CHAPITRE VIII
Tous réunis
QUELLE joie de se retrouver tous ensemble ! François s'empara du bras de sa sœur et le serra.
« Ça va, Annie ? » demanda-t-il, inquiet de la voir si pâle et les traits tirés.
Annie inclina la tête affirmativement. Maintenant que François, Claude et Dagobert, aussi bien que Mick, étaient auprès d'elle, elle se sentait tout à fait rassurée.
« J'ai seulement une faim terrible, dit-elle.
— Je vais commander tout de suite un repas du tonnerre ! dit François. Nous parlerons après. »
La femme au balai, à présent sans balai, avança vers eux, un sourire aux lèvres.
« Je pense qu'il est un peu tard, dit François, mais nous n'avons encore rien mangé. Pouvez-vous nous offrir quelque chose ?
— Du pain fabriqué ici, du beurre de nos vaches et du miel de nos abeilles avec du café au lait, et puis aussi, des confitures de la maison, du jambon, des œufs…
— Apportez-nous tout cela ! » fit le chef de la bande, regardant la femme comme si elle lui avait été envoyée par le Ciel.
Ils pénétrèrent dans une petite salle à manger fort accueillante et s'assirent autour d'une table, attendant les victuailles promises. Une bonne odeur de café flottait dans l'air.
« Les nouvelles de Dagobert d'abord, fit Mick caressant le chien. Avez-vous vu M. Gaston ?
— Il n'était pas là quand nous sommes arrivés, répondit François. Mais sa femme nous a reçus de façon charmante. Elle nous a dit de l'attendre et qu'il saurait guérir Dago. Alors nous avons attendu et attendu…
— Jusqu'à sept-heures et demie, coupa Claude. Nous étions gênés d'être encore là quand l'heure du dîner était si proche… Enfin, M. Gaston est arrivé.
— Il est on ne peut plus sympathique, continua François. Il a examiné la patte de Dago, puis il a fait quelque chose, je ne sais pas quoi, il l'a remise en place, je pense. Dago a poussé un hurlement et Claude, comme une furie, s'est précipitée sur M. Gaston, tandis que celui-ci éclatait de rire à la voir.
— À dire vrai, intervint Claude, il a été très brutal avec Dago. Mais il savait ce qu'il faisait, et maintenant Dago va tout à fait bien, sauf cette contusion sur le dos, mais elle est en voie de guérison et ne l'empêche pas du tout de courir.
— Je suis contente, dit Annie. J'ai pensé à ce pauvre Dagobert toute la nuit. »
Elle caressa le chien et il lui lécha la main de sa langue humide.
« Qu'avez-vous fait ensuite ? demanda Mick.
— M. Gaston a insisté pour nous garder à dîner, répondit François. Sa femme n'a pas voulu admettre notre refus et, il faut bien le dire, nous avions terriblement faim. Alors nous sommes restés, et nous y avons gagné un excellent dîner. Dagobert aussi ! Il en avait le ventre rond comme une barrique !
— Ce n'est pas vrai ! » affirma Claude, qui ne pouvait supporter qu'on se moquât de son chien, pour détourner la conversation, elle reprit la suite du récit.
« Quand nous sommes partis, il était plus de neuf heures. Nous ne nous tracassions pas pour vous : nous étions certains que vous nous attendiez paisiblement à l'Étang-Bleu. C'est seulement quand nous y sommes arrivés et qu'on nous a dit que personne ne vous avait vus, que nous avons commencé à nous inquiéter.
— Et puis nous nous sommes dit, interrompit François, que vous aviez sans doute trouvé un autre abri pour la nuit. Mais, étant encore sans nouvelles de vous ce matin, cela nous a paru grave; c'est pourquoi nous allions signaler votre disparition à la police.
— Nous sommes partis sans déjeuner, reprit Claude. Ceci vous prouve combien nous étions inquiets… Et pourtant nous avons été admirablement reçus à l'Étang-Bleu. Nous avions chacun notre chambre et Dago a couché avec moi, bien entendu. »
Une serveuse entra portant un large plateau couvert de vaisselle et de pots fumants.
« On dirait de la magie ! s'écria Annie. On nous apporte exactement tout ce dont j'avais envie ! »
Pendant quelque temps on n'entendit plus que le bruit des fourchettes et des cuillers raclant les assiettes, celui des bols heurtant les soucoupes et du pain grillé craquant sous les dents. Pas un mot ne fut prononcé avant que bon nombre de tartines eussent été englouties, enfin François, servant une seconde ration de café au lait, fit remarquer à son frère.
« Tu ne nous as pas encore dit ce qui t'était arrivé cette nuit. Je voudrais pourtant bien connaître les raisons qui t'ont poussé à ignorer mes instructions et ne pas rejoindre le lieu où tu étais attendu hier soir.
— Ma parole, à t'entendre on croirait ouïr un professeur en chaire ! s'exclama Mick. La vérité, c'est que nous nous sommes perdus. Et, quand nous sommes enfin arrivés quelque part, nous étions persuadés d'être à la ferme de l'Étang-Bleu.
— Je veux bien te croire, mais vous auriez pu vous renseigner, ne fût-ce que pour nous avertir. Vous n'avez donc pas pensé à notre inquiétude en ne vous voyant pas venir ?
— Nous renseigner auprès de qui ? demanda Annie. Il n'y avait qu'une vieille femme sourde comme un pot, qui ne comprenait rien à nos questions. Nous pensions être au lieu du rendez-vous et, bien qu'il fût affreux, nous y sommes restés parce que c'est toi qui l'avais choisi. C'est nous qui étions inquiets pour vous en ne vous voyant pas arriver.
— Quelle cascade de malchances ! dit François. Mais tout est bien qui finit bien !
— Tu vois les choses de loin, fit remarquer Mick, passablement vexé par le dédain de son frère. Annie et moi avons passé une nuit épouvantable. Elle, dans une affreuse mansarde et moi, dans une grange où j'ai été témoin de choses si bizarres que j'en suis encore à me demander si je ne les ai pas rêvées.
— Quelles choses ? questionna François sur un tout autre ton.
— Je te les raconterai plus tard, si, au grand jour et l'estomac plein, j'estime qu'elles en valent la peine.
— Mais tu ne m'en as rien dit, Mick, fit Annie d'un ton de reproche.
— Nous avons eu tant d'autres ennuis depuis, que je n'y pensais plus : j'étais inquiet pour Claude et François, je mourais de faim et puis, surtout, il y a eu cet horrible bonhomme auquel il fallait échapper… »
Claude reposa sur la table la tartine qu'elle s'apprêtait à engloutir.
« Eh bien, dit-elle, votre nuit paraît avoir été plutôt mouvementée. Si vous nous racontiez tout cela en ordre, nous y comprendrions peut-être quelque chose. Voyons : vous avez commencé par patauger sous la pluie, car il a plu, n'est-ce pas ?
— Il pleuvait, répondit Annie, et il faisait noir et nous ne savions plus où aller, et j'avais peur. Mais le plus effrayant c'est quand les cloches se sont mises à sonner ! Les avez-vous entendues, vous autres ? Elles faisaient un bruit terrible, hallucinant ! Je les ai prises pour des cloches fantômes et nous n'avons jamais pu deviner pourquoi elles sonnaient.
— C'étaient les cloches de la prison, expliqua François. La femme de M. Gaston nous l'a dit Elles sonnaient pour avertir tous les gens de la région qu'un prisonnier s'était échappé. Elles disaient : « Prenez garde ! Veillez ! Un malfaiteur rôde ! Il va peut-être chercher à entrer chez vous. Fermez vos portes. Soyez prudents. »
Annie regarda François avec des yeux agrandis par l'effroi.
« Je suis contente de ne pas l'avoir deviné, dit-elle. J'aurais eu encore plus peur toute seule dans mon grenier si j'avais su qu'un prisonnier évadé déambulait dans le coin. Est-ce qu'on l'a rattrapé ?
— Je ne sais pas », dit François, et comme la serveuse rentrait à ce même moment, il lui posa la question.
Elle secoua la tête.
« Non, dit-elle. Il court toujours, mais il ne courra plus longtemps. Les routes sont gardées et tout le monde est averti. C'est un cambrioleur qui a à son actif plusieurs vols importants. Un homme dangereux…
— Est-ce que nous pouvons continuer notre randonnée à travers la lande lorsqu'un prisonnier évadé s'y promène ? demanda Annie inquiète. Cela ne me paraît pas très prudent…
— Nous avons Dagobert, répondit François. Il est de taille à nous protéger contre trois cambrioleurs. Ne sois pas si craintive.
— Ouah ! » approuva Dagobert, battant le plancher de sa queue.
Annie le regarda, sourit, rassurée, et, repoussant son bol vide, déclara :
« Je ne me sens pas beaucoup de courage pour reprendre la route, mais après un pareil repas cela nous fera le plus grand bien.
— Nous allons commencer par nous acheter des vivres, dit François. Après, nous repartirons. »
Les compliments et remerciements que les enfants adressèrent à la patronne des Trois-Bergers parurent lui aller droit au cœur. Elle prépara les provisions que les enfants lui demandèrent et leur dit qu'ils pouvaient revenir quand ils voudraient : elle trouverait toujours quelques bonnes choses à leur offrir.
Les Cinq quittèrent enfin l'hôtel et, au bas de la grand-rue, prirent un petit sentier en zigzag. Il les conduisit dans une vallée où coulait un ruisseau rapide, qu'on entendait de loin clapoter sur les cailloux.
« On doit être bien au bord de cette rivière, dit Annie. Ne pourrions-nous la suivre quelque temps ? »
François consulta sa carte.
« Oui, dit-il. Elle rejoint un peu plus loin le chemin que je comptais prendre. Nous ne risquons pas de nous perdre en la suivant, mais il n'y a pas de sentier et la marche sera peut-être difficile.
— Cela ne fait rien », déclara Annie et, tous étant de son avis, s'engagèrent à travers champs dans la direction du ruisseau. Quand ils eurent atteint ses rives ombragées :
« Maintenant, Mick, reprit François, si tu nous faisais part de tes curieuses aventures nocturnes. Personne n'est en vue, personne ne pourra t'entendre. Raconte-nous tout et nous te dirons si c'était un rêve ou non…
— Bien, dit Mick. Voici l'histoire. Ouvrez vos oreilles toutes grandes. »