CHAPITRE II
 
Le départ

 

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DE LEUR côté, François et Mick s'étaient mis en route à peu près à la même heure et leur enthousiasme à la pensée de ces quatre jours de vacances valait bien celui des filles et du chien.

« Je n'ai jamais beaucoup aimé Philippe et Daniel, dit François tandis qu'ils s'éloignaient du lycée. Ce sont de terribles bûcheurs — du genre de ceux qui ne prennent jamais le temps de jouer. Mais cette fois je leur tire mon chapeau ! Leur travail leur a rapporté des médailles, des bourses, je ne sais quoi encore, et il nous a valu ce long week-end… Gloire leur soit rendue !

— Je parie, s'écria Mick, qu'ils passeront ces vacances inespérées enfermés dans un coin, le nez plongé dans leurs bouquins. Jamais ils ne sauront s'il a fait une belle journée comme aujourd’hui, ou une pluie diluvienne comme hier. Pauvres diables !

— La simple perspective d'une randonnée comme la nôtre les mettrait en fuite. Pour eux ce serait une véritable punition ! Te rappelles-tu combien Philippe était nul au rugby ? Il ne savait jamais contre quel goal il jouait et shootait toujours du mauvais côté.

— C'est vrai. Mais il doit avoir un cerveau tellement vaste ! riposta Mick, moqueur. Cela doit le consoler de ces vulgaires déboires ! Mais pourquoi parlons-nous de Philippe et de Daniel ? Je connais mille sujets de conversation plus intéressants; ne serait-ce que ce vieux Dago — ou même Claude et Annie. J'espère qu'elles se seront débrouillées pour ne pas rater le train. »

François avait scrupuleusement étudié sur une carte à grande échelle toutes les possibilités de communication et tous les détails de la contrée qu'il avait l'intention d'explorer. C'était une vaste étendue de lande déserte et de bois où les fermes s'éparpillaient, loin les unes des autres et où les villages, tous peu importants, semblaient se fuir.

« Nous nous tiendrons à l'écart des grandes routes, reprit-il. Nous ne prendrons que les petits chemins ou les sentiers. Je me demande ce que Dago dira si nous rencontrons des biches ? Il n'en a certainement jamais vu.

— Il ne s'intéressera qu'aux lapins ! Mais j'espère qu'il aura maigri depuis la rentrée… Nous lui avons fait prendre trop de glaces et trop de chocolat pendant les dernières vacances, il était devenu gras comme une loche.

— Ce ne sera pas le cas pendant ce week-end ! assura François. Les filles ont encore moins d'argent de poche que nous ! Hep ! viens vite ! Voici le car ! »

Ils gagnèrent en courant la station où venait de s'arrêter un grand car rouge. C'était celui qui devait les conduire loin de la ville, en direction des fameuses landes désertes.

Obligeamment, le véhicule attendit pour démarrer que les lycéens en vacances soient montés.

« Ah ! ah ! fit le conducteur. Vous désertez l'école. Il va me falloir signaler le cas à la police.

— Très spirituel ! » dit François avec un sourire forcé, car il avait déjà entendu cent fois cette plaisanterie, que le conducteur se croyait obligé de faire chaque fois qu'un écolier, portant un sac à dos, grimpait dans son véhicule en direction de la campagne.

Arrivés au terminus, lui et son frère descendirent pour prendre un autre car. Par chance, ils eurent à peine à l'attendre : il était à l'heure, pour une fois.

C'était une machine antédiluvienne, bringuebalante et tressautante qui ne desservait que de minuscules localités et transportait avec bonhomie des voyageurs bavards et chargés d'encombrants paniers, pour les déposer dans les endroits les plus inattendus : croisement de sentes envahies d'herbes, ou campagne solitaire où l'on ne voyait se dresser aucune maison.

« Vous descendez à Landisiou ? leur cria soudain le chauffeur. Vous y voilà !

— Merci ! » firent les garçons et, heureux de mettre le pied sur cette terre inconnue, point de départ de leur excursion, ils abandonnèrent sans regret le véhicule qui les y avait conduits.

Sur la place de Landisiou, des oies et des canards caquetaient en barbotant dans une mare. François jeta un coup d'œil circulaire sur les lieux.

« Je ne vois pas les filles, dit-il. Elles doivent venir par la gare là-bas, et ont bien deux kilomètres à faire à pied. »

Claude et Annie n'étaient, en effet, pas encore arrivées et les garçons entrèrent dans une auberge pour se désaltérer en les attendant. Ils avaient à peine fini leur orangeade, qu'ils firent deux silhouettes gesticuler derrière les vitres et la porte s'ouvrit, livrant passage à Dago suivi des deux fillettes.

« François ! Mick ! cria la voix joyeuse d'Annie. Vous voilà ! Nous étions bien certaines de vous trouver en train de manger ou de boire !

— Toujours aussi futée, ma petite sœur », s'écria François en la serrant dans ses bras. « Salut, Claude ! Félicitations pour l'exactitude; mais tu as grossi, ma parole !

— Non ! riposta Claude, indignée. Et Dago n'est pas plus gras que moi ! Épargne-nous tes plaisanteries !

— François s'amuse à te faire enrager, comme toujours, affirma Mick en donnant une tape amicale à sa cousine. Tu n'as pas changé. Un peu grandi peut-être ! Tu seras bientôt de ma taille ! Bonjour, Dag ! Bon chien ! La truffe humide ! Tout va bien ! »

Dagobert semblait fou de joie de se retrouver au milieu de ses quatre amis réunis. Il sautait autour d'eux, aboyant et balançant sa longue queue avec tant d'énergie qu'il fit tomber une chaise.

« Allons ! s'écria la tenancière surgissant de son arrière-boutique. Ce chien est fou, ma parole; mettez-le à la porte. »

Claude, sur la défensive, comme chaque fois que l'on s'attaquait à son chien, l'empoigna par le collier et se redressa, prête à riposter vertement, mais François, plus adroit, détourna l'intérêt.

« Voulez-vous boire quelque chose, les filles ? demanda-t-il. Ce serait une bonne affaire et nous éviterait de trimbaler des bouteilles.

— Dans quel coin perdu nous emmènes-tu donc ? riposta Claude. J'aimerais bien le savoir ! Et, si tu m'offres un verre de limonade avec une réponse, tu me feras un double plaisir ! Je meurs de soif ! Assez, Dago ! À te voir on croirait que tu n'as pas vu François et Mick depuis dix ans !

— Cela représente peut-être dix ans pour lui », murmura Annie de sa voix douce et, aussitôt, elle ajouta : « Dites donc, qu'est-ce que c'est que ça ? Regardez ! »

Elle montrait du doigt, derrière le comptoir, une pile de sandwiches, d'aspect on ne peut plus appétissant.

« Ce sont des sandwiches, mademoiselle, lui répondit l'aubergiste, tout en débouchant la limonade. Je les ai préparés pour mon fils. Il viendra les chercher bientôt !

Est-ce que vous pourriez nous en préparer de semblables ? demanda François. Cela nous permettrait de déjeuner .sans avoir à chercher de restaurant. Ils ont l'air fameux !

— Rien de plus facile. À quoi les désirez-vous ? Fromage ? œufs ? jambon ? veau froid ?

— Eh bien !… nous aimerions de tout.

— Parfait ! combien en voulez-vous ? J'en ai préparé six pour mon fils… c'est-à-dire douze tranches de pain.

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— Nous en prendrions bien huit chacun, c'est-à-dire soixante-quatre tranches en tout ! »

La femme dévisagea le petit groupe d'un air tellement ahuri que François crut bon d'expliquer qu'il leur fallait des provisions pour toute la journée.

« Ah ! bien ! » fit-elle en se retirant, mais son regard se posa longuement sur Annie, la plus jeune et la plus fluette, comme si elle cherchait à comprendre comment le corps d'une si petite fille pourrait contenir, sans éclater, huit de ses énormes sandwiches.

« Ça va lui faire du travail, dit François quand la femme fut sortie.

— Espérons qu'elle a une machine à couper le pain, sinon nous serons encore ici à midi », riposta Mick, ironique.

Il ne sut jamais comment s'y prit l'aubergiste pour débiter le pain et préparer les sandwiches, mais le fait est qu'elle revint dans un laps de temps étonnamment court.

Ses bras étaient chargés de quatre paquets bien ficelés et, sur chacun d'eux, un mot écrit au crayon indiquait ce qu'il contenait.

« On voit que vous avez l'habitude de préparer les sandwiches ! » fit François, estimant que cette attention et cette rapidité méritaient quelque compliment. « En faites-vous tous les jours pour votre fils ?

— Oui. Ils ne sont pas nourris à la prison… », dit la femme.

L'air surpris des enfants attira son attention et elle rectifia en souriant :

« Oh ! ne croyez pas que mon fils soit prisonnier. C'est le plus brave garçon de la terre ! Il est gardien. Voilà tout. Un dur métier, et qui ne me plaît pas. J'ai toujours peur pour lui de ceux qu'il garde — des bandits et des voleurs — sales gens et triste métier ! Mais la terre n'est pas riche par ici, et quand on ne veut pas quitter le coin où on est né…, on prend ce qu'on trouve.

— Je comprends, fit François. J'ai vu qu'il y avait une importante prison dans la région… Elle est marquée sur la carte, mais nous n'irons pas de ce côté…

— Non ! n'emmenez-pas les petites filles par là, on ne sait jamais…

— Combien vous dois-je ? » demanda François.

Le prix que la femme lui indiqua était si ridiculement bas que François prit sur lui d'arrondir la somme. Elle refusa de l'accepter et finalement céda en disant :

« En ce cas, j'ai autre chose pour vous. »

Elle revînt portant un cinquième paquet.

« Il n'y a rien d'écrit sur celui-là, dit François, que contient-il ?

— C'est une galette que je viens de faire. J'en ai coupé quatre parts, juste pour que vous y goûtiez.

— Mais le paquet est énorme ! On dirait que vous avez taillé ces parts pour des ogres !

— J'ai cru comprendre que vous aviez bon appétit, fit la femme en souriant. Vous ne me ferez pas croire qu'un morceau de gâteau vous fait peur. »

Après un échange de multiples remerciements et de bons souhaits proférés de grand cœur de part et d'autre, les enfants quittèrent l'auberge et prirent la grand-route qui, cent mètres plus loin, s'enfonçait déjà dans la campagne, sauvage et déserte.

« Et maintenant, en avant ! dit François. C'est ici que commence notre grande randonnée ! »