CHAPITRE V
 
Annie et Mick

 

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LA NUIT tomba très brusquement. Le soleil à peine couché, de gros nuages noirs montèrent dans le ciel.

« Il va pleuvoir, dit Mick. Quel dommage ! je pensais que nous aurions une si belle soirée !

— Dépêchons-nous, riposta Annie, je n'ai aucune envie d'être obligée de me réfugier sous les arbustes de la haie, avec des gouttes d'eau froide me tombant dans le cou et une mare autour de chaque pied. »

Ils accélérèrent le pas. Un chemin s'amorçait sur leur droite, sans doute celui que l'homme à la carriole leur avait indiqué. C'était un chemin creux assez semblable à ceux qu'ils avaient suivis le matin même. Mais, dans l'ombre, il avait plutôt l'air sinistre.

« J'espère que c'est celui-là qu'il faut prendre, dit Mick en l'enfilant, mais dès que nous rencontrerons quelqu'un, nous nous renseignerons.

— Si nous rencontrons quelqu'un », riposta Annie, impressionnée par le silence de ce lieu désert.

Ils avancèrent. Le chemin descendait en serpentant et les conduisit dans un creux humide où la boue s'amoncelait.

« Il y a sûrement un ruisseau qui traverse ce chemin, fit Annie pataugeant dans des flaques gluantes. L'eau entre dans mes souliers. N'allons pas plus loin, Mick, ce n'est pas un chemin; le terrain est de plus en plus bourbeux, j'en ai jusqu’aux chevilles. »

Mick scruta l'ombre environnante. Il lui sembla voir un échalier devant la haie, et il demanda à Annie de prendre sa lampe dans la poche extérieure de son sac. Quand il l'eut allumée, les ténèbres se firent encore plus denses autour du faible rayon lumineux, mais dans son faisceau apparut une sorte d'échelle faite des branches entrecroisées, permettant d'escalader la haie.

« C'est bien un échalier, dit Mick. Il doit conduire à un raccourci vers la ferme. Essayons. De toute façon, cela nous mènera quelque part. »

Ils franchirent la haie, Mick tirant Annie. Devant eux une petite sente se perdait à travers un grand champ labouré.

« C'est un raccourci, fit Mick. D'ici peu, nous verrons certainement les lumières de la ferme.

— À moins que nous ne tombions dans l'Étang-Bleu », ajouta Annie, que ses pieds mouillés rendaient pessimiste.

Elle sentit les premières gouttes de pluie s'écraser sur son visage et se demanda s'il allait lui falloir dérouler son capuchon et l'enfiler. La ferme était-elle vraiment aussi proche que le croyait son frère ? D'après les indications de François, elle ne devait, en effet, pas être loin…

Quand ils eurent traversé le champ, la pluie tombait beaucoup plus fort. Annie se décida à mettre son imperméable. Elle s'arrêta sous un arbre et Mick l'aida à le détacher de son sac et à le revêtir, puis il endossa le sien.

Une nouvelle haie franchie les conduisit dans un autre champ au bout duquel ils se trouvèrent face à une barrière soigneusement fermée. Ils l'escaladèrent et, à leur grande surprise, se virent dans un enclos inculte où ne poussaient que des bruyères… On n'apercevait pas le moindre sentier, pas la moindre lumière et la nuit, sombre et pluvieuse, se faisait de plus en plus hostile.

Mick balança sa lampe de poche dans toutes les directions.

« Ça va de mal en pis, dit-il. A-t-on idée de dresser des barrières autour d'un champ de bruyères ? Je ne sais plus où aller. Je ne vois aucune trace d'habitation par ici, et pourtant je n'ai pas la moindre envie de revenir sur mes pas jusqu'à ce chemin plein de boue.

— Oh ! non, fit Annie avec un frisson. N'y retournons pas ! Cherchons plus loin : il doit bien y avoir quelque chose derrière cette clôture. »

Perplexes, ils hésitaient sur le parti à prendre, tendant l'oreille à la recherche du moindre son qui pût les guider. Mais le silence profond n'était troublé que par l'incessant crépitement de la pluie. Et c'est alors que s'éleva un bruit nouveau, si inattendu que tous deux sursautèrent.

Qui aurait pu penser que dans cette campagne déserte envahie par la nuit, des cloches allaient, soudain, se mettre à sonner ? Annie se cramponna au bras de Mick.

« Qu'est-ce que c'est ? Pourquoi carillonne-t-on à cette heure-ci ? et d'où ? » murmura-t-elle à voix basse.

Mick n'en avait pas la moindre idée. Il était aussi surpris que sa sœur. Les cloches semblaient lointaines, mais de brusques rafales de vent les faisaient paraître soudain très proches.

« Oh ! je voudrais qu'elles s'arrêtent, dit Annie. Elles ont un son lugubre, ne trouves-tu pas ? Elles me font peur…

— Je me demande ce qu'elles peuvent signifier. Elles ne sonnent pas comme des cloches d'église. Et ce n'est ni l'Angélus ni un carillon de fête. On dirait plutôt un signal d'alarme. Mais de quoi ? Le feu ? S'il y avait le feu quelque part, on le verrait. Une guerre ? Il y a longtemps qu'on ne sonne plus le glas pour appeler les gens aux armes.

— Elles ont un son étrange, dit Annie d'une voix angoissée, à la fois proche et lointain… Es-tu certain que ce soient de vraies cloches que quelqu'un vient vraiment de mettre en branle ? On dirait quelque chose comme l'écho d'un bruit disparu… Ne crois-tu pas que ce que nous entendons en ce moment ce sont des cloches qui sonnèrent autrefois…

— Ne dis pas de bêtises ! Il n'y a pas de cloches fantômes !» répliqua Mick d'une voix qu'il s'efforçait de rendre joyeuse. Mais, à dire vrai, il ressentait la même angoisse que sa sœur. Ces cloches avaient vraiment une résonance bizarre…

Tout à coup, aussi brusquement qu'il avait commencé, l'insolite tintement s'arrêta et un silence oppressant lui succéda. Les enfants attendirent quelques minutes, craignant de l'entendre s'élever à nouveau, mais le silence était revenu pour de bon, ponctué par le seul bruit de la pluie.

« C'est fini ! Enfin ! s'écria Annie avec un soupir de soulagement. Je voudrais bien savoir ce qu'elles annonçaient ! Trouvons vite cette ferme et allons nous mettre à l'abri, Mick. Je ne veux plus entendre sonner ces cloches dans le noir, sous cette pluie !

— Viens ! s'écria Mick. Longeons cette haie. Elle nous conduira bien quelque part ! et nous ne serons plus obligés d'errer à travers la lande. »

Il prit Annie par la main et l'entraîna nerveusement à sa suite. Leurs efforts furent récompensés. Peu après, ils sentirent leurs pieds se poser sur un sol dur et lisse : c'était un chemin, un vrai chemin qu'ils suivirent quelque temps le cœur battant d'espoir. Ils ne furent pas déçus, sur leur droite, tout à coup, une lumière brilla : une maison, enfin !

« La voilà, la ferme ! s'écria Mick soulagé. Viens vite, Annie ! nous sommes presque arrivés. »

Une grille aux barreaux tordus s'ouvrit en grinçant à leur première poussée. Au-delà, s'étendait une large flaque d'eau qu'Annie ne vit pas dans l'obscurité. Elle y posa les deux pieds à la fois et s'éclaboussa jusqu'aux genoux.

« Oh ! s'écria-t-elle, me voilà complètement trempée à présent. Est-ce dans l'Étang-Bleu que j'ai marché ?

— Certainement pas », riposta Mick, éclairant du faisceau de sa lampe l'énorme flaque, simple dépression de terrain où les pluies d'automne s'accumulaient.

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Les deux enfants contournèrent l'obstacle, puis une sente mal tracée les conduisit à une petite porte basse auprès de laquelle une fenêtre laissait filtrer la lumière qui les avait guidés. Arrivés devant la porte, ils ne purent s'empêcher de regarder par la fenêtre aux volets ouverts. Ils virent une lampe posée sur une table, et, assise dans son rayon, une vieille femme qui semblait repriser, la tête penchée sur son ouvrage.

Mick chercha une sonnette ou un heurtoir. Il n'y en avait pas. Alors il frappa du doigt contre le battant. Rien ne répondit. Par la fenêtre, il regarda la femme : elle n'avait pas bougé.

« Elle est peut-être sourde », pensa-t-il, et il cogna de nouveau, très fort cette fois. Mais il n'obtint pas plus de réponse.

« Nous n'entrerons jamais de cette façon », reprit Mick impatient. Il tourna la poignée de la porte, qui s'ouvrit sans effort. La femme ne releva même pas la tête.

« Entrons, et nous nous présenterons », souffla Annie, tout aussi pressée que son frère de se mettre enfin à l'abri.

Dans la toute petite entrée où ils se trouvèrent, une porte entrebâillée, sur la droite, laissait passer un filet de lumière. Mick poussa résolument la porte et entra, suivi par sa sœur. La femme, les yeux rivés à son ouvrage, n'interrompit pas son travail. Son aiguille brillante traversait le tissu avec une surprenante rapidité. C'était la seule chose qui semblât vivante dans la pièce.

Les enfants s'avancèrent sans que la vieille femme les remarquât, mais, quand ils furent tout près d'elle, elle eut un sursaut de crainte et se leva si brusquement que sa chaise tomba à la renverse avec un bruit terrible.

« Excusez-moi, dit Mick, très gêné d'avoir causé pareille émotion à la pauvre femme. Nous avons frappé, mais vous n'avez pas entendu. »

Elle le regardait fixement, la main crispée sur la poitrine.

« Oh ! vous m'avez fait peur ! s'écria-t-elle. D'où venez-vous ? Que faites-vous dehors par un temps pareil ? »

Mick ramassa la chaise et la vieille s'y rassit, encore toute tremblante.

« Nous cherchions cette ferme, dit-il. C'est bien celle de l'Étang-Bleu, n'est-ce pas ? Nous aimerions y passer la nuit avec deux de nos amis. »

La femme montra ses oreilles et secoua la tête.

« Je suis sourde, dit-elle. Inutile de me parler. Vous vous êtes égarés, sans doute ? »

Mick fit signe que non.

« Vous ne pouvez pas rester ici, reprit la femme. Mon fils n'y tolère personne. Allez-vous-en avant qu'il n'arrive. Il a un sale caractère, voyez-vous… »

Mick secoua de nouveau la tête, puis il montra successivement la nuit pluvieuse au-dehors et Annie dans ses vêtements trempés. La vieille femme comprit.

« Vous avez perdu votre chemin, dit-elle, vous êtes fatigués et mouillés, et vous n'avez pas envie de ressortir. Mais ce n'est pas possible. Il y a mon fils et il n'aime pas les étrangers. »

Mick montra encore sa sœur du doigt, puis un canapé dans l'angle de la pièce. Ensuite il se montra lui-même et indiqua la direction de la porte.

« Vous voulez que votre sœur couche ici, et, vous, vous partirez », dit la sourde. Mick acquiesça. Il pensait trouver facilement une grange où s'abriter mais voulait un peu plus de confort pour Annie.

« Mon fils ne voudra vous recevoir ni l'un ni l'autre, reprit la vieille et, s'il vous voit ici, il se mettra dans une colère terrible. Mais je ne peux pas jeter cette petite fille dehors par un temps pareil. Venez, mon enfant. »

Elle saisit Annie par le bras et, ouvrant une porte, qui paraissait être celle d'un placard : « Montez », ajouta-t-elle.

Annie aperçut un très petit escalier de bois conduisant quelque part dans les combles.

« Montez, répéta la vieille, et ne descendez pas avant que je vous, appelle, demain matin. J'aurais des ennuis si mon fils savait que je vous loge ici.

— Vas-y, Annie, dit Mick assez troublé. Je ne sais pas ce que tu trouveras… Si c'est inhabitable, tu redescendras. Sinon, cherche une fenêtre ou une ouverture quelconque par laquelle tu puisses appeler et tu me diras si ça va.

— Oui », fit Annie d'une voix un peu tremblante, et elle gravit l'escalier étroit et sale.

Elle pénétra dans une petite mansarde où, pour tout ameublement, elle vit un matelas et une chaise. Mais le matelas était propre et une couverture était soigneusement pliée dessus. Dans un angle, il y avait un broc plein d'eau. Puis Annie vit une petite lucarne. Elle l'ouvrit, attendit un instant et cria :

« Mick ! Mick ! Es-tu là ?

— Oui ! j'y suis, répondit la voix de son frère. Et toi ? Es-tu dans un endroit possible ? Y a-t-il un lit ? Bon. Tu vois ces bâtiments devant toi, je passerai la nuit dans l'un d'eux et si tu as besoin de quelque chose, appelle-moi ! »

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