CHAPITRE X
Un gendarme désagréable et un bon déjeuner
IL Y avait bien une gendarmerie à Pontcret, une toute petite gendarmerie avec un seul brigadier. Celui-ci, responsable à lui tout seul de quatre communes, montrait une certaine tendance à se prendre pour un personnage important.
Il était à table lorsque les enfants frappèrent à la porte de la gendarmerie et, ne recevant pas de réponse, s'éloignèrent déçus. Le brigadier les avait aperçus de sa fenêtre et il sortit, s'essuyant la bouche. Il n'était jamais satisfait d'être dérangé lorsqu'il mangeait un plat de saucisses aux oignons.
« Que voulez-vous ? » demanda-t-il soupçonneux.
Il n'aimait pas les enfants quels qu'ils fussent et ne savait si les pires étaient les grands ou les petits.
François s'adressa à lui poliment.
« Nous sommes venus, lui dit-il, vous rapporter des faits étranges dont nous pensons que la police doit être informée. Ces indications pourraient vous être utiles pour rattraper le prisonnier qui s'est évadé.
— Ah ! ah ! fit le gendarme ironique. Vous l'avez rencontré, n'est-ce pas ? Vous ne sauriez croire combien de gens l'ont vu ! S'il fallait les écouter, il aurait été présent dans tout le pays en même temps. Un type bien malin, il faut le reconnaître, pour se montrer dans tant d'endroits à la fois !
— Eh bien, l'un de nous l'a vu, cette nuit, dit François fermement. Tout au moins, nous pensons que ce doit être lui. Il a transmis un message à mon frère.
— Vraiment ? dit le gendarme de plus en plus sceptique. Ainsi il court le pays pour délivrer des mots d'ordre à des écoliers ? Et puis-je savoir quel était cet intéressant message ? »
La phrase que Mick répéta au représentant de la loi avait l'air plus stupide que jamais : « Deux-Chênes. Eaux-Dormantes. Belle-Berthe. Margot sait. »
— Tiens ! Tiens ! fit le gendarme sarcastique, Margot est au courant ? Eh bien, vous direz à Margot de venir m'apporter un complément d'information. J'aimerais la connaître, surtout si elle est de vos amis.
— Elle ne l'est pas, dit Mick ennuyé, et je ne sais pas qui elle est. Comment le saurais-je ? L'homme ne m'a rien dit d'autre, mais il m'a aussi donné ce morceau de papier. »
Mick tendit la pièce à conviction au gendarme, qui la regarda avec un sourire torve.
« Ah ! ah ! il vous l'a donné ! C'est bien gentil à lui ! Et que signifient ces gribouillages ?
— Nous l'ignorons, fit Mick. Mais nous pensions qu'ils pourraient fournir des indications utiles pour la capture du fuyard.
— Il est déjà capturé, fit le gendarme avec un sourire de triomphe. Vous qui savez tant de choses, vous ignorez cela ? Il a été repris dans la matinée, et à cette heure-ci il est bien à l'abri dans sa prison. Voilà, jeunes gens, et apprenez que vos farces d'écoliers ne m'intéressent pas du tout !
— Ce n'est pas une farce, intervint Mick et vous pourriez faire la différence entre la vérité et une plaisanterie. »
Cette réflexion ne plut pas au brigadier. Il se tourna vers Mick, les joues rouges.
« Je n'ai pas de leçons à recevoir de gamins comme vous, dit-il. Filez tous, ou je prends vos noms et je fais un rapport.
— Si vous voulez, dit François. Avez-vous votre calepin ? Je vous donnerai tous nos noms et je ferai un rapport moi-même à un policier que je connais. »
Le gendarme le regarda effaré. Les manières de François l'impressionnaient et il se calma un peu.
« Allez-vous-en ! dit-il. Je ne ferai aucun rapport. Mais cessez de colporter des histoires stupides comme celle que vous venez de me raconter. Sinon vous aurez des ennuis !
— Je ne le pense pas, dit François. Mais puisque vous ne comptez pas utiliser nos renseignements, voulez-vous bien nous rendre notre papier, s'il vous plaît ? »
Le gendarme fronça les sourcils. Il fit le geste de déchirer le document et Mick s'élança pour le reprendre, mais il était trop tard : la feuille de papier partagée en quatre morceaux s'envolait au vent.
« N'y a-t-il dans votre village aucune loi interdisant de jeter des papiers par terre ? » demanda Mick, et, soigneusement, il ramassa les quatre débris qu'il remit dans sa poche.
Le gendarme le regarda d'un œil sévère puis il toussa, tourna les talons et s'en fut retrouver ses oignons et ses saucisses.
« J'espère que son déjeuner sera froid ! s'écria Claude. Quel horrible personnage ! Pourquoi croit-il que nous mentons ?
— Il faut reconnaître que notre histoire est bizarre. Nous-mêmes avons eu du mal à la croire vraie quand Mick nous l'a racontée pour la première fois. Je ne blâme pas ce gendarme de ne pas nous avoir crus, mais je n'admets pas ses façons de nous répondre.
— Il nous a tout de même appris une bonne nouvelle, dit Annie. Ce prisonnier évadé est de nouveau sous clef. Je me sens rassurée.
— Moi aussi, dit Mick. Je n'aimais pas du tout son regard. Et maintenant, François, qu'allons-nous faire ? Oublier tout ce micmac, ou chercher à le tirer au clair ?
— Je ne sais pas, répondit François. Cela mérite réflexion. Commençons par déjeuner, nous verrons ensuite. Il y a par ici des tas de petites fermes plus attirantes les unes que les autres. Si nous pouvions trouver à manger dans l'une d'elles, ce serait sympathique. »
Ils s'adressèrent à une petite fille qui passait par là, et lui demandèrent si la chose était possible. Elle fit oui de la tête et, tendant le doigt, indiqua une ferme à flanc de coteau, à demi cachée sous un bouquet d'arbres.
« Allez là, dit-elle, c'est là qu'habite ma grand-mère. Elle a toujours de bonnes choses en réserve dans son garde-manger et, en été, elle prépare des repas aux touristes. La saison est finie maintenant, mais je suis sûre qu'elle vous recevra très bien. »
François remercia la fillette et toute la bande se dirigea vers la ferme, au long d'un petit chemin creux qui, en sinuant, grimpait la colline.
Des chiens aboyèrent en voyant approcher ces inconnus et les poils de Dagobert se hérissèrent aussitôt. Il gronda.
« Amis, Dago, amis, lui dit Claude. Nous déjeunons ici, et toi aussi. Tu auras un os, un bel os, Dag ! »
Dagobert comprit. Il cessa de gronder, son poil s'abaissa et quand les deux chiens de la ferme le reniflèrent au passage il se contenta d'agiter paisiblement la queue en leur direction.
Une voix d'homme interpella les arrivants :
« Prenez garde aux chiens, les enfants ! Que voulez-vous ?
— Une petite fille nous a dit, au village, que nous pourrions trouver à déjeuner ici. Est-ce exact ?
— Je vais demander à ma mère », dit l'homme, et, d'une voix sonore, il cria : « M'man ! m'man ! quatre enfants, ici, demandent si tu peux leur donner à manger ? »
Une femme aux cheveux blancs, très dodue, aux yeux brillants et aux joues rouges comme des pommes, apparut sur le seuil. Elle jeta un coup d'œil aux quatre visages anxieux derrière la barrière et dit :
« Ils ont l'air correct ! Qu'ils entrent, mais qu'ils tiennent leur chien par le collier. »
Les Cinq se dirigèrent vers la ferme, Claude maintenant Dago avec fermeté. Les deux autres chiens s'approchèrent, mais comme Dago espérait un os, il accepta leur présence, sans le moindre grognement. La langue pendante et la queue ballante, il se montra le plus pacifique des chiens, même lorsque les deux autres grondèrent en le voyant si proche de la maison. Sa mansuétude fut bientôt récompensée, car ses ennemis se mirent aussi à agiter leur queue et Claude comprit qu'il n'y avait plus aucune raison de retenir Dago. Elle lui rendit la liberté. Il s'élança vers les autres chiens et tous trois se livrèrent à une frénétique partie de « chasse-moi-je-te-renverse », comme l'appelait Claude.
« Entrez, leur dit la vieille dame. C'est jour de lessive aujourd'hui et il faudra vous contenter de ce que j'ai : du pâté fait à la maison, quelques tranches de jambon, des œufs durs et de la salade. Je mettrai le tout sur la table et vous vous servirez vous-mêmes. Est-ce que ça ira ?
— Je m'en lèche les doigts à l'avance, répondit François. Nous n'aurons même pas besoin de dessert après tant de bonnes choses.
— Il ne me reste pas le moindre gâteau, mais je pourrai ouvrir un de mes bocaux de compote et vous le servir avec de la crème. Et j'ai aussi du fromage blanc…
— N'en dites pas davantage, supplia Mick. Cela me donne trop faim ! »
Il est difficile d'imaginer qu'après un aussi copieux petit déjeuner, quatre enfants aient pu engouffrer la quantité de nourriture qui fut ce jour-là posée sur leur table. Pourtant la vérité oblige à dire qu'ils n'en laissèrent pas une miette. Quant à Dago, il ne les aida pas, car un repas particulier lui fut servi à part et quand il eut, lui aussi, vidé son plat, il lui resta tout juste la force de s'allonger sur le sol avec un soupir de satisfaction, en souhaitant de ne jamais quitter une ferme où la nourriture était aussi abondante.
La petite fille rencontrée au village revint chez sa grand-mère pendant que les enfants finissaient de déjeuner. Ceux-ci lui demandèrent son nom et déclinèrent le leur. Puis François eut une idée :
« Nous explorons la lande, lui dit-il, et nous avons déjà découvert des quantités d'endroits ravissants. Mais il en est un que nous ne connaissons pas encore. Il s'appelle les Deux-Chênes. Sais-tu où il se trouve ? »
La petite fille secoua négativement la tête. Grand-mère le sait peut-être », ajouta-t-elle, et elle appela la vieille femme, qui montra aussitôt sa figure rebondie et colorée dans l'entrebâillement de la porte.
« Les Deux-Chênes ? dit-elle. Oui, je sais. C'était autrefois une charmante villa, mais elle est en ruine maintenant. Elle était construite au bord d'un lac étrange, aux eaux noires, au milieu des landes. Voyons, comment s'appelle ce lieu ?
— Les Eaux-Dormantes ? suggéra Mick.
— Oui, c'est cela, les Eaux-Dormantes. Avez-vous l'intention d'y aller ? Soyez très prudents alors. Le terrain est marécageux aux alentours et l'on y perd pied au moment où l'on s'y attend le moins. Avez-vous encore faim ? Pourrais-je vous offrir autre chose ?
— Non, merci, dit François à regret. C'est le meilleur déjeuner que nous ayons jamais pris ! Combien vous dois-je ? »
Il paya la très modeste addition et ajouta : « Maintenant, nous devons repartir.
— Pour les Eaux-Dormantes et les Deux-Chênes, j'espère, murmura Claude à l'oreille de Mick. Ça va devenir passionnant ! »