CHAPITRE XI
L'idée de François
Lorsqu’ils eurent quitté la ferme, François s'arrêta et, jetant sur les autres un regard interrogateur :
« Nous allons, dit-il, chercher à quelle distance se trouvent les Deux-Chênes. Nous verrons ensuite combien il faut de temps pour y aller et en revenir. Si la chose est possible, nous y ferons un saut ce soir.
— Sinon, nous irons demain, acheva Claude.
— C'est ce que j'allais dire…
— Mais comment savoir à quelle distance se trouvent ces Deux-Chênes ? questionna Mick.
Crois-tu qu'ils soient indiqués sur ta carte ?
— Le lac le sera s'il est assez important », répondit François.
Ils descendirent la colline et prirent un chemin qui s'enfonçait à travers la lande. Dès qu'ils furent hors de vue de toute habitation, ils s'arrêtèrent et François sortit sa carte. Il l’étendit au sol et tous, allongés sur le ventre dans la bruyère, cherchèrent à s'orienter.
« D'après ce que cette brave vieille dame nous a dit, précisa François, il faut trouver quelque part, au centre de la lande, un lac ou tout au moins un grand étang. »
Il promenait son doigt ici et là sur la carte, lorsque Claude repoussa sa main, et souligna un mot écrit en lettres minuscules.
« Ici, regardez, criait-elle, ce n'est pas tout à fait au centre, mais il y a écrit : Eaux-Dormantes, et on voit un tout petit lac. Croyez-vous que ce soit le bon ? Je ne vois pas les Deux-Chênes.
— Ils ne sont pas indiqués, répondit François soulevant la carte pour mieux voir. Mais si ce n'est qu'une ruine, cela n'a rien d'étonnant. Les ruines ne figurent sur les cartes que lorsqu'elles ont une valeur historique ou autre. Celles-ci n'en ont probablement aucune. Mais ces Eaux-Dormantes doivent être celles que nous cherchons. Qu'est-ce que tu dis ? Pouvons-nous y aller cet après-midi ? Je n'en sais rien. Je ne vois aucun chemin y conduisant.
— Nous pourrions nous renseigner au bureau de poste », dit Claude.
Son avis fut adopté à l'unanimité et la petite bande, regagnant le village, fit irruption à la poste, un simple petit bureau auxiliaire.
Le vieil employé qu'ils trouvèrent assis derrière l'unique guichet, leur jeta — quand ils l'eurent interrogé — un regard surpris.
« Les Eaux-Dormantes, dit-il, pourquoi voulez-vous y aller ? C'était un joli but d'excursion autrefois, mais à présent, c'est désert, abandonné, et presque sinistre.
— Pourquoi ? questionna Mick.
— Parce que le feu a tout détruit, répondit le vieil homme. Le propriétaire était absent et, quand le ménage de domestiques qui y demeurait toute l'année s'est réveillé, il était bien trop tard. Personne ne sait ni où ni comment l'incendie s'est déclaré, mais ce qui est sûr, c'est que rien n'a pu être sauvé ! Il n'y avait pas de voisins proches. Quant à y envoyer du matériel, même si les pompiers avaient pu être avertis à temps, c'était impossible : il n'existait pas la moindre route, tout juste une sente pour carrioles, remplie d'ornières et de boue.
— Et on n'a pas reconstruit ? » demanda François surpris.
Le vieux postier secoua la tête.
« Jamais ! Cela n'en valait pas la peine. Le propriétaire y a renoncé. Les corneilles et les hiboux doivent maintenant y nicher, et les bêtes sauvages s'y abriter la nuit. C'est un étrange décor. J'y suis retourné une fois, mais il n'y avait plus rien à voir que les fondations et quelques murs en ruine se reflétant dans l'eau sombre du lac. Les Eaux-Dormantes, c'est les Eaux-Mortes qu'on devrait les appeler.
— Pourriez-vous nous indiquer le chemin, et nous dire combien de temps il nous faudrait pour y aller ? demanda François.
— Cela ne vaut pas le déplacement, je vous assure. À moins que vous n'ayez l'intention de vous baigner dans le lac ? Mais, en cette saison, je ne vous le recommande pas ! L'eau est glaciale !
— Nous avons seulement décidé de pousser jusqu'aux Eaux Dormantes. Ce nom nous plaît. Nous ne voudrions pas quitter le pays sans avoir vu l'endroit. Par où avez-vous dit qu'il fallait passer ?
— Je ne vous ai rien dit, mais je vous le dirai si vous vous obstinez à y aller. Avez-vous une carte ? »
François tendit la sienne. Le vieil homme prit un crayon sur son bureau et traça un trait à travers l'espace désertique de la lande. Puis, çà et là, il marqua quelques croix.
« Vous voyez ces croix ? demanda-t-il. Elles indiquent les marécages. Ne vous y aventurez pas ou vous auriez vite de l'eau plus haut que les genoux. Suivez les sentes que j'ai marquées et tout ira bien. Si vous aimez les bêtes, ouvrez l'œil : il y a des biches et des cerfs en quantité et ce sont de bien jolis animaux.
— Merci infiniment, dit François, repliant sa carte. Combien pensez-vous qu'il nous faudra de temps pour aller là-bas ?
— Environ deux heures et peut-être davantage. N'essayez pas d'y aller cet après-midi, il est trop tard. La nuit vous surprendrait sur le chemin du retour et si vous perdez de vue le sentier vous risquez de vous embourber dans les marais.
— C'est juste, répondit François, merci de l'avertissement.
— Bonne promenade ! lança le postier, amusé par son enthousiasme. J'espère que vous aurez du beau temps pour aller là-bas…
— Oui ! riposta François. Nous ne pensions pas être aussi favorisés pendant notre week-end. »
Prêt à partir, il s'arrêta, parut réfléchir et, revenant brusquement sur ses pas :
« Connaissez-vous, dans le pays, quelqu'un qui pourrait nous prêter une tente, et peut-être aussi des couvertures ? demanda-t-il.
— Une tente ? Vous avez l'intention de camper ?
— Il fait si beau ! expliqua François. Et c'est tellement plus agréable que l'hôtel ! »
En entendant ces mots, les autres se tournèrent vers François et le dévisagèrent avec ahurissement. Camper ? où ? pourquoi ? Quelle idée s'était brusquement emparée de leur chef ?
François les apaisa d'un clin d'œil, tandis que le vieux postier, qui n'avait rien remarqué, répondait en souriant :
« Ah ! ces jeunes ! Tous les mêmes ! Je crois entendre mon fils ! Il est pensionnaire à la ville, sinon je suis bien certain qu'il serait parti camper ces jours-ci ! S'il avait une tente, je vous l'aurais prêtée, mais il n'en a pas et vous n'en trouverez pas une seule dans tout Pontcret. Mais si cela peut vous rendre service, je ne manque pas de couvertures…, en voulez-vous ?
— Très volontiers, affirma François, et je vous en serai très reconnaissant. »
Mais le postier interrompit ses remerciements.
« Attendez ! dit-il encore, j'ai peut-être ici quelque chose qui pourrait vous servir. »
IL se leva et fureta dans un placard. Puis il en extirpa deux grandes toiles huilées.
« L'un de ces morceaux peut vous faire un tapis de sol, dit-il, et l'autre…, si vous savez l'accrocher sur des branches, pourra peut-être vous faire un toit convenable. Maintenant, je vais vous chercher des couvertures. »
Mick, Claude et Annie avaient écouté toute cette conversation avec le plus profond étonnement. Sûrement, François méditait de les faire camper quelque part près des Deux-Chênes ! Il accordait donc une telle importance au message capté par Mick ?
« François ! questionna ce dernier dès qu'ils se retrouvèrent seuls, que se passe-t-il ? À quoi nous servira tout ce barda ? As-tu vraiment l'intention de nous faire coucher dehors ?
— Chut ! » dit François posant mystérieusement son doigt sur ses lèvres. « Plus tard ! »
L’homme revint bientôt chargé de couvertures que les enfants roulèrent aussitôt avec les toiles imperméables et accrochèrent sur leurs sacs.
« Brr ! fit le postier, les regardant d'un air narquois, camper en novembre ! J'aime mieux que ce soit vous que moi ! Soyez prudents, surtout ! N'allez pas attraper la mort par ma faute !
— Pas de danger ! s'écria François en riant. Oh ! comme vous êtes aimable et comme nous vous remercions. C'est exactement ce dont nous avions besoin. Grâce à vous, nous allons passer une nuit formidable ! Encore merci, monsieur ! »
Ce fut seulement à quelque distance du bureau de poste que François daigna enfin répondre aux muettes interrogations de sa bande. Feignant l'air condescendant de l'homme supérieur qui daigne expliquer ses intentions, il s'arrêta et dit :
« Eh bien, voilà. Il m'est venu quelque chose comme une idée en regardant ce guichet. L'idée qu'il nous fallait absolument aller, au plus tôt, traîner nos semelles du côté de ces Deux-Chênes et renifler les miasmes qui se dégagent des Eaux-Dormantes. Cela m'est brusquement apparu comme une nécessité absolue. Et nous avons si peu de temps pendant ce week-end, que j'ai trouvé préférable de passer la nuit là-bas, plutôt que d'attendre jusqu'à demain pour nous y rendre.
— Quelle idée ! s'exclama Claude. Nous abandonnons notre randonnée, alors ?
— Pas forcément. Si nous ne trouvons rien dans ces ruines, nous pourrons reprendre demain l'itinéraire prévu. Mais si nous y découvrons quelque chose… l'envie de percer à jour ce mystère nous retiendra peut-être sur place… à moins qu'il ne nous conduise ailleurs… On verra ! Mais plus j'y pense, plus je suis persuadé que les Deux-Chênes cachent quelque chose.
— Nous y retrouverons peut-être Margot », fil Annie pour le taquiner.
Mais François répondit avec le plus grand calme :
« C'est fort possible ! Maintenant que la police a refusé de s'occuper de l'affaire, et que ce gendarme s'est moqué de nous, je me sens tout à fait libre de mener mon enquête comme je l'entends ! Et il est nécessaire que quelqu'un suive la piste donnée par ce prisonnier évadé — quelqu’un d'autre que Margot, j'entends.
— Chère Margot ! fit Mick, je me demande bien qui elle peut être ?
— Quelqu'un à surveiller si elle a des relations parmi les détenus ! répliqua François beaucoup plus sérieusement. Ecoutez, voilà ce que nous allons faire. D'abord acheter des provisions, puis nous rendre aux Deux-Chênes avant la nuit. Là, nous trouverons bien à nous installer dans les ruines. Et puis, demain matin, frais et dispos, nous serons à la première heure sur les lieux et, alors, nous verrons ce qu'il y a à voir.
— C'est magistralement raisonné, s'exclama Mick. Rien à dire contre. Et puis cela ressemble tout à fait au début d'une nouvelle aventure, pour le Club. N'est-ce pas, Dago ?
— Ouah ! » répondit gravement le chien, balayant de sa queue les jambes de son interlocuteur.
« Enfin, acheva François, si ce que nous trouvons ne présente aucun intérêt, nous reviendrons ici demain, rendre les affaires que nous avons empruntées. Nous reprendrons notre balade où nous l'avons laissée. Mais, de toute façon, il nous faudra passer la nuit là-bas; d'après ce qu'a dit le postier, il ne serait pas prudent de revenir dans l'obscurité. »
Ils achetèrent du pain, du beurre, un pâté et un énorme cake et aussi du chocolat et des biscuits. François se chargea, de plus, d'une bouteille d'orangeade.
« Il y aura sûrement une source ou un puits, dit-il. Un peu de sirop lui donnera meilleur goût. Et maintenant, puisque nous sommes parés, en route ! »
Lourdement chargés, ils marchaient moins vite qu'à l'ordinaire, sauf Dagobert qui courait de gauche à droite, agile et rapide comme s'il n'avait jamais eu de patte blessée. Il est vrai que Dagobert ne portait rien que lui-même.
La promenade à travers la lande était ravissante. Du haut de chaque éminence, on découvrait de larges horizons richement colorés par l'automne. Des poneys sauvages se montrèrent encore, puis un petit troupeau de daims tachetés qui disparut à peine entrevu.
François suivait prudemment les chemins indiqués par le crayon du vieux postier.
« Il a dû être facteur autrefois, affirma Mick, et porter souvent des lettres aux Deux-Chênes, sinon il ne connaîtrait pas si bien le chemin. »
Le soleil s'inclinait vers les collines. Les enfants se hâtèrent, voulant avoir atteint les ruines avant sa disparition. Heureusement, il n'y avait pas un seul nuage au ciel, et le crépuscule promettait d'être moins sombre que celui de la veille.
« D'après la carte, dit François, nous devons traverser un petit bois avant d'arriver au lac. Regardez bien si vous ne voyez pas d'arbres ! » Ce fut Mick qui le premier les vit, et, peu après, ce fut Annie qui s'écria :
« N'est-ce pas un lac qu'on voit par là ? » Tous s'arrêtèrent et scrutèrent l'horizon.
Etait-ce les Eaux Dormantes ? C'était possible.
La nappe d'eau qu'ils apercevaient au-delà des troncs était d'un bleu sombre, presque noir. Ils repartirent, d'un pas plus rapide, courant comme s'ils n'avaient pas été chargés. L'eau glauque les attirait, et n'était plus très éloignée à présent. Dagobert allait en tête, sa longue queue se balançant dans l'air.
Un petit chemin en lacet les conduisit à un sentier abandonné, si envahi par les mauvaises herbes qu'il en était presque invisible.
« La sente des Deux-Chênes », dit François, identifiant cette piste à la description qu'en avait faite le postier. « Comme je voudrais que le soleil ne soit pas si pressé de se coucher ! Nous n'aurons le temps de rien voir ! »
Le sentier les mena hors du petit bois, et, tout à coup, ils se trouvèrent face à face avec ce qui avait été la villa des Deux-Chênes.
Ce n'était plus que pans de murs noircis par le feu. Les fenêtres sans vitres ni châssis s'ouvraient sur le ciel sombre. Une ou deux poutres seules marquaient l'emplacement du toit disparu. Au bruit que firent les enfants en approchant, deux oiseaux s'envolèrent en poussant des cris aigus.
« Deux pies ! s'écria Claude en riant. Deux margots ! Est-ce qu'elles connaissent le message, elles aussi ? »
Les ruines s'élevaient tout au bord du lac qui s'étendait paisible, sans une ride, sans une vaguelette. Ses eaux immobiles étaient sombres, plus sombres que la terre et les broussailles qui l'environnaient.
« Je n'aime pas ce lac, dit Annie, pas du tout, et je n'aime pas cet endroit ! Pourquoi sommes-nous venus ici ? »