CHAPITRE I
Une lettre
« ANNIE ! » appela Claudine, rejoignant sa jeune cousine au moment où celle-ci s'apprêtait à entrer dans la salle de classe. « Annie, je viens de passer prendre le courrier et il y a une lettre pour toi de ton frère François. Je te l'ai apportée ! »
Annie s'arrêta.
« Oh ! merci, dit-elle. Mais que peut me vouloir François ? Il m'a écrit il y a deux jours et ce n'est pas dans ses habitudes de m'envoyer si souvent de ses nouvelles ! Il doit se passer quelque chose de grave !
— Ouvre la lettre et tu verras ! riposta Claudine. Fais vite, c'est l'heure de mon cours de math. »
Annie déchira l'enveloppe. Elle en tira une feuille de papier griffonnée d'une écriture minuscule mais très lisible et, hâtivement, la parcourut du regard. Ce faisant, ses yeux s'éclairèrent d'une lueur joyeuse, puis elle se tourna vers sa cousine.
« Claude ! s'écria-t-elle. C'est merveilleux ! François et Mick ont un congé supplémentaire pour le week-end. Deux de leurs camarades ont obtenu des bourses et tout le collège y gagne deux jours de vacances. François et Mick ont décidé d'en profiter pour faire une grande excursion et nous demandent si nous voulons les accompagner.
— Quelle riche idée ! s'exclama Claudine. Des frères comme les tiens, il n'y en a pas ! Donne-moi la lettre que je la lise aussi ! »
Mais la fillette avait à peine pris en main le papier qu'un professeur, passant dans le couloir, la rappela à l'ordre.
« Claudine ! Vous devriez être en classe ! Et vous aussi, Annie ! Dépêchez-vous ! »
Le visage de Claudine se renfrogna : elle détestait s'entendre appeler par son véritable nom.
Claudine, c'était un nom de fille et elle aurait tant voulu être un garçon ! Elle tourna les talons sans répondre, et monta à regret l'escalier conduisant à sa salle de classe.
Annie, elle, garda son sourire et enfouit soigneusement la bienheureuse lettre dans la poche de son tablier. Puis elle ouvrit la porte derrière laquelle son professeur de géographie s'apprêtait à commencer son cours. Quatre jours de liberté avec François, Mick, Claude et Dag, le chien; le Club des Cinq au complet…, que pouvait-elle rêver de mieux ?
Sitôt les classes du matin finies, les deux cousines se retrouvèrent et la conversation interrompue fut aussitôt reprise.
« Quelles sont les dates de leur congé ? questionna Claude. Je me le suis demandé toute la matinée. Si elles ne correspondent pas aux nôtres…
— Ce sont les mêmes ! affirma Annie joyeusement. Du jeudi matin au lundi après-midi. Leurs camarades ont eu une fameuse idée de décrocher cette bourse ! Sans eux le lycée ne devait pas faire le pont du 11 Novembre.
— Quelle chance ! répéta Claude, incapable de maîtriser sa joie, quatre jours de liberté !
— Et c'est une chance aussi qu'il y ait les peintres à la maison ! s'exclama Annie. Sinon nous y serions allés peut-être sans toi, et cela aurait été bien moins amusant ! Ah ! c'est vrai que ta maman m'avait invitée à passer ce congé chez elle. Crois-tu qu'elle sera fâchée si nous refusons son offre ? Ton père n'est jamais très heureux de nous entendre faire du bruit.
— Lui ne nous regrettera certainement pas ! affirma Claude. Il ne redoute rien autant que d'être dérangé dans ses travaux. Quant à maman, elle sera déçue, mais elle est toujours heureuse de me savoir contente et devinera combien cette randonnée me fait plaisir !
— François dit qu'il nous téléphonera ce soir pour avoir notre réponse et mettre au point les derniers détails, dit Annie. Nous téléphonerons à tante Cécile et, si elle est d'accord nous pourrons dire à François que nous acceptons. J'espère qu'il fera beau et chaud. Cela arrive souvent au 11 Novembre !
— L'été de la Saint-Martin ! s'écria Claude enthousiaste. Les bois seront splendides, et il est si rare de pouvoir s'y promener à cette époque de l'année. J'entends déjà les feuilles mortes me craquer sous les pieds. C'est Dago qui va être content ! Allons vite le prévenir ! »
L'institution où les deux fillettes étaient pensionnaires avait un chenil où les élèves pouvaient, si elles le désiraient, amener leurs bêtes favorites. Dagobert, l'inséparable chien de Claudine, vivait donc en pension, lui aussi, tout au long de l'année scolaire.
Il reconnut, aussitôt qu'il les entendit, le pas des arrivantes et se mit à aboyer joyeusement. Puis il s'élança contre la grille du chenil, regrettant pour la millième fois de ne trouver aucun moyen de passer au travers.
Les fillettes ouvrirent la porte et le chien se jeta sur elles, utilisant à la fois ses pattes, sa queue, et sa langue pour leur souhaiter l'a bienvenue.
« Grand bête ! s'exclama Claudine en le caressant affectueusement. Chien fou ! Tiens-toi tranquille et écoute-moi : nous partons pour le week-end avec François et Mick ! N'est-ce pas une bonne nouvelle ? Nous ferons une randonnée immense à travers monts et vallées et Dieu sait où encore ! Es-tu content ? »
Les oreilles dressées, la tête inclinée de côté, le chien semblait comprendre chacune des paroles de sa jeune maîtresse. Quand elle se tut il balança doucement la queue et fit entendre un « ouah ! » approbateur.
Puis il s'élança à la suite des deux fillettes à travers les allées du parc. C'était sa promenade quotidienne, le meilleur moment de la journée. Dagobert n'aimait rien autant que les vacances et détestait ce chenil, mais il l'endurait sans se plaindre, sachant bien que c'était pour lui le seul moyen de ne pas être totalement séparé de sa maîtresse tant aimée.
François appela sa sœur au téléphone à la fin de l'étude du soir. Il avait déjà mis sur pied tout son plan. Annie l'écouta le développer, de plus en plus excitée.
« Magnifique ! lui répondait-elle, l'oreille collée à l'écouteur. Nous avons averti tante Cécile. Elle accepte ! Tu peux compter sur nous. Nous serons au rendez-vous et aussi à l'heure que possible. Les premiers arrivés attendront les autres. Oui ! nous emporterons tout ce que tu m'as dit. Oh ! François ! ça va être merveilleux !
— Que dit-il ? demandait Claudine, impatiente. Oh ! tu as raccroché ! Tu aurais dû me laisser lui parler, je voulais lui dire combien Dago était content !
— Les communications coûtent cher, riposta sagement Annie. Il ne va pas se ruiner pour écouter tes divagations au sujet d'un chien ! Il m'a demandé comment allait Dag et je lui ai dit « bien ! » C'est tout ce qu'il a besoin de savoir. Maintenant, assieds-toi, je vais t'expliquer le programme. »
Les deux fillettes s'installèrent dans un coin du hall et Annie répéta tout ce que son frère venait de lui dire.
« Lui et Mick peuvent quitter leur collège tout de suite après le petit déjeuner. Nous aussi. Ça va bien. Il dit que nous devons emporter le moins de choses possible et prendre nos sacs à dos. Il nous faudra nos affaires de toilette, des chandails, un imperméable et aussi des biscuits et du chocolat si nous pouvons nous en procurer. Te reste-t-il de l'argent ?
— Pas beaucoup ! De quoi acheter un peu de chocolat, mais de toute façon, nous avons encore ces gâteaux que maman a envoyés la semaine dernière. Nous pouvons les emporter.
— Oui ! et aussi les sucres d'orge de tante Jeanne. Mais nous ne devons pas être trop chargées. Nous aurons beaucoup à marcher; il ne faut pas être écrasées par le poids des sacs. Oh ! j'allais oublier ! François dit aussi de prendre des chaussettes de laine et de grosses chaussures.
— Il va nous faire pédaler comme des globe-trotters. Tant pis ! cela fera plaisir à Dag ! Crois-tu qu'il y aura des lièvres et des lapins ? Il ne s'amuse jamais autant qu'en cherchant à les attraper.
— Il s'amusera, va ! Ne t'inquiète pas pour lui. Mais regarde, il est presque sept heures ! Nous pourrions aller tout de suite avertir la directrice que nous avons changé notre programme de week-end. Ce serait mieux, ne crois-tu pas ?
— Oui ! allons-y vite ! »
La directrice de la pension Clairbois se réjouit de la chance qu'avaient les deux fillettes. Ce congé du 11 Novembre, lorsqu'il s'étendait sur plusieurs jours, laissait parfois certaines pensionnaires bien désemparées. Claudine et Annie du moins savaient comment employer leur temps. La directrice semblait presque leur envier ces quatre jours de liberté et de vie au grand air.
« Je vous souhaite un beau soleil, leur dit-elle. Où irez-vous ?
— À travers les landes, expliqua Annie. François a choisi, m'a-t-il dit, les régions les plus incultes et les plus abandonnées qu'il ait pu trouver dans un rayon de cinquante kilomètres. Il paraît que nous verrons des daims et des biches et même des poneys en liberté. Et nous marcherons pendant des heures et des heures sans voir autre chose que des bêtes sauvages !
— Et que trouverez-vous pour dormir, dans des régions aussi désertiques ? demanda la directrice en souriant.
— Oh ! François a tout prévu, répliqua Annie toujours très fière de mettre en valeur les talents d'organisateur de son aîné. Il a repéré des petites auberges et même des fermes. C'est là que nous coucherons.
— Puisque François a pensé à tout », fit la directrice, qui connaissait bien le jeune garçon, « je n'ai plus à me soucier de rien. Je vous recommande seulement de ne vous laisser entraîner dans aucune aventure risquée. Je sais trop bien ce qui vous arrive habituellement quand vous êtes ensemble, tous les cinq…, car Dagobert est aussi de la partie, je pense ?
— Bien sûr ! s'écria Claude. Je ne le laisserais pas ici tout seul. Je préférerais ne pas partir ! »
Les préparatifs pour ce grand départ absorbèrent désormais tous les instants de loisir des deux cousines. Les sacs furent faits, défaits et refaits plus de vingt fois. Il y eut de grandes discussions pour savoir s'il fallait prendre des livres, pour meubler les longues soirées, mais ceux-ci furent abandonnés au profit des lampes de poche, jugées si utiles qu'une partie de l'argent disponible fut employé à acheter des piles de rechange et des ampoules neuves. Les questions alimentaires soulevèrent d'innombrables problèmes. Claude, en particulier, s'entêtait à vouloir emporter des provisions pour son chien.
« Il lui faut des biscuits, affirmait-elle, et aussi un os. Un gros os qu'il mâchera pendant nos repas et que je rangerai dans mon sac pour la prochaine occasion.
— En ce cas, concéda Annie, je mettrai nos gâteaux et notre chocolat dans mon sac. Dans le tien ils prendraient une affreuse odeur de viande pourrie. Mais je ne vois pas pourquoi tu veux soumettre Dago à un régime particulier. Il peut manger tout ce que nous mangeons nous-mêmes. »
Claudine renonça à son projet. Elle était déjà allée chercher un os au chenil et elle dut reconnaître qu'il était lourd et encombrant et qu'il sentait mauvais. Elle le rapporta donc où elle l'avait pris, sous l'œil réprobateur de Dagobert. Quelle explication donner à ces allées et venues d'un os ? Il ne pouvait comprendre ni approuver.
Le fameux jeudi mit bien longtemps à arriver, mais enfin il fut là. Les deux cousines se réveillèrent très tôt. Avant le petit déjeuner, Claudine peigna et brossa longuement son chien, afin qu'il se montrât sous son plus beau jour devant François et Mick. Le chien comprit que le moment du départ était arrivé et son excitation surpassait presque celle de sa maîtresse.
« Descends vite ! cria celle-ci en rejoignant sa cousine. Je viens d'entendre sonner la cloche du petit déjeuner. Il serait idiot de partir à jeun… Que sera le repas suivant ? et à quelle heure le prendrons-nous ? On n'en sait rien ! C'est merveilleux ! »
Elle dévala l'escalier, sans cesser de parler :
« Quelle joie de penser que pendant quatre jours il n'y aura plus ni emplois du temps ! ni cloches ! ni horaires ! Mais je ne me sentirai vraiment libre que lorsque nous serons hors des murs de cette pension ! »
Malgré ses bonnes résolutions, elle fit peu d'honneur aux tartines qui s'empilaient sur la table. Annie mangea encore moins qu'elle. La joie du départ leur coupait l'appétit.
À peine la dernière bouchée avalée, elles enfilèrent leur veste et chargèrent leur sac à dos, saluèrent la directrice d'un joyeux adieu et s'en furent chercher Dagobert.
Il les attendait impatiemment et aboya à perdre haleine quand elles s'approchèrent. En un clin d'œil, il fut hors du chenil, bondissant comme un fou, libre !
« Au revoir, Annie ! Au revoir, Claude ! » leur cria une de leurs compagnes en les voyant s'éloigner. « Bonne balade ! Mais ne venez pas nous raconter au retour qu'il vous est encore arrivé des aventures à faire dresser les cheveux sur la tête. Personne ne vous croira cette fois !
— Ouah ! Ouah ! Ouah ! » répondit Dag, ce qui signifiait bien des choses en langage de chien.