange où, dans les chênes dressés deux par deux, des cloches sonnaient à toute volée.
Il dormit d'un sommeil de plomb, toute la nuit. Le jour, en se levant, l'éveilla brusquement. Il se redressa, regarda autour de lui. Il était seul.