CHAPITRE XX
Au clair de lune
Dès que Margot et Mick-qui-pique virent que le radeau, s'éloignant de l'épave de la Belle-Berthe, s'en revenait en direction des ruines, ils quittèrent leur poste d'observation et regagnèrent leurs tentes.
« Comme ils doivent se sentir soulagés ! dit François en riant. Ils croient que nous n'avons rien vu, rien fait. Tout va bien pour eux !
— Et pour nous aussi ! » ajouta Mick, enthousiasmé de voir l'heureuse tournure que semblaient prendre les événements.
Moins entreprenante et moins hardie, Annie ne songeait qu'aux difficultés qui les attendaient encore.
« S'il y a des nuages ce soir, dit-elle, la lune sera cachée et comment ferons-nous pour voir Ti-Bol, la Haute-Pierre, le clocher… ?
— Ne cherche donc pas à imaginer le pire, se récria François. Regarde plutôt le ciel. Tu vois bien que le temps s'est remis au beau. Nous y verrons clair ce soir, ne t'inquiète pas. D'ailleurs l'important est de retrouver la balle et le bouchon et pour cela nos lampes électriques peuvent suffire. »
Quand ils eurent atteint l'entrée du chenal, ils attachèrent le radeau au même endroit que la veille, puis se dirigèrent vers les ruines. Dagobert les suivait sagement et ne recommença à gronder qu'en descendant l'escalier de la cave.
« Je parie que Margot et son compère sont encore venus rôder par ici, dit Claude, observant son chien. Ils cherchaient leur jambon et leurs petits gâteaux ! Tu as bien fait de les mettre sous clef, François. Donne-la-moi, je veux être sûre qu'ils n'ont rien pris ! »
Elle revint un instant plus tard, les bras chargés de vivres.
« Il y avait un gros crapaud à côté des gâteaux, dit-elle; il avait l'air fort intéressé; mais, en voyant Dag, il s'est sauvé. Il n'avait rien à craindre pourtant. Dag a trop mangé de crapauds…, il ne les aime plus. »
Tous furent d'accord pour aller s'installer au soleil pour déjeuner. Le repas leur parut excellent et la position à demi allongée sur l'herbe des plus reposantes. Ils prirent donc leur temps et furent tout surpris d'entendre François s'écrier soudain :
« Mais savez-vous qu'il est trois heures moins le quart ? Dans deux heures il fera nuit.
— À quelle heure se lèvera la lune ? » questionna Mick.
François réfléchit un instant et répondit :
« Vers onze heures. C'est à ce moment-là qu'il faudra se mettre en route.
— N'y allons pas », murmura Annie.
François passa son bras autour de ses épaules.
« Pourquoi dis-tu cela ? lui demanda-t-il doucement. Tu sais bien que ce sera passionnant et tu ne voudrais pas que nous y allions sans toi…
— Non, certainement pas. Mais je n'aime pas Margot ni Mick Tagard.
— Nous non plus ! répliqua François gaiement, et c'est bien pourquoi nous devons les battre sur leur propre terrain. Nous avons le droit pour nous et cela vaut bien la peine de prendre un petit risque. Hé ! Claude, c'est ton tour d'aller voir ce qui se passe du côté des tentes. Il y a bien longtemps qu'ils se tiennent tranquilles, ces deux bandits. »
Claude atteignit en courant le bouquet d'arbres d'où l'on pouvait le mieux voir, sans être vu, le camp ennemi.
« Je suis arrivée juste pour les voir partir, dit-elle en revenant. Ils ont pris le chemin qui s'enfonce dans la lande.
— Bonne promenade ! murmura François ironique. Mais ne perdons pas de vue leur canot. Ils sont capables de faire ce détour pour nous dépister et de revenir le prendre en cachette. »
Ils allèrent au hangar à bateaux et trouvèrent facilement une corde longue et solide dont François, après examen attentif, renforça une partie un peu usée.
« J'ai froid, dit-il quand il eut fini ce travail. Ce bain m'a littéralement glacé et j'ai le frisson à la pensée d'en prendre un autre cette nuit.
— Cette nuit, ce sera mon tour, affirma Mick.
— Non. Je sais exactement où se trouve le sac et comment il faut l'attacher; mais tu pourras venir avec moi. Tu m'aideras.
— Bien, fit Mick satisfait d'avoir obtenu ce qu'il voulait. Et puisque nous n'avons rien à faire avant la nuit, peut-être pourrions-nous jouer pour nous réchauffer.
— Une partie de gendarmes et de voleurs », proposa Claude.
La partie aussitôt acceptée, dura jusqu'au moment où le soleil disparut derrière les collines. Puis des nuages montèrent au ciel et l'obscurité se fit rapidement.
« Ces nuages… », murmura Annie.
François examina le ciel attentivement.
« Ce n'est rien, dit-il enfin. Ils vont passer. Nous aurons un beau clair de lune. »
Margot et son complice regagnèrent leur camp et l'on vit les faisceaux lumineux de leurs lampes balayer les toits et les murs de toile.
« Tout va bien ! dit François. Rentrons nous reposer.
— Mais je ne pourrai jamais dormir, affirma Annie, de plus en plus inquiète à mesure que l'heure avançait.
— Si c'est vrai, c'est tant mieux, s'écria Mick. Tu nous réveilleras…
— Je veux bien », souffla Annie, plus émue qu'elle ne voulait le paraître.
Bien pelotonnée sous sa couverture, elle s'efforça de ne pas céder au sommeil qui la gagnait malgré son inquiétude. Pour cela il lui suffit de se remémorer toutes les aventures qu'avait déjà traversées le Club des Cinq. Combien de fois n'avait-elle pas été inquiète, plus encore que ce soir ! Et, toujours, tout s'était arrangé au mieux. Pourquoi pas cette fois encore ? Elle voulait le croire, mais ne pouvait s'empêcher de penser qu'elle aurait préféré des vacances paisibles à ce flot d'aventures sans cesse renaissant.
« Les aventures, conclut-elle, il vaut mieux les lire dans les livres que de les vivre pour de bon ! »
Elle éveilla les autres à onze heures moins dix. Ils dormaient profondément et elle eut du mal à les arracher au sommeil.
Mais, sitôt éveillés, ils furent tous debout, s'agitant et parlant à voix basse :
« Où est la corde ? Mettez vos lainages et les imperméables par-dessus. Il va faire glacial sur le lac. N'oublie pas tes serviettes de toilette, Mick. En as-tu assez ? Vous êtes prêts, tous ? En route, mais pas de bruit, surtout. Et éteignez les lampes dès que nous serons sortis de la cave. »
Dagobert, qui avait veillé solitairement dans la cuisine comme la nuit précédente, était redescendu dans le souterrain en entendant ses maîtres s'agiter. Maintenant, sachant qu'il ne fallait pas faire de bruit, il les suivait en silence, se demandant quelle raison insolite pouvait motiver leur sortie à pareille heure.
La lune, tel un large C ventru, brillait, éclairant le paysage de façon très suffisante pour permettre de s'y diriger. Quelques petits nuages flottaient dans le ciel, la voilant par instants, et l'obscurité était alors presque absolue. Mais cela ne durait qu'une ou deux minutes et la lune reparaissait brillante.
François, arrêté à l'entrée des ruines, observait le ciel.
« Temps idéal, dit-il, pour une expédition du genre de la nôtre.
— Que font les autres ? souffla Mick derrière son dos.
— Ils dorment, répondit François après un coup d'œil jeté vers les tentes. Mais il est tout de même préférable de prendre un maximum de précautions. Longeons les murs pour rester dans l'ombre des ruines et faufilons-nous au plus près sous le couvert des arbres. Claude, retiens Dagobert près de toi. Attention. En route, doucement. »
La petite bande se faufila prudemment et, évitant les passages éclairés, gagna la berge du lac. Celui-ci brillait comme un miroir immobile et le croissant de la lune s'y reflétait comme sur une estampe chinoise. C'était ravissant mais, aussi, très impressionnant. Le silence absolu de l'eau et des branches créait un sentiment de mystère plus profond encore que les trous d'ombre sous les arbres. Annie souhaita entendre un bruit; un simple clapotis sur les berges lui eût paru rassurant, mais il n'y en avait pas le moindre.
Ils montèrent sur le radeau et s'éloignèrent sans troubler cet étrange silence qui faisait paraître plus grand le lac et plus petit leur esquif.
Dagobert, seul, semblait indifférent à cette ambiance. Joyeux, il allait de l'un à l'autre, léchant au hasard mains ou figures. Il aimait les promenades nocturnes et y était accoutumé depuis toujours. Son insouciance même était un réconfort pour les enfants.
Chacun d'eux pagayait en silence, les yeux fixés sur les petites vaguelettes que créaient leurs mouvements et que la lune frangeait d'argent.
« Quel silence ! murmura Annie. C'est oppressant. »
Mais à ce même moment, comme pour lui répondre, une chouette ulula. Annie sursauta violemment.
François se mit à rire.
« Il suffit de parler de silence pour entendre du bruit, dit-il. J'étais justement en train de me demander si ce lac était toujours aussi paisible. A-t-on idée d'une eau aussi calme ? N'y a-t-il jamais la moindre vague ici, même par jour de tempête ?
— Je ne crois pas, fit Mick. C'est un lac étrange, bien fait pour dissimuler des trésors volés. Ses eaux sont lourdes des secrets qu'il recèle et des pistes qu'elles ont effacées.
— Chut ! intervint Claude. Ça ne te réussit pas de te lever en pleine nuit, mon pauvre Mick, tu ne dis que des bêtises. Dis, François, ne crois-tu pas qu'il serait temps de chercher les repères. Nous naviguons à l'aventure en ce moment.
— Pas du tout, rétorqua son cousin. Nous sommes approximativement dans la bonne direction. Mais pas encore en vue des repères. Ramez toujours… et nous verrons plus tard ! »
Le silence retomba et pendant de longues minutes encore le radeau glissa sans bruit, comme dans un rêve, sur les eaux mortes du lac.
Annie fut la première à apercevoir la Haute-Pierre, puis le mont Ti-Bol se montra.
« Et voici le clocher, annonça Claude peu après. Regardez comme il brille dans le clair de lune !
— C'est à croire qu'Hortillon est venu, ici, cacher son trésor par une nuit toute semblable à celle-ci, s'écria François. Les repères sont presque plus visibles qu'en plein jour. Voyez la Haute-Pierre, quelle belle tache blanche elle fait ! Il faudra que nous allions un jour la regarder de près. Elle n'a pas poussé là toute seule, et ceux qui l'ont érigée avaient un but que j'aimerais connaître.
— Ceux-là étaient peut-être des druides, dit Claude, ou des hommes préhistoriques !… Ah ! tiens, voilà la cheminée ! Nous tenons les quatre repères, la balle et le bouchon ne doivent pas être loin.
— Voilà la balle, dit Mick aussitôt, montrant du doigt la tache claire que faisait celle-ci flottant à la surface de l'eau. Nous sommes vraiment très forts et le Club des Cinq mérite des félicitations.
— Tu te féliciteras plus tard, dit François. Pour l'instant, tu ferais mieux de te déshabiller. Brrrrrrr ! qu'il fait froid. »
Les garçons posèrent leurs vêtements en un tas relativement bien plié au centre du radeau.
« Tu les surveilles, Annie ! recommanda François. Prends la corde, Mick, et plonge derrière moi. Nous ne pouvons pas voir la Belle-Berthe, mais repère bien la balle avant de sauter. Elle est juste dessous. »
Les plongeons des deux garçons se succédèrent à très peu d'intervalle, faisant dériver et osciller le radeau. Dagobert, surpris par la secousse qu'il n'attendait pas, faillit tomber à l'eau, et se rattrapa juste à temps. Annie s'était accroupie sur le tas de vêtements. Claude, la godille en mains, rectifia la position du bateau.
François avait plongé le premier. Il ouvrit les yeux sous l'eau et aperçut l'épave du canot juste sous lui. En deux puissantes brasses, il l'eut rejointe et, en tâtonnant, retrouva le sac imperméable qu'il tira à lui d'un brusque effort, Mick le rejoignit à ce moment la corde en main. Ils commençaient à l'attacher quand Mick fit signe qu'il n'y pouvait plus tenir.
Moins entraîné que son frère, il ne pouvait rester aussi longtemps que lui sous l'eau et bientôt sa tête émergea tout près du radeau, soufflant et crachant. François l'imita quelques secondes plus tard, et le silence de la nuit fut coupé des halètements pénibles des deux plongeurs cherchant à retrouver leur souffle.
Les filles les regardaient assez impressionnées, mais sans parler, sachant qu'elles ne pouvaient rien faire pour les soulager.
Au bout d'un long moment, François s'efforça d'esquisser un sourire à leur adresse :
« Tout va bien, dit-il, mais ce n'est pas fini. Nous redescendons ! »