CHAPITRE XVII
Du tac au tac
Ils regagnèrent le hangar à bateaux, sans apercevoir aucune trace du passage de Margot et du fils Tagard. Pourtant, leur canot, la Frétillante-Fanny, était revenu à sa place, amarré au quai auprès des deux autres.
« Ils sont bien rentrés, dit François, mais je me demande où ils sont en ce moment. Ne nous fatiguons pas à remettre ce radeau en place. Je ne me sens plus assez de force dans les bras pour le manœuvrer. Il suffit de l’attacher à un arbre. Nous le retrouverons demain. »
Tous furent de son avis. Ils découvrirent sans peine un abri sous des branches pendantes, où ils fixèrent solidement le radeau par une corde amarrée à une grosse racine émergeant de terre. Puis ils se dirigèrent vers la maison en ruine, inspectant les lieux au passage, dans l'espoir d'y découvrir Margot et son complice. Mais ils n'étaient visibles ni l'un ni l'autre.
Quand ils entrèrent dans la cuisine, Dagobert était en tête. Comme il n'aboyait pas, les enfants le suivaient sans crainte. Il s'engagea dans l'escalier du sous-sol, et presque aussitôt se mit à gronder.
« Qu'y a-t-il ? lui demanda François. Sont-ils en bas ? »
Dagobert dévala les dernières marches et, toujours grondant, s'avança dans la cave. Les enfants hésitaient à le suivre. Cependant sa voix n'était pas chargée de colère comme elle l'aurait été s'il s'était agi d'avertir ses maîtres de la présence d'ennemis ou d'étrangers. Ce n'était qu'un grognement de mauvaise humeur, indiquant une simple contrariété.
« Je pense que Margot et Mick-qui-pique sont entrés ici, dit François, suivant le chien. Ils ont découvert notre quartier général. »
Il alluma sa lampe. Il n'y avait personne dans la pièce. Les lits de fougères étaient tels qu'ils avaient été laissés, les sacs alignés contre le mur, aussi. Rien ne semblait avoir été touché. Mick alluma quelques bougies et la petite pièce reprit aussitôt son air hospitalier.
« Il y a pourtant quelque chose qui ne va pas, dit Claude. Dago continue à grogner. Ce n'est pas sans raison. Qu'as-tu, Dag ?
— Regarde-le flairer tous les coins ! Les autres sont venus en notre absence, c'est certain.
— Est-ce que personne n'a faim ? demanda Annie. Je prendrais volontiers quelques tartines, du chocolat et du cake.
— Bonne idée ! » approuva François ouvrant le placard où ils avaient rangé les provisions.
Mais le placard était vide. Il ne restait strictement rien sur les planches, si ce n'est le peu de vaisselle qu'ils y avaient trouvée la veille.
« Regardez-moi ça, s'écria François en colère. Les bandits ! Ils ont pillé toutes nos réserves. Il ne reste même pas un biscuit ! Nous avons été idiots de ne pas penser qu'ils pouvaient venir nous voler !
— C'est très adroit de leur part, remarqua Mick. Ils savent que nous ne pourrons pas rester longtemps ici sans nourriture. C'est une excellente façon de nous faire déguerpir ! Il est trop tard pour nous réapprovisionner ce soir, et si nous y allons demain, ils auront tout le temps de faire — en notre absence— ce qu'ils sont venus faire ici. »
Pendant les premières minutes qui suivirent cette découverte, le Club des Cinq fit plutôt piteuse mine. Tous étaient fatigués, un bon repas les eût remis d'aplomb. Mais de repas — bon ou mauvais — il n'y aurait pas le moindre et le moral de chacun s'en ressentait.
Annie se laissa choir sur son lit et soupira.
« Si seulement j'avais laissé du chocolat dans mon sac ! Mais j'ai tout si bien rangé ! Et le pauvre Dag, il a faim, lui aussi ! Pas la peine de renifler le placard, Dag, il n'y a rien pour toi — ni pour personne. Le placard est vide !
— Où sont partis ces deux brigands ? s'écria soudain François avec rage. Je vais leur dire ce que je pense de leur façon de vider les garde-manger !
— Ouah ! » fit Dagobert en parfait accord. François monta rapidement l'escalier, sortit des ruines et, après quelques pas au-dehors, aperçut la retraite des coupables : c'étaient deux petites tentes récemment dressées sous un bouquet d'arbres. Ainsi, ils allaient coucher sur place ? La colère empoigna François. Il se demanda à peine s'il convenait ou non de leur exposer sa façon de penser. Il se décida à la leur faire connaître sans plus tarder.
Dagobert lui emboîta le pas, et tous deux se dirigèrent vers les tentes. Mais, à peine arrivés, ils s'aperçurent que le petit camp était désert. Les tentes étaient grandes ouvertes, les couvertures étendues au sol. Devant l'entrée de la plus grande étaient un réchaud et une bouilloire; contre la toile du fond, un gros paquet recouvert d'un linge.
Déçu, François se retira, bien décidé à retrouver ceux qu'il cherchait. Il erra quelque temps et enfin les aperçut, au loin, marchant sous les arbres. Ils s'éloignaient, tournant le dos à leur camp et François, fatigué, renonça à les poursuivre. Il abandonna Dagobert, qui courait joyeusement çà et là, heureux sans doute de pouvoir se détendre sur le sol ferme, et s'en revint vers la cave dévalisée.
« Ils ont des tentes ! dit-il en rejoignant ses amis. Ils resteront certainement ici aussi longtemps qu'il leur faudra pour mettre leur projet à exécution.
— Où est Dagobert ? demanda Claude. Tu n'aurais pas dû le laisser tout seul. Qui sait ce que les autres peuvent lui faire !
— Le voici ! » dit François, entendant le bruit familier des quatre pattes du chien dévalant l'escalier.
Dagobert surgit et se jeta aussitôt sur sa jeune maîtresse.
« Il a quelque chose dans la gueule ! » s'écria celle-ci, étonnée. Dagobert abandonna son colis sur ses genoux et toute la bande poussa le même cri de surprise :
« Un pâté ! Où l'a-t-il trouvé ? »
Puis François éclata de rire.
« C'est de la restitution, dit-il. Il a dû se servir dans la tente. J'ai vu sous l'une d'elles un paquet recouvert d'une toile. Ce devait être les provisions ! Bravo, Dag ! Voilà ce qui s'appelle répondre du tac au tac.
— L'échange n'est pas du vol, dit Mick malicieusement. Oh ! Dag ! Il est reparti ! »
L'absence du chien ne dura que quelques minutes. Quand il revint, il portait un long paquet recouvert de papier. C'était un cake, un très gros cake, et le porteur fut chaudement félicité pour ce choix.
« Oh ! Dag ! s'écria Claude, tu es un chien merveilleux ! Le plus merveilleux des chiens ! »
Dagobert fut sensible au compliment et redisparut aussitôt. De cette nouvelle expédition, il rapporta une boîte de carton contenant des biscuits et des madeleines.
« Acceptons-les sans remords, décréta François avec fermeté. Ils ont pris nos provisions, nous prenons les leurs… Oh ! ce n'est pas vrai, Dag n'est pas reparti tout de même ! »
C'était vrai ! Le chien prenait goût au jeu et réapparut tenant dans sa gueule un petit paquet enveloppé de papier blanc : du jambon ! Personne ne comprit comment il avait pu résister à l'envie de l'avaler en route.
« À sa place, je n'aurais pas pu, affirma Mick, admiratif.
— Dites donc, intervint François, il faut retenir Dag maintenant. Cela suffit.
— Oh ! encore une fois, supplia Annie. J'ai tant envie de savoir comment il complétera notre menu ! »
Pour ce dernier voyage Dag ne s'était plus chargé que d'un pain. Peut-être avait-il épuisé les réserves de l'ennemi ! Son arrivée fut saluée avec enthousiasme.
« Cela nous manquait, en effet, s'écria Claude. Dag, tu es trop intelligent pour n'être qu'un chien, mais ne t'en va plus. Nous avons tout ce qu'il nous faut ! Et tu vas avoir un magnifique dîner. Couche-toi et sois sage pendant que je te sers. »
Dagobert ne demandait pas mieux. Il dévora tout ce qu'on lui offrit : pâté, jambon, biscuit et cake, mais au moment où Claude lui tendait un bol d'eau, il bondit sur ses pattes et escalada l'escalier. Arrivé dehors il se mit à aboyer farouchement.
Les enfants s'élancèrent à sa suite. Sous les arbres, à bonne distance, ils virent Mick Tagard.
« Est-ce vous qui avez pris toutes nos affaires ? hurla celui-ci en les apercevant.
— Oui, tout juste autant que vous avez pris des nôtres, riposta François.
— Comment avez-vous osé entrer dans nos tentes ? » fit l'homme, rageur, secouant sa chevelure hirsute, ce qui lui donnait un air peu rassurant dans le crépuscule.
« Nous n'y sommes pas entrés, affirma François. C'est le chien qui s'est chargé du choix et du transport. Et ne vous approchez pas davantage ! J'ai déjà toutes les peines du monde à le retenir. Bonsoir ! Ah ! je vous avertis, le chien veille sur nous toute la nuit. Mieux vaut ne pas vous risquer à nous jouer un de vos sales tours ! Il est sauvage et robuste comme un lion.
— Grrrr », fit Dag, si farouchement que, malgré la distance, l'homme se recula vivement. Puis il s'en alla, sans ajouter un mot, secouant méchamment sa lourde tête à peine visible au-dessus de ses épaules.
Les enfants retournèrent achever leur excellent souper. Dagobert resta planté au haut de l'escalier.
« Une bonne place pour lui, cette nuit, fit remarquer François. Je n'ai pas la moindre confiance dans ce couple. Eh bien, qu'en dites-vous ? Notre petite randonnée n'est-elle pas devenue une passionnante aventure ? Mais est-il possible qu'elle s'achève en temps voulu ? Nous devons être de retour au lycée lundi, à deux heures. Ne l'oublions, pas !
— Il faut découvrir le trésor avant ! s'écria Annie. Il le faut absolument. Montre-nous encore ce plan, François. Je voudrais être sûre que Haute-Pierre y est bien indiqué. »
François s'empressa d'accéder à son désir et le plan fut étalé sur la table, en pleine lumière. Entre les bougies, quatre, têtes réfléchies s'inclinèrent de nouveau sur les énigmatiques traits de crayon.
« Oui, dit François, Haute-Pierre est inscrit là. À l'extrémité de l'un des traits, et à l'autre bout de ce même trait il y a : Ti-Bol. Qu'est-ce que cela veut dire, Ti-Bol ?
— C'est peut-être un nom géographique ? hasarda Mick, si nous regardions sur la carte ? »
La carte fut, à son tour, déployée sur la table et quatre paires d'yeux la scrutèrent avidement. Dans le silence absolu de la cave, la voix d'Annie éclata soudain, joyeuse comme un cri de triomphe.
« Là ! Là ! s'écriait-elle, et son index s'écrasait sur la carte. Mont-Ti-Bol, c'est écrit à droite du lac, c'est-à-dire du côté opposé à celui où nous avons vu la pierre. Ti-Bol d'un côté, Haute-Pierre de l'autre, cela veut certainement dire quelque chose.
— Tu as raison, dit François. Ces noms sont des indications qui ont un rapport avec la position du trésor. Or, il y a quatre noms : Haute-Pierre et Ti-Bol, cheminée et clocher.
— Attendez ! interrompit brusquement Mick.
J'ai compris ! Je vais vous expliquer; c'est facile comme tout ! »
Les autres le regardèrent avec un étonnement mêlé de doute.
« Explique-toi ! fit François. Dis-nous ce que signifie tout ceci. Si tu as compris, c'est que tu es malin !»