CHAPITRE XIV
 
Où est la « Belle-Berthe » ?

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Ils s'efforcèrent de suivre la berge du lac, mais un fouillis d'arbres et de buissons croissait jusque sur ses bords, rendant la chose fort difficile. Aucune trace d'un hangar à bateaux n'apparaissait nulle part.

Enfin Claude poussa un cri de joie.

« Venez ! appela-t-elle. Il y a une espèce de rivière qui sort du lac.

— Ce n'est pas une rivière, dit François, mais une sorte d'étroit chenal. Il s'enfonce quelque peu dans les terres, suivons-le, il doit nous conduire quelque part. »

Comme l'avait supposé François, c'est en effet sur ce chenal qu'avait été construit une sorte de hangar pour remiser les bateaux. Quelques instants plus tard les enfants découvraient une vieille baraque en planches, construite en surplomb au-dessus du petit chenal et si bien enfouie sous la mousse et le lierre qu'elle était presque invisible.

« Voilà ce que nous cherchions ! s'écria Mick radieux. En avant pour la Belle-Berthe ! »

À travers branches et ronces, ils se frayèrent un chemin jusqu'au bâtiment. L'entrée se trouvait sur la façade principale, celle qui dominait l'eau. Une large saillie extérieure y conduisait, à laquelle on accédait par quelques marches prenant appui sur la berge même. Mais cet escalier de bois, où ne subsistaient plus que de rares traces de peinture blanche, était à présent vermoulu et ruiné.

« Hum ! fit François en secouant la tête. Il va falloir être prudent ! Laissez-moi passer le premier. »

Il essaya de gravir les marches branlantes, mais le bois pourri craquait et s'effondrait sous son poids chaque fois qu'il y posait le pied.

« Rien à faire ! dit-il. Cherchons une autre entrée ! »

Les trois autres faces du bâtiment, soigneusement inspectées, ne montrèrent ni porte ni brèche.

« Hum ! répéta François. Il faut pourtant que nous entrions là-dedans ! »

Il reprit son inspection et s'arrêta devant la façade ouest. Plus exposées aux intempéries, les planches qui fermaient ce côté du bâtiment ne semblaient plus offrir grande résistance. François essaya d'en arracher une, elle céda au premier effort et, en quelques instants, avec l'aide de Mick, il eut pratiqué dans la cloison une ouverture suffisante pour lui livrer passage. Par ce trou il se glissa dans le hangar, obscur et imprégné d'une effroyable odeur de moisi.

Une sorte de petit quai maçonné cernait l'intérieur du bâtiment. Au-dessous s'étendait l'eau noirâtre et sans mouvement. François appela les autres.

« Venez ! leur dit-il, il y a un quai en bon état ! Mais apportez les lampes, on n'y voit rien ! »

Le reste de la bande se glissa dans le hangar, par le passage qu'il y avait aménagé, et le rejoignit. La grande arche de l'entrée s'ouvrait en face d'eux, si encombrée de lierre et de branches pendantes qu'elle ne laissait passer qu'une faible lueur verdâtre.

 « Il y a des bateaux ici », s'écria Mick très excité, et discernant vaguement dans le contre-jour quelques silhouettes sombres au-dessus du niveau de l'eau.

« Il y en a même un amarré à ce poteau, à mes pieds. Si c'était la Belle-Berthe ! »

Il y avait trois bateaux. Deux d'entre eux, à demi remplis d'eau, ne montraient plus qu'une poupe émergeant avec peine au-dessus de l'eau sombre.

Mick sortit sa lampe et éclaira le décor. Il était peu engageant. Des rames décolorées étaient dressées contre le mur, une gaffe gisait dans un coin, des masses informes et molles étaient sans doute celles de vieux coussins pourris. Des paquets de cordages verdissants s'enroulaient ici ou là, ou pendaient en longues spires informes. Annie se prit aussitôt à détester ce lieu où tout semblait figé dans la moisissure et où les voix résonnaient étrangement sous la voûte trop basse.

« Regardons les noms des bateaux », fit Mick moins impressionnable. Il dirigea la lumière de sa lampe contre la quille la plus proche et eut un geste de dépit. Les lettres étaient presque entièrement effacées.

« Qu'est-ce que c'est ? dit-il en se penchant.

Attendez, je lis Fréti… Frétillante quelque chose.

— Fanny, dit Claude, Frétillante-Fanny; cela pourrait fort bien être la sœur de la Belle-Berthe. Voyons les autres ! »

La lumière de sa lampe se posa sur l'arrière émergé du bateau suivant. Le nom était beaucoup plus lisible ici. Tous le lurent aussitôt :

« Gros-Grégoire !

— Le frère de Frétillante-Fanny, dit Mick. Mais on peut dire que ces canots ne méritent guère leur nom. Ils n'ont pas l'air plus frétillants et bien portants les uns que les autres.

— Le dernier sera la Belle-Berthe, s'écria Annie, prenant goût à cette recherche. J'en suis sûre ! »

Il leur fallut suivre le quai jusqu'à son extrémité, avant d'atteindre le troisième bateau. Claude y parvint la première et s'écria :

« Oh ! le nom commence par un J ! Je ne peux pas en lire davantage, mais c'est un J ! »

François trempa son mouchoir dans l'eau et s'en servit pour nettoyer l'emplacement des lettres couvert d'une pellicule de vase séchée. Le nom apparut aussitôt, lisible. Mais ce n'était pas la Belle-Berthe.

« Joyeux-Joël, lurent quatre voix mornes. Nous avons fait fausse route.

— Frétillante-Fanny, Gros-Grégoire, Joyeux-Joël, résuma François. C'est bien la famille de la Belle-Berthe, mais où celle-ci peut-elle être ? Où ?

— Coulée au fond ? suggéra Mick.

— Je ne pense pas ! L'eau n'est pas profonde ici. S'il y avait un bateau coulé, nous le verrions à la lumière de nos lampes. On voit bien le sable du fond ! »

Pour plus de sûreté, ils refirent toute la longueur du quai, balayant l'eau noire du jet de leurs lampes. Il n'y avait trace d'aucun bateau naufragé.

« Eh bien, il faut nous rendre à l'évidence, dit François. La Belle-Berthe est partie. Reste à savoir où, quand, et pourquoi ? »

Une fois de plus, les lumières des lampes électriques fouillèrent tous les coins et recoins du hangar. Claude remarqua un large assemblage de planches appuyé contre le mur, tout près de l'entrée.

« Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle. On dirait un radeau. Mais c'en est un ! »

Tous allèrent examiner de près l'engin.

« Il est en bon état, remarqua François. J'aimerais savoir s'il serait assez résistant pour nous porter tous les cinq.

— Oh ! s'écria Annie enthousiaste, quelle bonne idée ! Essayons veux-tu ? J'ai toujours eu envie de faire une promenade en radeau, et je me sentirai plus en sécurité là-dessus que dans n'importe lequel de ces canots !

— Tu as raison, fit Mick. Seulement tu oublies que nous ne sommes pas venus pour nous promener en radeau, mais bien pour retrouver la Belle-Berthe… Es-tu sûr, François, qu'il n'y a rien de caché dans les autres bateaux ? N'es-tu pas d'avis de les fouiller ?

— On peut essayer… Mais je ne pense pas que cela serve à grand-chose. Puisque seule la Belle-Berthe était mentionnée dans le message, c'est qu'elle seule présente un intérêt. »

L'inspection minutieuse des deux barques à demi coulées et de la Frétillante-Fanny encore à flot, n'amena aucun résultat.

Mick s'énervait.

« Puisqu'il n'y a aucun bateau sur le lac, et que tous sont ici sauf la Belle-Berthe, je ne sais plus où chercher…

— Elle est peut-être sur le lac, suggéra Claude; mais cachée sous les arbres, près de la berge.

— Ça c'est une idée, s'exclama Mick, reprenant espoir.

— Et une bonne ! acheva François. Pourquoi n'y avons-nous pas pensé plus tôt ?

— Allons vite ! » s'exclama Mick, déjà certain qu'ils allaient maintenant découvrir le bateau sans difficulté, avec le trésor dans sa cale.

Ils sortirent du hangar par la porte qu'ils s'y étaient ouverte. Dagobert le premier, heureux de retrouver le grand air et le soleil. Lui non plus n'avait pas apprécié cette longue station dans le hangar humide et moisi.

« Quel côté explorons-nous d'abord ? demanda Annie. Droite ou gauche ? »

À droite comme à gauche, la végétation, laissée à l'abandon, dressait une barrière infranchissable sur les berges du lac.

« Il ne sera pas facile de longer le bord, murmura François. Tant pis ! il faut essayer. Commençons par la gauche. Les broussailles semblent y être un peu moins touffues Venez ! »

Les premiers mètres se révélèrent plus faciles à inspecter qu'on ne l'aurait cru. Les enfants fouillaient les plus petites criques, soulevaient les branches pendantes, se glissaient entre les troncs et poursuivaient leur chemin pleins d'espoir. Mais les branchages se firent bientôt plus denses, les ronces et clématites sauvages s'y emmêlaient; il devint impossible de suivre le bord sans dommage pour les vêtements et les jambes nues. Puis le passage s'obstrua tout à fait; il fallut renoncer.

Les enfants se regardèrent navrés, leurs mains étaient couvertes d'égratignures, leurs chandails lacérés. Dagobert était le seul qui parût à son aise. Il ne pouvait comprendre pourquoi ses maîtres se livraient à cet exercice si inhabituel pour eux, mais il s'en réjouissait et ne demandait qu'à continuer. Aussi fut-il bien déçu quand Claude le rappela et qu'il la vit revenir sur ses pas, en terrain découvert cette fois.

« Allons-nous essayer l'autre côté ? demanda Mick sans enthousiasme.

— Oh ! non ! se récria Annie, il est encore pire ! Nous ferions mieux d'essayer le radeau…

— Ce serait le meilleur moyen pour explorer les berges, dit Claude.

— Exact, approuva François. Et si nous avions été malins, nous aurions commencé par là. Il est trop tard pour sortir le radeau maintenant. Mais nous pourrons nous y mettre tout de suite après le déjeuner. Peut-être ne trouverons-nous pas la Belle-Berthe, mais en tout cas nous passerons un bon après-midi. »

Les enfants approchaient de la maison ou plus exactement des ruines de la maison et voyaient déjà celles-ci apparaître distinctement entre les troncs des arbres, lorsque, tout à coup, Dagobert s'arrêta en poussant un sourd grognement. La bande s'immobilisa aussitôt.

« Qu'y a-t-il, Dago ? demanda Claude à voix basse. Qu'as-tu vu ? »

Le chien gronda encore et les enfants, prudemment, se dissimulèrent dans les buissons, fouillant du regard la maison et ses abords. Ils ne voyaient rien d'extraordinaire. Tout semblait calme. Pourquoi Dagobert grondait-il ? Ce ne pouvait être sans raison.

Soudain, une silhouette apparut, contournant les ruines. C'était une femme.

« Margot ! Je parie que c'est Margot ! » murmura François.

Puis un homme se montra, la suivant de près.

« C'est Mick-qui-pique, dit Mick, oui, c'est bien lui ! Je le reconnais ! »