CHAPITRE XIX
Margot a des ennuis
La « Frétillante-Fanny » tournait et virait sous la conduite de Margot et de Mick-qui-pique, préoccupés de découvrir les points de repère déjà identifiés par les membres du Club des Cinq. Ceux-ci surveillaient leur avance, sans mot dire. Claude, la main posée sur la tête de Dag, l'empêchait d'aboyer.
Le canot approchait de plus en plus. Margot s'efforçait de garder dans son champ visuel deux ou trois repères en même temps et sa tête pivotait sans arrêt au bout de son cou décharné. Les enfants échangèrent un sourire entendu. À eux quatre, ils avaient eu bien de la peine à surveiller les quatre points de l'horizon, Margot en aurait bien davantage à y parvenir à elle toute seule ! Mick Tagard ne semblait guère l'aider; sa lourde tête penchée en avant comme toujours, il se contentait de ramer mollement, suivant sans doute les ordres que lui donnait sa compagne.
Dans le silence matinal, que ne troublait de loin en loin qu'un chant d'oiseau, on entendait parfois ses ordres : « Plus à droite… Un peu à gauche. » Puis, tout à coup, la Frétillante-Fanny mit le cap droit sur le radeau. Margot, qui lui tournait le dos, ne pouvait le voir, mais Mick Tagard lui dit quelques mots à voix étouffée. La femme se retourna brusquement.
Une expression de colère couvrit son visage lorsqu'elle aperçut le radeau si proche et occupant précisément l’emplacement où elle souhaitait conduire sa barque. Puis elle se .souvint des repères, si laborieusement découverts, et se détourna d'un geste brusque, cherchant à revoir la Haute-Pierre à l'ouest, la cheminée au nord, le clocher au sud.
Elle dit quelques mots à voix contenue à son compagnon, et celui-ci lui répondit d'une inclinaison de tête pleine de menace.
Le canot avançait toujours. La voix de Margot s'éleva de nouveau, distincte cette fois.
« Je le vois presque, disait-elle. Avance encore un peu.
— C'est Ti-Bol qui leur manquait, murmura Annie. Maintenant ils le tiennent. Ils ont tous les repères, mais… attention, ils vont défoncer notre radeau… »
Au même moment un choc violent se produisit. Mick Tagard avait volontairement heurté leur embarcation avec une telle brutalité qu'Annie serait tombée à l'eau si François ne l'avait retenue.
« Ne pouvez-vous regarder où vous allez ? cria celui-ci. Un peu plus, vous nous faisiez chavirer ! Il y a de la place pourtant…, passez au large !
— Écartez-vous ! » répondit Margot d'une voix brutale, à laquelle Dago répondit aussitôt par une série d'aboiements sauvages. La Frétillante-Fanny recula.
« Nous ne vous dérangeons pas, reprit François. Nous ne faisons rien de répréhensible. Laissez-nous tranquilles !
— Nous vous dénoncerons à la police ! s'écria Margot, rouge de colère. Vous utilisez ce radeau sans autorisation, vous prenez possession d'une maison sans aucun droit et vous nous volez nos provisions ! C'est une honte !
— Ne dites pas de bêtises ! riposta François très calme. Voulez-vous que je lâche le chien ? Il ne demande qu'à sauter dans votre barque !
— Grrrr ! » gronda Dag, découvrant deux magnifiques rangées de crocs étincelants.
Mick-qui-pique eut un sursaut et, d'un coup d'aviron, fit encore reculer son embarcation.
« Ecoutez, les enfants, et essayez de comprendre, reprit Margot d'une voix qu'elle s'efforçait de rendre apaisante. Nous sommes venus ici passer un week-end tranquille et il n'est vraiment pas agréable de vous rencontrer partout où nous allons. Allez plus loin…, amusez-vous comme vous voudrez, mais laissez-nous la paix. C'est d'accord ? Ne nous dérangez pas et nous ne dirons rien à la police…, même pas au sujet du vol de nos provisions…
— Nous irons où il nous plaît et nous resterons ici si nous en avons envie, riposta François, et nous nous moquons de vos menaces, comme de vos promesses. »
Un silence suivit sa phrase, puis Margot murmura quelques mots à l'oreille de Mick-qui-pique et celui-ci parut se ranger à son avis.
« Quand finit votre congé ? demanda la femme, se tournant une fois de plus vers les enfants.
— Vous serez débarrassés de nous demain ! répondit François. Mais, d'ici là, nous entendons bien faire ce qui nous plaît. »
Il y eut encore quelques phrases chuchotées entre l'homme et la femme, puis les deux se penchèrent, scrutant la profondeur du lac. Quand ils se redressèrent, leurs regards se croisèrent et il sembla bien aux enfants y voir briller un éclair de satisfaction. Mais ce fut très bref. Mick-qui-pique reprit les avirons et la Frétillante-Fanny, virant sur elle-même, s'éloigna du radeau.
« Leurs intentions sont claires », s'écria François d'une voix joyeuse, lorsque l'ennemi fut assez loin pour ne pouvoir entendre ses paroles. « Ils pensent que nous serons partis demain et qu'ils auront toute la tranquillité nécessaire pour venir ensuite ramasser le butin. Ils ont vu la Belle-Berthe et cela leur suffit. Mais j'ai eu rudement peur qu'ils ne voient aussi le bouchon et la ficelle ! Nous l'avons échappé belle !
— Je ne comprends pas pourquoi tu as l'air si content, se récria Claude. Tu sais bien que nous ne pouvons pas renflouer le bateau sans qu'ils le voient. Et, eux, auront toute liberté de le faire après notre départ et aussi d'empocher le trésor.
— Tu n'es pas en forme, aujourd'hui, ma pauvre Claude ! » riposta François, les yeux fixés sur le canot qui s'éloignait de plus en plus en direction des ruines. « J'ai bon espoir qu'ils videront les lieux aujourd'hui puisqu'ils savent que nous serons partis demain. Cela nous donne le temps d'agir.
— Mais tu ne sais même pas comment remettre la Belle-Berthe à flot. Le radeau n'est pas assez stable pour la remonter. Il faudrait tout un système de cordes et de palans jusqu'à la rive. Cela va prendre un temps fou, à supposer encore que nous y parvenions…
— Pourquoi renflouer la Belle-Berthe ? dit François avec un sourire rassurant. Ce n'est pas elle qui nous intéresse, et je compte bien la laisser là où elle est.
— Et alors ?
— Alors, tout simplement, je pique une tête dans le lac et je fouille l'épave. Si j'y trouve ce que je pense, que ce soit un sac, un coffre ou une valise, j'y attache une corde et nous le remontons.
— Oh ! François ! s'écria Annie, ça a l'air si facile quand tu le dis ! Crois-tu que ce soit aussi simple à réaliser ?
— Peut-être pas ! mais je suis décidé à le tenter », repartit François. En même temps, il ôtait sa veste d'un geste décidé. « Nous allons procéder en deux étapes. La première sera une simple plongée de reconnaissance. »
Annie enfonça son bras dans l'eau jusqu'au coude et le ressortit en frissonnant.
« Brr, dit-elle, que c'est froid ! Tu es presque un héros, François, sais-tu ?
— Ne dis pas de sottises ! » riposta son frère.
Il était déjà en maillot de bain et, sans prendre le temps de penser à ce qui l'attendait, il se jeta à l'eau. Son plongeon impeccable projeta à peine quelques éclaboussures. Les autres se penchèrent sur le bord du radeau pour suivre ses mouvements. Ombre blanche aux gestes souples, ils le virent tourner autour de la Belle-Berthe, tête en bas, les mains cramponnées à la rambarde. Cela dura si longtemps qu'Annie s'inquiéta :
« Il ne peut pas rester si longtemps sans respirer. Ce n'est pas possible ! »
Mais François était champion de nage de sa classe et il pouvait bien des choses dont Annie aurait été incapable. Il remonta enfin et tous l'aidèrent à se hisser sur le radeau. Il haletait bruyamment et les autres attendirent qu'il ait repris son souffle pour l'interroger. Ils avaient pourtant grande hâte de savoir s'il avait ou non trouvé le trésor.
François le devina et son premier mot fut pour les rassurer :
« Il est là ! » lança-t-il entre deux aspirations, mais plusieurs minutes s'écoulèrent encore avant qu'il pût s'expliquer davantage.
« J'ai atteint le bateau du premier coup ! Il est aux trois quarts pourri, mais sous le banc, il y a un paquet…, je l'ai tâté. Il est gros, et probablement lourd; je n'ai pas pu le bouger. Il est enveloppé d'une toile imperméable. C'est sûrement le trésor !
— Pourras-tu le remonter ?
— Il faudra ! Je ne sais pas s'il est coincé sous le banc ou seulement très lourd…
— Si ce sont des bijoux, ça ne doit pas être tellement lourd ! hasarda Annie.
— C'est peut-être de l'or massif ! fit Mick.
— Ou bien le colis a été chargé de pierres pour le caler au fond, on ne peut pas savoir. »
François grelottait malgré les soins de son frère, qui le frictionnait vigoureusement avec son propre chandail.
« Qu'allons-nous faire ? » demanda Claude.
Le regard de François se posait tour à tour sur tous les bouts de cordes visibles sur le radeau. La plupart étaient pourris. Ceux qui paraissaient bons n'auraient pas une longueur suffisante pour atteindre le fond du lac. Le jeune garçon fit une moue, puis chercha des yeux la Frétillante-Fanny.
Elle avait été tirée sur la berge eu un point découvert, bien visible du radeau. De ses occupants, l'un était assis dans l'herbe, l'autre, debout, maniait à hauteur de ses yeux un objet qui brillait dans le soleil.
François fronça les sourcils.
« Qu'est-ce que c'est, à votre avis ? demanda-t-il. Moi, je parie qu'ils ont des jumelles et qu'ils s'en servent pour nous surveiller. Cela a dû les inquiéter terriblement de me voir plonger dans le lac, juste au-dessus de la Belle-Berthe !
— Tu as raison, dit Claude. Ce sont certainement des jumelles ! Et nous ne pouvons plus rien faire tant qu'ils sont là à nous guetter ! Ils nous verraient remonter, le paquet et nous attendraient pour nous le reprendre à l'arrivée ! »
François se rhabillait.
« De toute façon, dit-il, il n'est pas question de le repêcher maintenant. Nous n'avons pas assez de corde. Il faut retourner au hangar en chercher !
— Mais quand pourrons-nous le faire ? demanda Mick. Si nous revenons ici cet après-midi, ils reprendront leurs jumelles et recommenceront à nous épier. Je n'ai plus aucun espoir de les voir s'éloigner maintenant qu'ils nous ont vu fureter dans le secteur qui les intéresse ! »
Mais François ne paraissait pas inquiet.
« Prête-moi ton peigne, dit-il à Mick et réfléchis avant de parler. Quoi qu'il arrive, il y aura d'ici demain des heures entières pendant lesquelles ils ne pourront pas nous espionner ! Que veux-tu qu'ils y voient pendant la nuit ?
— La nuit ! s’écria Annie. Tu n'y penses pas !
— Je ne pense qu'à ça. Ils seront vraisemblablement couchés, et il y aura assez de lune pour nous éclairer. Nous reviendrons cette nuit et vous verrez…, ce sera sensationnel !
— Formidable ! » s'écrièrent Claude et Mick d'une même voix, qui étouffa les timides objections d'Annie.
« Maintenant, éloignons-nous vite pour ne pas augmenter leurs soupçons !
— Nous aurons tout l'après-midi pour préparer notre expédition nocturne ! ajouta Mick débordant d'enthousiasme.
— Mais il faudra aussi les surveiller, fit remarquer Annie. S'ils ne nous voient pas sur le lac, ils reviendront peut-être ici.
— Jamais de la vie ! fit Mick, ils ne se risqueront pas à repêcher le paquet, tant que nous serons là ! Ils attendront que nous soyons partis !
— En emportant le butin à leur nez et à leur barbe ! acheva Claude en éclatant de rire.
— Attachons vite la balle, ordonna François, car nous ne retrouverons jamais le bouchon en pleine nuit. Et puis, en route. J'ai besoin de faire un peu d'exercice pour me réchauffer. »
Mick eut tôt fait d'accrocher la balle enveloppée dans un mouchoir, auprès du bouchon et le radeau s'éloigna en silence.
Sur la berge, les observateurs n'avaient pas bougé.
« J'espère qu'ils n'auront pas profité de notre absence pour retourner piller nos réserves, s'écria Annie.
— Je les ai enfermées dans une des caves de derrière, dit François, et voici la clef.
— Tu ne nous l'avais pas dit, fit Claude. François, tu es un génie. Comment fais-tu pour penser à tout !
— Il suffit d'avoir un peu de cervelle », dit François feignant de prendre un air modeste.
Puis il éclata de rire.