CHAPITRE XVI
 
Sur le radeau

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PENDANT que les enfants se munissaient d'avirons et de pagaies, Dagobert, du haut du quai, regardait gravement le radeau. Qu'était-ce ? Il ne s'attendait certainement pas à naviguer sur cette grande chose plate, se balançant à la surface de l'eau.

François y avait déjà pris place, s'efforçant de le maintenir en équilibre pendant que les autres embarquaient. Son aide fut nécessaire à Annie, qui ne semblait guère rassurée, mais Claude la rejoignit d'un bond léger, sans accepter la main que lui tendait son cousin. Mick vint le dernier, ou plus exactement l'avant-dernier, car Dago était toujours sur le quai.

« Viens, Dag ! cria Claude, ce n'est pas le genre de bateau dont tu as l'habitude, mais tu verras comme on y est bien ! Dépêche-toi ! Saute ! »

Dagobert se décida tout d'un coup et s'élança d'un bond si brusque que le radeau tangua violemment. Annie en perdit l'équilibre et s'affaissa au milieu des rires.

« Oh ! Dag ! ne sois pas si brutal, dit-elle. Tiens-toi tranquille. Ce radeau est tout juste assez grand pour nous cinq. Si tu le prends pour une piste de course, la vie y deviendra impossible ! »

François poussa hors du hangar l'embarcation qui, heurtant alternativement les deux parois du quai, virait d'un bord à l'autre.

« Attendez pour vous mettre à pagayer que nous soyons sur le lac, dit François. La manœuvre est délicate dans ce goulet étroit. »

Les trois autres se tenaient assis, immobiles au centre du radeau, mais Dagobert, très intrigué par ce nouveau mode de locomotion, s'était posté au côté de François et regardait avec un visible intérêt les vaguelettes glisser sous l'embarcation.

Ce n'était pas la première fois qu'il allait en bateau, mais jamais il n'avait vu l'eau si proche du bord. Il avança sa patte, la plongea dans le courant et la retira aussitôt. Finalement, il s'allongea et demeura immobile, le museau au ras de l'eau.

« Tu es un drôle de chien, Dag, lui dit Annie. Mais surtout ne te relève pas brusquement, tu me ferais chavirer par-dessus bord. »

Le radeau parvint enfin hors de l'étroit chenal conduisant au lac, et celui-ci se découvrit dans sa vaste et calme étendue. Les enfants le fouillèrent du regard, anxieux de savoir si Margot et Mick-qui-pique s'y trouvaient encore.

« Ils sont là, s'écria François. Au plein milieu de l'eau. Ils rament ferme. Faut-il les suivre ? S'ils savent où se trouve la Belle-Berthe, ils nous conduiront jusqu'à elle.

— Suivons-les ! s'écria Mick, les yeux brillants, et faisons vite, sinon nous les perdrons de vue. Aux pagaies, tous ! »

L'ordre fut exécuté avec une telle ardeur que le radeau se mit bientôt à tourner et virer de la plus dangereuse façon.

« Arrêtez ! cria François. Vous manœuvrez comme des idiots et nous tournons en rond. Mick, d'un côté, les deux filles de l'autre ! Là, ça va mieux ! Mais faites attention, surveillez la marche du rafiot et arrêtez-vous de pagayer au besoin. »

Après quelques essais malencontreux, les quatre navigateurs novices découvrirent la meilleure façon de s'y prendre pour manœuvrer leur embarcation et celle-ci fila droit sur l'étang. C'était merveilleux. Il n'y avait pas un souffle de vent et le soleil tapait ferme. Les enfants eurent bientôt trop chaud.

« Ils ne rament plus », dit soudain Claude, indiquant du doigt la Frétillante-Fanny immobilisée au centre de l'étang. « Croyez-vous qu'ils aient un papier comme le nôtre ? Ils sont peut-être en train de l'examiner. Oh ! comme je voudrais savoir ce qu'ils font ! »

De la distance où ils se trouvaient, les enfants ne pouvaient voir ce que regardaient Margot et Mick-qui-pique. Mais il est certain que, penchés l'un vers l'autre, au point que leurs têtes se touchaient presque, ils examinaient un objet quelconque. Mais quoi ? Etait-ce réellement une feuille de papier ?

« Avançons, dit François. Approchons-nous d'eux aussi près que possible ! Cela va les rendre enragés, mais tant pis ! »

Un nouvel effort, bien rythmé cette fois, les conduisit à proximité de la Frétillante-Fanny.

Ses occupants, toujours penchés l'un vers l'autre, ne les avaient pas vus venir; mais Dagobert, mécontent de les voir si proches, se mit à aboyer. À ce bruit, tous deux relevèrent précipitamment la tête, et aperçurent le radeau et son chargement. Une expression haineuse se peignit aussitôt sur leurs traits.

« Hello ! leur cria François. Quelle promenade délicieuse, n'est-ce pas ! Comme on est bien sur ce lac ! »

La figure de Margot devint rouge de colère.

« Vous n'avez pas le droit de prendre ce radeau sans permission, cria-t-elle. Vous le regretterez !

— Et qui vous a permis de prendre cette barque ? demanda François. Dites-le-nous et nous lui demanderons l'autorisation d'utiliser le radeau. »

Claude éclata de rire, Margot grogna des injures et le fils Tagard parut avoir envie de lancer ses rames à la tête des enfants.

« Eloignez-vous ! leur cria-t-il. Vous gâchez notre promenade.

— Pourquoi ? demanda  François. Nous aimons la compagnie. Pas vous ? »

Claude repartit d'un nouvel éclat de rire, tandis que Margot et son complice échangeaient rapidement quelques phrases à voix si basse que les enfants ne purent les entendre. Mais ils en comprirent le sens en voyant les mains de Mick-qui-pique s'abattre avec rage sur les poignées des avirons-et la Frétillante-Fanny s'éloigner dans la direction opposée à la leur.

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« Suivons-les ! cria François. Nous allons peut-être apprendre quelque chose à présent. »

Mais ils n'apprirent rien. Mick Tagard conduisit le canot vers la rive ouest et le radeau le suivit. Il le ramena de nouveau vers le centre et fut bientôt rejoint par ses poursuivants, essoufflés et transpirant de l'effort fourni pour ne pas se laisser distancer. Il recommença la manœuvre et n'obtint qu'un résultat identique.

« Un bon exercice, n'est-ce pas ? » leur cria la femme de sa voix éraillée et moqueuse. « C'est excellent pour votre santé ! »

Mick lâcha un profond soupir.

« Pff ! J'ai tellement mal aux bras que je ne peux plus les bouger ! Que vont-ils faire maintenant ?

— J'ai peur qu'ils n'aient d'autre but que de nous décourager, riposta François tristement. Ils ont renoncé à chercher la Belle-Berthe tant que nous sommes là… C'est certain.

— Alors, je ne joue plus ! » s'écria Mick laissant retomber son aviron et s'allongeant sur le dos, les genoux redressés, le souffle court.

Les autres l'imitèrent. Ils étaient tous exténués. En guise de réconfort, Dagobert leur distribua à chacun un coup de langue amical, et s'en fut s'asseoir sur le ventre de Claudine. Celle-ci le repoussa si brusquement qu'il tomba presque dans l'eau.

« Dago ! cria Claude, gros maladroit ! Va t'asseoir au milieu du bateau ! Et ne bouge plus ! »

Peiné par cette semonce, Dagobert vint lécher sa maîtresse, qui le laissa faire. Elle était trop fatiguée pour se défendre de ses caresses.

« Que font les autres ? demanda tout à coup Annie. Je n'ai pas le courage de me relever pour voir. »

François se redressa en gémissant.

« Oh ! mon dos ! Mais où, diable, est partie cette satanée barque ? Oh ! la voilà tout au bout du lac, prête à accoster devant la maison ! À moins qu'ils ne retournent au hangar ! Ils ont renoncé à la Belle-Berthe pour aujourd'hui, à ce qu'il paraît !

— Tant mieux ! fit Annie. Peut-être pouvons-nous y renoncer aussi au moins jusqu'à demain. Oh ! Dag ! ne me souffle pas dans le cou. Que veux-tu que nous fassions, François ?

— Je crois que nous n'avons plus qu'à rentrer…, répondit l'aîné d'une voix lasse. Il est trop tard pour nous mettre à inspecter les berges du lac, et, de toute façon, il me semble à présent que ce serait inutile. Les deux du canot s'en sont toujours éloignés, sauf pour chercher à nous fatiguer.

— Alors, rentrons ! dit Claude. Mais ne pourrions-nous souffler encore un peu avant ? Dag ! je te jette à l'eau si tu continues à prendre mes jambes pour une couchette. »

Presque aussitôt, un corps lourd tomba dans l'eau, qui rejaillit en gerbe. Claude se redressa.

Dagobert n'était plus sur le radeau. Il nageait, très satisfait de lui-même, semblait-il.

« Il a préféré sauter dans l'eau plutôt que d'y être jeté, s'écria Mick avec un clin d'œil malicieux.

— C'est toi qui l'as poussé ! » riposta Claude en colère, tandis que Mick, narquois, s'écriait :

« Cela me donne une idée ! Si on mettait une corde au cou de Dago ! Il nous ramènerait à terre, sans que nous ayons besoin de ramer. Ne crois-tu pas que ce serait bien ? »

Claude s'apprêtait à expliquer assez violemment à son cousin ce qu'elle pensait d'une pareille innovation, lorsqu'elle remarqua le sourire ironique qui retroussait le coin de ses lèvres.

« Cesse de me taquiner, dit-elle, ou c'est toi que je jette à l'eau.

— Chiche ! »

Claude était incapable de laisser passer un défi sans le relever. Elle bondit sur Mick avec une telle fougue qu'elle faillit le faire basculer par-dessus bord.

« Assez ! vous deux ! cria François. Nous n'avons pas de vêtements de rechange, vous le savez bien. »

Claude reconnut dans sa voix l'accent de commandement qu'il prenait dans les cas graves, et s'arrêta. Passant ses doigts dans ses courtes boucles, elle sourit.

« Bien, patron ! » dit-elle, et elle s'assit.

François ramassa sa pagaie.

« Rentrons, dit-il. Le soleil est déjà bas. Il faut croire qu'en novembre il est bien pressé de se coucher, car il descend avec une rapidité dont je l'aurais cru incapable. »

On remonta à bord un Dagobert ruisselant et, au rythme ralenti des pagayeurs, le radeau se dirigea vers son point de départ.

La soirée était belle et sereine. Le lac d'un bleu profond et les petites rides qu'y marquait le passage du radeau devenaient d'argent en s'éloignant de lui. Deux poules d'eau le suivaient à la nage poussant des cric-cric étonnés, tandis que leur tête dodelinait en examinant l'étrange embarcation.

Tout en pagayant, Annie admirait ce décor et le ciel qui, au-dessus de la forêt, tournait au rosé. Puis son regard se figea, captivé par un détail aperçu sur la pente aride d'une petite colline, à quinze cents mètres environ.

Cela ressemblait à une sorte de dolmen. Elle l'indiqua du doigt.

« Regarde, François, dit-elle. Qu'est-ce que c'est que cette pierre ? Est-ce une borne ? Elle doit être énorme. »

François examina l'endroit indiqué. « Où ? dit-il. Ah ! oui, je vois ! Mais je ne sais pas ce que c'est. Un monument ?

— Seulement une pierre très haute, dit Mick l'apercevant à son tour.

— Une pierre très haute ! » répéta Annie, à qui ces mots rappelaient quelque chose. La mémoire lui revint brusquement. « Haute-Pierre, s'écria-t-elle, n'est-ce pas ce qui était écrit sur le papier que Mick a ramassé ?

— C'est vrai ! s'exclama François. Je n'y pensais plus », et il examina avec un intérêt grandissant l'intrigante silhouette rocheuse. Mais presque aussitôt le radeau se mit à dériver et un bouquet d'arbres vint cacher la pierre.

« Haute-Pierre, répéta François. Cela peut n'être qu'une coïncidence…, mais mérite tout de même réflexion. Avez-vous remarqué pendant combien peu de temps elle est restée en vue ?

— Crois-tu que le butin serait caché dessous ? » demanda Claude.

François secoua la tête.

« Oh ! non, dit-il. Il doit être caché dans un endroit dont la position ne peut être connue que par les indications portées sur le plan ! Ramez vite ! Il faut nous dépêcher de rentrer maintenant ! »