CHAPITRE XXII
La fin d'une belle aventure
LES enfants s'éveillèrent en entendant aboyer Dagobert. François escalada vivement l'escalier et s'aperçut avec surprise qu'il faisait déjà grand jour. Non loin, Margot s'était arrêtée, intimidée par les crocs menaçants du chien.
« Pourquoi gardez-vous une bête aussi sauvage ? questionna-t-elle. Rappelez-le. Je venais seulement vous demander si vous vouliez emporter quelques provisions. La route est longue d'ici le prochain village et nous pourrions vous en céder.
— C'est vraiment trop gentil à vous », dit François avec un sourire moqueur.
Comme cette offre trahissait bien le désir de Margot d'être délivrée de la présence des enfants ! Que n'eût-elle donné pour être débarrassée d'eux ? jusqu'à ces provisions dont elle déplorait si âprement l'absence la veille ! Mais François ne voulait rien accepter de Margot ni de Mick-qui-pique.
« En voulez-vous ? insista la femme. De quoi avez-vous besoin ?
— Merci, répondit François. Nous déjeunerons à Pontcret, ce sera notre dernier repas de vacances. Vous savez que nous devons être à l'école à deux heures. »
Margot parut soulagée. Sans doute avait-elle craint de voir les enfants modifier leur programme et retarder leur départ. Un sourire éclaira sa face, découvrant sa mâchoire édentée.
« En ce cas, vous ferez bien de vous dépêcher, dit-elle. Il va pleuvoir… »
François tourna les talons pour cacher son sourire. Il n'y avait pas un nuage au ciel et rien n'annonçait la pluie. Mais Margot aurait dit n'importe quoi pour hâter le départ des intrus !
« Pour une fois cependant, songea François, nous sommes du même avis. Je suis aussi pressé de prendre la route qu'elle peut l'être de nous voir décamper ! Je ne la contredirai pas. »
Dix minutes plus tard, les enfants étaient prêts au départ. Chacun portait son sac sur son dos, son imperméable roulé dessus, et, tout au fond, une fortune en bijoux et pierres précieuses.
« Et notre aventure se termine par une agréable promenade à travers la lande, fit remarquer Annie tandis qu'ils s'éloignaient. J'ai envie de chanter tellement je suis heureuse de voir tout s'achever si bien. La seule chose qui m'ennuie, c'est de penser que personne à l'école ne voudra nous croire quand Claude et moi raconterons ce qui nous est arrivé !
— C'est certain, affirma François. Et je crois que nous ferons bien de nous taire… Avoir repêché les bijoux d'une princesse au fond d'un lac et rapporter, dans nos sacs à dos, une fortune enveloppée dans des mouchoirs sales…, ça dépasse ce qu'on peut imaginer… Tiens ! qu'a donc Dago ? Regardez-le ! »
Le chien qui, jusque-là, gambadait joyeusement autour des enfants, s'était soudain arrêté, museau dressé, oreilles pointées. Puis il lança un grognement de .colère, suivi aussitôt d'aboiements rageurs.
« Oh ! oh ! C'est le fils Tagard ! Encore ! s'écria Annie d'une voix étranglée par la crainte. Il a l'air furieux !
— Et Margot le suit », remarqua Mick, s'efforçant de cacher le trouble que lui causait cette apparition. « Que leur arrive-t-il donc à tous deux ? Regrettent-ils notre présence, maintenant que nous sommes partis ?
— On le dirait bien ! dit François sur le même ton ironique. Ils cherchent à nous rejoindre. Voyez ! ils prennent à travers la lande pour arriver plus vite. Ils veulent nous couper la route…
— Sauvons-nous ! murmura Annie.
— Où ? Si nous nous éloignons du sentier, nous tomberons dans les marécages. C'est même ce qui va leur arriver, à eux, à moins qu'ils ne connaissent à fond le terrain. »
Les deux compères approchaient rapidement. Tout, dans leur allure, dénonçait le trouble et la colère qui les agitaient. Margot hurlait d'incompréhensibles paroles qui ne pouvaient être que des menaces et des injures. Mick Tagard, rouge et plus hirsute que jamais, brandissait le poing en direction des enfants.
Prenant à peine le temps de regarder sur quelle pierre ou quelle touffe d'herbe ils poseraient le pied, tous deux progressaient par grands bonds désordonnés. Si les enfants n'avaient pas été aussi émus, ils les auraient certainement comparés à des chèvres.
« On dirait bien qu'ils sont devenus fous, murmura Annie d'une voix blanche. Que leur arrive-t-il ?
— Je le devine, répondit Claude. Ils sont descendus dans notre souterrain, au lieu de partir sur le lac, comme nous le pensions ! Ils ont trouvé la toile imperméable et tous les écrins que nous avons laissés dedans ! Ils savent que le butin d'Hortillon leur échappe et ils viennent le rechercher !
— Tu as raison ! dit François. Nous aurions dû enfermer ce matériel dans la petite cave de derrière et emporter la clef… Si nous avons des ennuis maintenant, ce sera bien notre faute ! Nous leur volons une fortune et ils le savent ! Rien d'étonnant à ce qu'ils soient en rage !
— Que penses-tu qu'ils peuvent faire ? questionna Mick. Dagobert va se jeter sur eux s'ils approchent, mais ils sont tellement furieux que, cette fois, ils ne reculeront pas ! Regarde-les ! N'ont-ils pas vraiment l'air d'avoir perdu la tête ?
— Oui », acquiesça François, frappé, lui aussi, par les gestes désordonnés et le comportement insolite de leurs poursuivants. Puis il regarda Annie. Elle était très pâle. Dagobert ne cessait d'aboyer, et si Claude ne l'avait pas retenu, il aurait déjà sauté à la gorge de l'homme, qui, allant plus vite que sa compagne, n'était plus qu'à une centaine de mètres du groupe. Le combat serait terrible. François voulut épargner ce spectacle à sa petite sœur.
« Sauvons-nous ! dit-il, mais surtout que personne ne quitte la piste ! Regardez Margot, on dirait qu'elle a des ennuis. »
C'était vrai. La femme, les pieds pris dans la terre gluante, n'avançait plus. Ses efforts pour se dégager s'entrecoupaient d'appels déchirants lancés en direction de Mick Tagard, mais celui-ci se refusait à les entendre. Obstiné, il poursuivait son avance à force de bonds énormes. L'espace qui le séparait des enfants se réduisait dangereusement.
« Fuyons ! » répéta François et, cette fois, tous obéirent.
Les sacs lourds tressautaient sur leur dos, les courroies sciaient leurs épaules; ils savaient qu'ils n'iraient pas loin. Annie déjà soufflait bruyamment.
Soudain, un cri déchira l'air, plus terrible que les autres. Un cri de douleur qui immobilisa les fuyards. Ils se retournèrent.
Le fils Tagard était écroulé au sol. Un de ses bonds furieux s'était achevé en chute, et maintenant, il serrait dans ses mains sa cheville, peut-être tordue ou brisée. La douleur lui arrachait des gémissements affreux et, en même temps, il appelait Margot à l'aide. Mais celle-ci, enlisée jusqu'à mi-jambe, était bien incapable de le secourir.
Annie ne pouvait plus détacher son regard de l'homme dont, malgré la distance, elle voyait le visage, si rouge tout à l'heure, devenu complètement blanc.
« Faut-il l'aider ? demanda-t-elle.
— Certainement pas, riposta François. Qui nous dit que ce n'est pas une feinte pour nous attirer ? Mais je ne le pense pas. Son cri de douleur n'était pas imité ! Ne te tracasse pas pour lui, Annie ! Il ne restera pas là longtemps : nous enverrons la police le secourir. Va et n'aie plus peur ! la poursuite est finie. Ni lui ni elle ne sont en état de nous rejoindre maintenant ! »
Mick jeta un dernier regard sur le terrain qui retenait au loin leurs deux ennemis.
« Je n'arrive pas à les plaindre, dit-il. Des vilains personnages ! Et, pour une fois, ils n'ont pas volé ce qui leur arrive. »
La petite bande reprit sa route, soulagée, mais encore sous le coup de l'émotion qu'elle venait d'avoir. Le plus déçu était sans contredit Dagobert. Il avait bien cru pouvoir mordre dans cet homme qu'il détestait et ses maîtres l'entraînaient au loin sans lui offrir la moindre possibilité de bagarre.
Il leur fallut près de deux heures pour atteindre Pontcret et leur premier soin en y arrivant fut d'entrer au bureau de poste.
Le vieil employé les reçut avec un sourire.
« Bon dimanche ? leur demanda-t-il. Avez-vous trouvé les Deux-Chênes ? »
François laissa les autres répondre à ses questions et lui rendre ses couvertures, pendant qu'il cherchait le numéro de téléphone de M. Gaston.
Dès qu'il l'eut trouvé, il demanda la communication, souhaitant de tout son cœur que M. Gaston acceptât de l'aider.
La voix de l'éleveur de chevaux retentit bientôt à l'autre bout du fil.
« Allô, oui, c'est moi. Qui ? ah ! oui ! Bien sûr que je ne vous ai pas oubliés. Vous avez besoin d'un petit service, lequel ? »
François s'expliqua et la voix de son correspondant l'interrompit bruyamment.
« Comment ! Les bijoux de la princesse Fallonia dans l'étang ? Et vous les avez trouvés ? Ils sont dans vos sacs à dos ? Vous voulez rire ? »
François affirma qu'il ne disait que la vérité, mais il eut bien du mal à convaincre M. Gaston. Il n'en croyait pas ses oreilles.
« Bien ! bien, dit-il enfin. Je préviens l'inspecteur Moris, je le connais. C'est un brave type. Où êtes-vous ? à Pontcret. Restez-y, je viens vous chercher en voiture, je serai là dans une demi-heure. »
Quand François eut fait connaître à ses amis le résultat de cette conversation, un sentiment de délivrance s'empara de la bande. Il est des cas embarrassants où les adultes sont bien utiles, et M. Gaston était un de ceux qu'il est bon de trouver alors. Puisqu'il se chargeait de tout, il ne restait qu'à se fier à lui. Il n'y avait plus de soucis ni de problèmes !
« Ouf ! s'écria Claude. Mon sac me paraît moins lourd !
— Et moi, riposta Mick, je me sens l'estomac tout léger. Ne pensez-vous pas que nous avons bien gagné un petit repas ? Il est presque onze heures.
— Nous avons juste le temps avant que M. Gaston arrive ! approuva François. Venez vite ! »
Ils achevaient, dans un café en face de la poste, un repas bizarre, tenant à la fois du grand et du petit déjeuner, quand le ronflement d'un moteur attira leur attention. Une énorme voiture stoppa et M. Gaston en descendit.
Les enfants bondirent à sa rencontre. François lui présenta Annie et Mick et l'arrivant serra les mains de tous, y compris la patte de Dagobert, tout surpris de revoir celui qui l'avait si bien soigné.
« Montez vite, dit M. Gaston. L'inspecteur Moris vous attend. »
Le trajet dura longtemps, pas assez toutefois pour permettre au pauvre M. Gaston de comprendre l'extraordinaire aventure que ses quatre passagers s'efforçaient de lui expliquer en même temps, chacun selon un point de vue différent.
De son côté, l'inspecteur Moris avait passé des consignes strictes. À peine l'auto fut-elle arrêtée devant le commissariat que ses six occupants furent conduits dans son bureau particulier, où il les attendait, sans chercher à dissimuler son impatience.
« Où sont ces bijoux ? » demanda-t-il aussitôt après les avoir accueillis. « Est-il possible que vous les portiez sur vous ? »
D'un œil amusé, il regardait les quatre enfants. Leurs vêtements boueux et leur mine fatiguée ne laissaient en rien présager de la fortune qu'ils prétendaient avoir trouvée et il était piquant de les voir sortir de leurs sacs des chaussures éculées et des serviettes sales en sachant qu'au-dessous se cachaient de fabuleux joyaux.
Les mouchoirs qui contenaient ces trésors furent enfin déposés sur la table et dénoués. Alors l'amoncellement des pierreries brilla de tout son éclat et le policier lui-même ne put retenir un sifflement admiratif.
« Ce sont bien les bijoux de la princesse Fallonia ! s'écria-t-il. Pensez que la police les recherche depuis des mois et qu'elle a perquisitionné dans je ne sais combien d'endroits sans les trouver. C'est inouï. Racontez-moi maintenant, jeunes gens, comment vous avez découvert tout cela ? »
François se chargea de narrer, seul cette fois, leurs aventures et, dans les moments les plus périlleux, son récit lui valut des hochements de tête approbateurs.
Quand il en arriva au dernier épisode, la fin de la poursuite à travers le marécage, l'inspecteur l'interrompit.
« Mais ils doivent être encore sur les lieux ! s'écria-t-il. Que ne le disiez-vous plus tôt ? Attendez une minute ! »
Il sonna et un policier apparut.
« Dites à Jacques de prendre trois hommes et une voiture, ordonna-t-il. Qu'il aille dans le marais des Eaux-Dormantes. Il y trouvera deux personnages en plus ou moins bonne posture, deux vieilles fripouilles qu'il connaît bien : Margot Martin et Michel Tagard — qu'il les cueille l'un et l'autre et les ramène ici. Et dites-lui de faire vite ! »
Le policier disparut aussitôt et François acheva son récit.
Quand il eut fini, l'inspecteur Moris lui serra la main.
« Je suis content de vous connaître, dit-il, et je vous félicite pour votre conduite. Tous les cinq, ajouta-t-il avec un sourire. J'aime que les jeunes soient comme vous, entreprenants, courageux et persévérants. »
Dagobert fut le seul que ce compliment ne fit pas rougir.
« Je vous remercie », dit cependant François, poursuivant son rôle de porte-parole du Club, « mais je pense que vous n'avez plus besoin de nous, et nous devons regagner nos écoles respectives avant quatorze heures. Nous n'avons plus grand temps.
— Oh ! ne vous inquiétez pas pour si peu, fit l'inspecteur en riant, je mets une voiture à votre disposition. Deux, si vous voulez, je vous dois bien cela. Inutile de vous presser.
— S'il nous reste encore un peu de temps, fit François, se tournant vers M. Gaston, nous aimerions faire un brin de toilette. Nous ne pouvons pas arriver à l'école dans cet état. Pourriez-vous nous indiquer un hôtel où il nous serait possible de prendre un bain ? »
Ce fut encore l'inspecteur qui lui répondit.
« Nous avons tout ce qu'il faut ici, dit-il. Suivez-moi. »
Une demi-heure plus tard, les quatre enfants réapparaissaient débarbouillés, nets et peignés, à croire qu'ils avaient passé leurs quatre jours de congé dans un palace et non dans le souterrain crasseux d'une maison en ruine.
« La voiture est devant la porte, leur dit l'inspecteur en la voyant paraître. Je vous accompagne. Mais auparavant laissez-moi vous apprendre les dernières nouvelles : primo, un spécialiste a examiné les bijoux et reconnu qu'ils étaient bien ceux de la princesse Fallonia au grand complet. Secundo, je viens de recevoir un coup de fil m'apprenant que Margot et Mick Tagard ont été retrouvés à l'endroit où vous les avez laissés. En ce moment même, ils doivent arriver à la prison où se trouve déjà leur ami Hortillon…
— Bonnes nouvelles ! s'écrièrent d'un même élan les quatre héros de l'aventure.
— Qui terminent votre congé mieux qu'il n'avait commencé, n'est-ce pas ? » demanda en souriant M. Gaston.
Mais son ami l'inspecteur l'interrompit.
« Ne retardez pas ces enfants, dit-il, ce serait gâcher leur bel exploit que de les faire arriver en retard en classe. Voilà la voiture, montez vite ! »
Les enfants obéirent sans perdre un instant. Dagobert grimpa auprès d'eux.
« Bon retour ! leur cria le commissaire. Et si vous racontez votre histoire à vos camarades, ne soyez pas étonnés s'ils refusent de vous croire.
— À bientôt ! ajouta M. Gaston. Et bonne chance au Club des Cinq ! »
La voiture démarra dans un nuage de poussière.
Oui ! Bonne chance au Club des Cinq et puisse-t-il avoir de nouvelles aventures !
FIN