CHAPITRE XV
Margot et Mick-qui-pique
ANXIEUSEMENT, se demandant quelle conduite ils allaient adopter, les enfants surveillèrent le couple.
François s'attendait à cette visite et n'était pas très surpris. Mick ne pouvait détacher ses regards de l'homme. Il reconnaissait sa silhouette trapue, ses épaules voûtées et la masse hirsute de sa chevelure. L'individu lui apparaissait tout aussi repoussant que la veille, lorsque, le trouvant auprès de sa mère, il l'avait jeté à la porte.
Claude et Annie n'éprouvaient pas plus de sympathie envers la femme qui l'accompagnait.
Elle était grande et anguleuse, vêtue d'un imperméable sordide et coiffée d'un turban de laine, qui dissimulait ses cheveux. Tout en parlant, elle marchait vite et les éclats de sa voix, tranchante et criarde, portaient loin.
« Ainsi, c'est ça, Margot, se dit François. Elle a l'air aimable comme une brassée d'orties. Tout à fait l'allure qui convient à la confidente du sieur Hortillon ! »
Il se rapprocha de ses amis. Pour retenir Dago, Claude avait posé une main sur son collier. Les autres étaient accroupis derrière elle, bien cachés par les buissons.
« Ne bougez pas et écoutez-moi, souffla François. Voilà ce qu'il faut faire. Nous allons sortir de ce fourré et nous diriger vers la maison, en parlant gaiement entre nous comme si de rien n'était. Dites autant de bêtises que vous voudrez, soyez bavards et enjoués. Si ces deux-là vous parlent, répondez comme le feraient des gosses dissipés et inoffensifs. Mais s'ils posent des questions embarrassantes, laissez-moi répondre. D'accord ? Vous êtes prêts ? On y va. »
François jaillit le premier hors des buissons et se montra au grand jour, criant :
« Nous y revoici ! Je vois la vieille maison ! Elle a l'air plus sinistre que jamais ! »
Claude et Dago s'élancèrent à leur tour, puis Annie les suivit, le cœur serré. Elle ne se sentait pas de taille à jouer ce jeu.
L'homme et la femme s'arrêtèrent brusquement en voyant surgir les enfants. Ils échangèrent quelques paroles rapides et l'homme leur lança un regard menaçant.
Les enfants continuèrent à marcher, bavardant gaiement comme François l'avait ordonné. La femme les interpella :
« Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ?
— Week-end à la campagne, répondit François en s'arrêtant. Il fait beau, n'est-ce pas ?
— Pourquoi êtes-vous ici ? reprit la femme. Vous n'en avez pas le droit. C'est une propriété privée.
— Oh ! non ! dit François. Nous nous sommes renseignés, ce n'est qu'une vieille baraque en ruine. Tout le monde peut y venir. Et puis nous ne faisons aucun mal. Nous voulons seulement explorer le lac…, il a un air énigmatique et attirant, ne trouvez-vous pas ? »
L'homme et la femme échangèrent un regard. Il était visible que l'intrusion des enfants et leur intention de se promener sur le lac les surprenaient et les contrariaient tout à la fois. Ce fut la femme qui reprit la parole.
« Vous ne pouvez pas explorer le lac, dit-elle. C'est dangereux. Les bains et les promenades en bateau y sont interdits.
L'homme et la femme s'arrêtèrent
brusquement.
— On ne nous a pas dit ça, dit François d'un air naïf. Bien au contraire. Etes-vous certaine d'avoir été bien renseignée ?
— Nous voulons observer les poules d'eau, intervint brusquement Claude, qui venait de voir un de ces oiseaux passer sur le lac. Nous aimons la nature…
— Et on nous a dit, coupa Annie, qu'il y avait des daims dans les environs.
— Et des poneys sauvages, acheva Mick. Nous en avons aperçu hier. Ils sont ravissants. Ne les aimez-vous pas ? »
Ce bavardage intempestif parut déplaire à Mick-qui-pique plus encore que les réponses de François. Il l'interrompit brutalement sur un ton de menace.
« Assez de bêtises ! Vous n'avez pas le droit d'être ici. Décampez !
— De quel droit y êtes-vous vous-même ? demanda François, blessé au vif.
— Décampez ! répéta l'homme, véritablement en colère cette fois, et plus vite que ça. »
Menaçant, il s'avança de quelques pas. François se redressa.
« Je vous interdis de me parler sur ce ton », dit-il. Et Claude lâcha le collier de Dagobert.
Aussitôt, le chien s'avança en grondant, les poils en bataille, la queue droite. Mick Tagard s'arrêta et recula.
« Retenez votre chien, cria-t-il. Il a l'air sauvage.
— Il a l'air de ce qu'il est ! riposta Claude, et je ne le retiendrai pas tant que vous serez dans les parages ! »
Dagobert avançait toujours et ses grognements se faisaient de plus en plus violents. La femme intervint.
« Ne vous fâchez pas, dit-elle. Mon compagnon est un peu vif, mais il n'est pas méchant; vous n'avez rien à craindre. Rappelez votre chien.
— Certainement pas tant que vous serez ici ! répéta Claude. Combien de temps allez-vous rester ?
— Qu'est-ce que cela peut vous faire ? » fit l'homme, mais il n'en dit pas davantage, car au son de sa voix Dago s'était mis à aboyer.
François ne parut même pas s'en apercevoir et, se tournant vers ses amis, il leur dit à haute voix :
« Allons déjeuner ! Si ces gens veulent rester ici, qu'ils fassent ce qu'ils veulent ! Moi, j'ai faim ! »
La petite bande aussitôt reprit sa marche vers la maison. Dagobert, toujours sur la défensive, se tenait du côté où se trouvait le couple et gronda plus fort que jamais en arrivant à sa hauteur. D'un même mouvement, l'homme et la femme se reculèrent. Dagobert était vraiment un gros chien et son allure n'avait rien de rassurant. Sans un mot, les enfants continuèrent leur marche et pénétrèrent dans les ruines, intensément observés par deux paires d'yeux courroucés.
« En garde, Dago ! » cria Claude dès qu'elle fut dans la cuisine, et le chien, comprenant l'ordre, se posta devant la porte, tandis que ses maîtres descendaient l'escalier. Ils retrouvèrent la pièce dans l'état où ils l'avaient laissée. Rien ne semblait avoir été touché.
« Ils n'ont probablement pas remarqué ces caves, dit François. J'espère qu'il reste beaucoup de pain, car c'est vrai que j'ai faim ! et je donnerais cher pour me retrouver devant le même déjeuner qu'hier ! Cette Margot et ce Mick font vraiment une paire aussi bien assortie que déplaisante !
— Oui, riposta Mick. Je ne peux pas voir cette Margot ! Quelle voix affreuse et quelle horrible figure ! Pouah !
— Le fils Tagard est pire, dit Annie. Il a une allure de gorille avec ses épaules bombées. Et pourquoi ne se coupe-t-il pas les cheveux ?
— Il doit trouver que ça fait riche, dit Claude, taillant le pain en larges tranches. Quelle chance que Dagobert soit là !
— Pour ça, oui ! dit Annie. Brave vieux Dago ! Il les déteste, n'est-ce pas ? Je suis sûre qu'ils n'approcheront pas de la porte tant qu'il y sera.
— Je me demande où ils sont allés », murmura Mick mordant dans une tartine dont l'épaisseur de beurre et de pâté dépassait encore celle du pain. « J'ai bien envie d'aller voir ! »
Il revint presque aussitôt.
« Ils ont dû se diriger vers le hangar à bateaux, dit-il. J'ai aperçu quelque chose qui remuait par là. Ils doivent chercher la Belle-Berthe…
— Assieds-toi et mange, ordonna François, et parlons sérieusement. Il faut savoir ce que nous devons faire et, aussi, ce qu'eux vont faire. C'est très important. Ils peuvent avoir des renseignements que nous n'avons pas, et connaître mieux que nous le sens caché du message. Leurs agissements peuvent nous guider sur la bonne piste !
— Exact ! » fit Mick, mâchant consciencieusement son pain tout en essayant, une fois de plus, de trouver quelle interprétation il convenait de donner aux quatre traits et quatre mots mystérieux du papier.
« Je crois que le mieux, reprit François après un assez long silence, est de ne rien changer à nos projets pour cet après-midi. Nous allons sortir ce radeau et nous en servir pour inspecter les berges. C'est un petit exercice inoffensif qui ne peut leur paraître suspect et, en même temps, cela nous permettra de les surveiller. Quoi qu'il en soit, il est probable que c'est au voisinage immédiat du lac que se trouve la solution du problème que nous cherchons tous.
— Tout à fait d'accord, fit Claude, et avec ce beau temps notre navigation va être délicieuse. Pourvu que le radeau soit stable et solide.
— Il l'est, affirma Mick. Passe-moi le gâteau, Claude, et n'en mets pas de côté pour Dago, ce serait gâcher de la trop bonne marchandise.
— Jamais de la vie ! rétorqua Claude. Tu sais bien qu'il l'adore.
— C'est quand même du gâchis, fit Mick, un si bon gâteau pour un chien ! Est-ce qu'il reste des biscuits ?
— En quantité, dit Annie. Et du chocolat aussi !
— Parfait ! Il faut que nos réserves nous permettent de tenir jusqu'au bout… Et ce ne sera pas le cas si Claude et son chien donnent libre cours à leur formidable appétit !
— Qu'est-ce que je dirai du tien ? » s'exclama Claude outrée, et ne comprenant pas le plaisir que Mick prenait à la taquiner.
« Taisez-vous tous les deux, intervint François. Je vais remplir la cruche d'eau. Ne vous disputez pas pendant ce temps et donnez-moi quelque chose à porter à Dago. »
Le repas fini, le Club au complet sortit de sa retraite et se dirigea vers le hangar à bateaux. François s'arrêta tout à coup et, désignant un point sur le lac :
« Regardez ! s'écria-t-il. Ils ont sorti un des canots. Celui qui tient encore l'eau, je suppose ! Le fils Tagard rame de toutes ses forces ! Combien pariez-vous qu'ils cherchent la Belle-Berthe ? »
Tous s'immobilisèrent et observèrent l'avance du petit canot. Une appréhension terrible s'empara de Mick. Margot et son complice allaient-ils trouver avant eux ce qu'eux-mêmes étaient venus chercher ? Savaient-ils déjà, de façon précise, où était caché le trésor ?
« Venez, dit François, il n'y a pas de temps à perdre. De toute façon, nous les surveillerons mieux quand nous serons, nous aussi, sur le lac. »
Les enfants eurent vite fait de pénétrer dans le hangar. Un des canots n'y était plus, la Frétillante-Fanny, le seul qui fût en état de naviguer.
La manœuvre pour mettre à flot le radeau fut longue et ardue. Malgré ses poignées de corde, son maniement n'était pas facile. Enfin, l'embarcation fut apportée au bord du quai, mise en équilibre au-dessus de l'eau noire, puis basculée doucement, et, dans un éclaboussement d'écume, elle se retrouva flottant sur son élément naturel. Trapu et lourd, c'était un bon radeau, tenant bien l'eau et prêt, semblait-il, à affronter le large.
« Prenez des pagaies, des rames, dit François, tout ce que vous trouverez, et embarquons, vite ! »