CHAPITRE III
À travers landes
UN CHAUD soleil dorait les arbres revêtus des éclatantes couleurs de l'automne. Quelques feuilles flottaient dans le vent, mais aucune forte gelée n'avait encore dégarni le paysage.
Dagobert bondissait en tête, les quatre enfants le suivaient gaiement sur la route, l'école déjà leur semblait bien loin.
« Quelle journée splendide ! s'écria Claude. J'ai trop chaud avec mon pull.
— Enlève-le et mets-le sur tes épaules, dit François. C'est ce que je vais faire aussi ! »
Chacun des enfants portait son imperméable roulé sur son sac à dos. Les chandails furent posés dessus et, en ce début de promenade, personne ne songea à se plaindre du poids de sa charge.
François parla du pays dans lequel il comptait entraîner ses amis : région vallonnée et sauvage, dont les localités portaient des noms curieux : Val de Roc perdu, Bois des Ronciers, Colline aux Lapins…
« Colline aux Lapins ! Voilà un pays qui plaira à Dago ! » s'écria Claude, tandis que l'intéressé pointait ses oreilles.
« C'est là que nous nous dirigeons d'abord, plus tard nous trouverons le Val des Lièvres.
— Ouah ! » fit Dagobert joyeusement. Il se sentait parfaitement heureux. Ses quatre amis étaient avec lui, de leurs sacs émanaient d'exquises odeurs de sandwiches et la lande s'étendait au loin, grouillante de lapins. Qu'aurait-il pu demander de plus ?
Il faisait délicieusement bon à marcher dans le soleil. Les enfants abandonnèrent la route et prirent un petit sentier encaissé. Les haies qui le bordaient devinrent bientôt si hautes qu'il leur était impossible de rien voir au-delà.
« Un joli chemin creux ! s'écria Mick. Il me semble que je marche dans un tunnel. Et comme il est étroit ! Je n'aimerais pas conduire une voiture par ici. Si j'en rencontrais une autre, il me faudrait reculer pendant des kilomètres.
— Il n'y a pas grand risque d'en rencontrer ! dit François. Peut-être, en été, y a-t-il quelques touristes, mais en cette saison ! Tiens, nous prenons ce sentier à droite. S'il faut en croire la carte, c'est lui qui nous conduira à la Colline aux Lapins. »
Ils escaladèrent un échalier, longèrent des champs et s'engagèrent dans un sentier en pente. Tout à coup, Dago parut devenir fou. Non seulement il sentait les lapins, mais aussi il en voyait de toutes parts, gambadant en tous sens.
« Tu n'as pas souvent rencontré autant de lapins en plein jour, lui dit Claude en riant. Regarde ! il y en a des masses, des gros et des petits ! Quelle cavalcade ! »
Quand ils eurent atteint le sommet de la colline, ils s'assirent pour souffler. Mais il était impossible d'obtenir que Dagobert en fît autant. La vue et l'odeur du gibier le rendaient fou furieux. Il s'échappa des mains de Claude et bondit sur la pente mettant en fuite des douzaines de lapins à chaque pas.
« Dago ! » cria Claude. Mais pour cette fois Dago ne répondit pas. Il courait de-ci, de-là, aboyant de plus en plus fort, tandis que les bestioles, l'une après l'autre, disparaissaient dans leur terrier à son approche.
« Inutile de l'appeler, dit Mick. Il n'en attrapera pas un seul ! Ils sont plus malins que lui ! Ne croirait-on pas que ce chien leur sert de prétexte à un grand jeu ? »
Cela en avait bien l'air, en effet. À peine Dagobert avait-il fait disparaître deux ou trois lapins dans leur trou, que quatre ou cinq paires d'oreilles pointaient hors d'autres terriers derrière lui. Les enfants riaient, comme au guignol.
« Où avez-vous l'intention de déjeuner ? demanda Annie. Nous devrions nous remettre en route. Si nous restons ici, je ne résisterai pas à la tentation de mordre dans un sandwich. Et il est encore trop tôt. Je voudrais bien ne pas avoir toujours aussi faim dès que je me trouve au grand air !
— Non, non, se récria François. Nous ne déjeunons pas ici. J'ai fixé notre itinéraire pour chacune de ces quatre journées. Il ne s'agit pas de flâner si nous voulons exécuter le programme : boucler le tour des landes et être de retour lundi matin à notre point de départ.
— Où coucherons-nous ? demanda Claude. Dans des fermes, j'espère ?
— Ce soir certainement, mais demain nous devons trouver une auberge. Tout est prévu, ne te tracasse pas !»
Ils redescendirent l'autre versant de la colline qui était tout aussi grouillant de lapins. Dagobert continuait à les pourchasser avec une telle frénésie qu'il en soufflait comme une locomotive.
« C'est assez, Dago, lui dit Claude, Sois raisonnable ! »
Mais comment un chien peut-il être raisonnable parmi tant de gibier ? Les enfants durent l'abandonner à ses courses folles, freinées par de brusques arrêts à toutes les entrées de terrier où disparaissaient les proies convoitées.
Ce fut alors que se produisit l'incident qui faillit amener la perte de Dagobert et qui, en fin de compte, transforma ce paisible week-end en une expédition hasardeuse.
Le responsable de tout ceci fut un jeune lapin, pas plus gros que le poing. Il s'enfila dans un très large terrier où Dago trouva, tout d'abord, moyen de le suivre. Puis, le passage se rétrécit et Dago eut beau s'agiter, foncer, gratter la terre, il lui fut impossible d'avancer. Alors il voulut reculer, mais la chose ne lui était pas davantage possible. Il était pris, comme dans un piège.
Les enfants, voyant que le chien ne les suivait plus, revinrent sur leurs pas en l'appelant. Par chance, ils aperçurent très vite un terrier suspect, d'où s'échappaient à la fois des jets de sable, des cailloux et de sourds grondements de colère.
« Il est là ! s'écria Claude. Quel idiot ! Dag ! Ici, Dag ! »
Le pauvre Dago aurait donné cher pour obéir à cet ordre et rejoindre sa maîtresse, mais il est des cas où la bonne volonté ne suffit pas. Engagé à présent sous une grosse racine qui lui écrasait le dos, Dago était incapable de se dégager.
Les enfants mirent plus de vingt minutes à le libérer. Encore fallut-il qu'Annie s'enfilât elle-même dans le trou à la suite du chien. Et elle seule était assez mince pour réaliser pareil exploit. Elle attrapa Dago par ses pattes postérieures et tira, mais un cri de souffrance interrompit son effort.
« Oh ! Annie ! Arrête ! ordonna Claude. Tu lui fais mal ! Arrête, lâche-le !
— Je ne peux pas ! cria Annie du fond de son trou. Si je le lâche il va s'enfoncer plus profondément. Tirez-moi hors d'ici et Dago suivra, puisque je le tiens par les pattes. »
La pauvre Annie fut tirée par les pieds pendant qu'elle-même tirait les pattes du chien qui, tout en gémissant, suivit le mouvement de retraite. Dès qu'il fut libéré, il vint se frotter aux jambes de Claude en grognant plaintivement.
« Il s'est blessé, dit celle-ci inquiète. J’en suis sûre. Je vois bien qu'il souffre… »
Elle passa ses doigts dans son épais pelage, le palpant doucement, examinant une à une ses pattes. Elle ne vit rien et pourtant le chien ne cessait de gémir.
Annie s’enfila dans le trou
« Laisse-le, lui dit enfin François, on ne voit rien et ce qui me paraît surtout être blessé en lui, c'est son amour-propre ! Il est mortifié de la façon dont Annie a dû le sortir de son trou. »
Mais Claude refusa cette explication. Aucun doute n'existait pour elle : Dago s'était bel et bien blessé. Puisqu'elle n'y voyait rien, il fallait consulter un vétérinaire.
« Ne sois pas stupide, Claude, lui dit François. Les vétérinaires ne poussent pas sur les arbres. Nous n'en trouverons pas ici. Continuons notre balade; tu verras que Dago nous suivra fort bien et oubliera de gémir. »
Ils reprirent leur route. Claude, assez morne, suivie par un chien qui avait perdu tout entrain et, parfois, laissait échapper un petit cri plaintif.
La promenade, beaucoup moins gaie qu'au début de la matinée, se poursuivit néanmoins pendant près d'une heure, dans un paysage superbe et sauvage.
« Nous pourrions nous arrêter ici pour déjeuner, proposa soudain François. L'endroit s'appelle Bellevue, et ce nom m'a toujours paru propice pour un repas en plein air. J'aime manger dans un beau décor et il faut reconnaître qu'on a, d'ici, une vue merveilleuse ! »
C'était vrai. Au sortir d'un bois assez touffu, le terrain s'affaissait brusquement, découvrant une immense étendue de lande ponctuée de fougères rouges et de bruyères mauves.
« C'est merveilleux ! s'écria Annie admirative en s'asseyant sur une grosse touffe d'herbe. Et il fait aussi chaud qu'en été. Si ce temps dure pendant tout le week-end, nous rentrerons noirs comme des moricauds !
— Ce que je trouve merveilleux surtout, riposta Mick, c'est de pouvoir enfin goûter à ces sandwiches. Et comme ces sièges sont moelleux ! J'ai bien envie d'emporter une de ces touffes d'herbe pour la mettre au lycée, sur mon banc, qui est si dur ! »
François sortit les quatre paquets de sandwiches et Annie les distribua.
« Par lesquels voulez-vous commencer ? demanda-t-elle.
— Ma foi, fit Mick, j'ai bien envie d'en prendre un de chaque espèce, de les poser tous, les quatre les uns par-dessus les autres et de manger en même temps fromage, jambon, veau et œuf »
Annie se mit à rire.
« Le trou qui te sert de bouche, bien que célèbre par ses dimensions, n'est pas assez grand pour cela ! »
Pourtant Mick s'y prit de telle façon qu'il y parvint presque.
« Je me gave comme un porc, dit-il, quand il fut parvenu à avaler sa première bouchée, et, tout compte fait, je reconnais qu'il est plus rationnel de manger les sandwiches un par un. Eh ! Dago ! Un morceau ? »
Dago accepta. Il était très calme, mais ce calme même était une cause de souci pour sa jeune maîtresse. Pourtant le chien dévorait de bon appétit, et personne, sauf Claude, ne s'inquiéta plus de lui.
« Dago est le plus malin de nous cinq, fit remarquer Mick. Chacun se prive pour lui donner un peu de sa part, et il mange plus qu'aucun de nous. Dites donc, ne trouvez-vous pas ces sandwiches vraiment remarquables ? Avez-vous goûté au jambon ? Il doit provenir d'un super cochon ! »
Le déjeuner se prolongea longtemps. Quelle joie c'était de se prélasser au soleil sur cette belle herbe encore bien verte, d'admirer cet immense panorama de landes, et d'apaiser sa faim avec d'aussi bons sandwiches ! Tous se sentaient pleinement heureux. Tous, excepté Claude. Qu'avait donc Dago ? S'il était véritablement blessé, tout le week-end en serait gâché !