CHAPITRE IV
 
Claude est inquiète

 

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QUAND ils eurent fini de déjeuner, il restait encore trois sandwiches de chaque espèce et la moitié de la galette. Dagobert aurait peut-être été capable d'engloutir le tout, mais François s'y opposa.

« Tu en as eu assez ! lui dit-il. Et cette galette est si bonne qu'il serait dommage de la donner à un chien.

— Ouah ! » fit Dagobert, approuvant de la queue. Mais ses yeux ne quittaient pas le gâteau et il soupira quand il vit Annie le remballer.

« Puisque nous n'avons pas pu tout finir, dit François, le mieux serait que chacun de nous mette dans son sac sa part de gâteau et de sandwich. Il la mangera quand il voudra. Nous aurons autre chose pour le dîner.

— Il me semble que je ne pourrai plus rien avaler avant demain, affirma Annie. Mais il est curieux comme on craint d'avoir faim quand on n'est pas certain de trouver à manger pour le repas suivant.

— Tu trouveras tout ce dont tu auras besoin ! Sois sans inquiétude, lui dit François, et si nous avons des restes, tant pis ! Dago est là qui ne les laissera pas se perdre ! Êtes-vous prêts, tous ? En route. Nous mettons le cap sur Langonnec, un petit village où nous pourrons nous arrêter pour boire une bonne limonade. De là nous nous dirigerons immédiatement sur l'Étang-Bleu, afin d'y être avant la nuit. Et il fera nuit dès cinq heures, ne l'oubliez pas.

— Qu'est-ce que c'est que l'Étang-Bleu ?

— Le nom de la ferme où nous passerons la nuit. Joli nom, n'est-ce pas ?

— Tu es sûr qu'ils auront de la place pour nous ?

— Sûr. Ils ont logé trois de mes camarades, cet été, dans une grange; et ils ont même une chambre où pourront s'installer les filles.

— J'aimerais mieux la grange, dit Claude. Pourquoi veux-tu nous faire coucher dans une chambre ?

— Parce qu'il peut faire froid et que vous n'avez pas de couvertures.

— C'est stupide d'être une fille ! se récria Claudine pour la dix millionième fois de sa vie. Il faut toujours faire attention à des tas de choses, alors que les garçons font ce qu'ils veulent. Je coucherai dans le foin, François, ou dans la paille, mais pas dans un lit.

— Tu sais bien que si tu refuses d'obéir au chef — et le chef ici c'est moi — tu ne viendras plus jamais avec nous. »

Bien que mortifiée. Claude ne put s'empêcher de rire en regardant son cousin.

« Oh ! François, s'écria-t-elle. Comme tu deviens autoritaire en vieillissant. Pour un peu, tu me ferais peur !

— Ce n'est pas vrai ! Tu n'as peur de personne ! riposta Mick. Tu es plus brave que le plus brave garçon du monde. Ah ! ah ! cela te fait rougir — comme une fille ! Laisse-moi me réchauffer les doigts sur tes joues ! »

Et Mick avança ses mains, paumes ouvertes, vers le front de Claudine, comme si celui-ci avait réellement été une source de chaleur. La fillette ne savait plus si elle devait rire ou se fâcher. Elle repoussa les mains de Mick et se leva avec une brusquerie toute garçonnière, qu'accentuait encore son équipement et sa coiffure.

Les autres se levèrent et s'étirèrent. Puis ils chargèrent leurs sacs et prirent le chemin indiqué par François, abandonnant à regret leur salle à manger de Bellevue et son admirable décor. Dagobert les suivit, mais son pas était lent et mal assuré. Claude, les sourcils froncés, ne le quittait pas des yeux.

« Qu'a donc Dago ? demanda-t-elle. Regarde-le. Lui qui aime tant gambader, il ne fait pas un pas plus vite que l'autre. »

Ils s'arrêtèrent pour observer le chien qui, aussitôt, s'en revint vers eux. Il boitait légèrement de la patte arrière gauche. Claude s'agenouilla et palpa le membre blessé.

« Il doit s'être tordu ou foulé la patte, dans ce terrier, dit-elle. Qu'as-tu donc, mon pauvre Dag ? »

Délicatement, la fillette écartait les poils, cherchant une plaie qui expliquerait les plaintes de la bête.

« Sa peau est tuméfiée ici, fit-elle enfin, tandis que les autres se penchaient pour voir. Quelque chose a dû lui heurter le dos dans ce trou et Annie en le tirant au-dehors lui a démis la patte. Je t'avais bien dit de ne pas tirer si fort, Annie !

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— Comment aurais-je pu le dégager autrement ? » demanda Annie, froissée du reproche, mais consciente de sa culpabilité.

« Je ne crois pas que ce soit grand-chose, déclara François après un examen attentif, un muscle froissé peut-être ! Une bonne nuit, et il n'y paraîtra plus !

— Il faut en être sûr ! décréta Claude. Tu as dit que nous arriverions bientôt dans un village, François ?

— Oui, à Langonnec. Nous pourrons demander s'il y a un vétérinaire. Il te dira ce que Dago a au juste, mais cela m'étonnerait que ce soit grave !

— Allons-y tout de suite, décida Claude. Pour une fois, je regrette bien que Dago soit un aussi gros chien. Il est beaucoup trop lourd pour que je puisse le porter.

— Il n'est pas question de le porter, dit Mick. S'il ne peut marcher sur quatre pattes, il marchera sur trois. N'est-ce pas, Dag ?

— Ouah ! » fit le chien d'une voix lamentable. Tous ces embarras que l'on faisait autour de lui n'étaient pas pour lui déplaire. Sa maîtresse, qui était bien la dernière à s'en douter, lui caressa le crâne, entre les deux oreilles, et crut utile de lui prodiguer toutes sortes d'encouragements pour le décider à se remettre en route.

Il la suivit la queue basse. Il était visible que poser sa patte sur le sol le faisait souffrir de plus en plus. Il boitait bas à présent et bientôt renonça à utiliser le membre blessé.

« Pauvre bête ! fit Claude. Si tu n'es pas guéri demain, je serai obligée de renoncer à cette balade. »

La petite troupe, qui entra à Langonnec, avait assez piteuse mine. Une vieille auberge dénommée Les Trois Bergers était la première maison que l'on rencontrait en arrivant. François s'y dirigea aussitôt : Une femme était là, balayant le pas de la porte. Il lui demanda s'il y avait un vétérinaire dans les environs.

« Non, répondit-elle. Pas avant Plouben, à dix kilomètres d'ici. »

Le cœur de Claude se serra. Jamais Dagobert ne serait capable de faire dix kilomètres.

« Y a-t-il un car ? demanda-t-elle.

— Pas pour Plouben, répondit la femme. Mais si vous voulez faire examiner votre chien, allez au haras de M. Gaston. C'est un excellent homme qui s'y connaît très bien en chevaux et en chiens. Il vous dira ce qu'il faut faire.

— Oh ! merci, s'écria Claude dans un grand élan de reconnaissance. Est-ce loin ?

— À dix minutes à peine. Suivez cette côte; quand vous serez en haut, vous tournerez à droite et vous verrez presque tout de suite une grande maison. C'est là, vous ne pouvez pas vous tromper, il y a des écuries tout autour. Demandez M. Gaston, il est très complaisant et ne refusera pas de vous recevoir. »

Les quatre tinrent un petit conseil.

« Il faut aller chez ce M. Gaston, dit François, mais il me semble que Mick et Annie devraient partir en éclaireurs à la ferme ou nous comptons passer la nuit. Ils expliqueront à ces gens ce que nous attendons d'eux et feront tout préparer avant la nuit. Nous les dérangerons moins qu'en arrivant tous ensemble à l'heure du dîner.

— Tu ne viens pas avec nous ? demanda Annie.

— Non ! J’accompagne Claude et Dago.

— Comme tu voudras ! dit Mick. Je pars avec Annie. Mais il fera nuit bientôt et vous aurez à faire le trajet dans l'obscurité. As-tu une lampe électrique, François ?

— J'ai ma grosse lampe torche. J'ai bien repéré le chemin et le trouverai même en pleine nuit. D'ailleurs ce n'est pas loin ! deux kilomètres à peine ! »

Claude, heureuse de voir que François l'accompagnait et pressée de connaître l'avis de M. Gaston, bouscula les adieux.

« À bientôt ! » cria-t-elle en entraînant François.

Dago la suivit sur trois pattes, l'air malheureux. Annie et Mick, restés sur la route à les regarder s'éloigner, en souffraient pour lui.

« J'espère que ce ne sera rien, dit Mick. C'est une bonne bête et ce serait dommage qu'il reste estropié ! »

Ils revinrent sur leurs pas et quittèrent le petit village de Langonnec.

« En avant pour l'Étang Bleu ! » s'écria Mick avec tout l’entrain dont il était capable. « Tâchons d'y arriver au plus vite ! Les explications de François ne m'ont pas paru très claires. Les as-tu comprises, toi ?

— Pas du tout !

— Alors nous demanderons notre chemin à la prochaine personne que nous rencontrerons ! »

C'était facile à dire. Malheureusement, les passants étaient rares et ils n'en rencontrèrent aucun, si ce n'est un homme conduisant une petite carriole. Mick l'interpella et il arrêta brusquement son cheval.

« Sommes-nous bien sur la route qui conduit à la ferme de l'Étang-Bleu ?

— Euh ! répondit l'homme en inclinant la tête.

— Faut-il aller tout droit ou prendre les chemins de traverse ?

— Euh ! » grogna l'homme avec la même inclination de tête.

« Que veut-il dire avec ses euh ? » se demanda Mick et, élevant la voix, comme s'il parlait à un sourd : « C'est bien par ici ? » répéta-t-il en indiquant la route de son doigt tendu.

« Euh ! » fit encore l'homme qui, du bout de son fouet, indiqua la même direction que l'enfant, puis l'inclina ensuite vers la droite.

« Oh ! je comprends ! il faut tourner à droite. Où ?

— Euh ! » fut la dernière réponse de l'homme qui, cette fois, fit démarrer son cheval si rapidement que la roue de la carriole frôla le pied de Mick.

« Eh bien, pour trouver l'Étang-Bleu avec tous ces euh, nous n'en avons pas fini ! Viens, Annie ! en route ! »

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