CHAPITRE III
 
Visite à l’oncle Henri

 

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Le lendemain, le temps était beau et chaud. « Nous irons à Kernach ce matin, dit tante Cécile. Et nous emporterons de quoi déjeuner, car je suis sûre que votre oncle aura oublié notre visite.

— Est-ce que papa a un bateau ? demanda Claude. Maman… il n’a pas réquisitionné mon bateau ?

— Non, ma chérie, il en a un autre. J’avais craint qu’il ne parvienne pas à le manœuvrer au milieu des écueils de Kernach, mais il a demandé à l’un des pêcheurs de l’emmener et de prendre en remorque son bateau chargé de matériel.

— Qui a construit la tour ? dit François.

— Il en a tracé les plans, et des hommes du Centre de la Recherche scientifique sont venus l’installer. Tout cela était très secret. Les gens du pays mouraient de curiosité, mais finalement ils n’en savent pas plus que moi. Personne n’a aidé à la construction. Seuls deux ou trois pêcheurs ont assuré le transfert des matériaux sur l’île.

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Il en a tracé les plans…

— Quel mystère ! s’écria François. Oncle Henri mène décidément une vie pleine d’intérêt. J’aimerais bien être un savant plus tard. Je veux faire quelque chose qui en vaille la peine quand je serai grand. Je ne tiens pas à être un employé quelconque enseveli dans un bureau. Je veux travailler à quelque chose d’utile par moi-même.

— Moi, j’ai l’intention de devenir médecin, dit à son tour Mick.

— Et moi, je vais voir mon bateau », conclut Claude que ce genre de conversation ennuyait. Elle savait très bien à quoi elle passerait son temps, plus tard : elle habiterait l’île de Kernach en compagnie de Dagobert.

Tante Cécile prépara un plein panier de sandwiches pour le pique-nique dans l’île. Elle était ravie à l’idée de cette excursion. Elle n’avait pas vu l’oncle Henri depuis plusieurs jours, et elle avait hâte de s’assurer que tout allait pour le mieux en ce qui le concernait.

François se chargea du panier, et ils se rendirent à la plage. Ils y retrouvèrent Claude en compagnie de Loïc, le fils de leurs voisins et grand ami de Claude, qui les attendait, prêt à pousser au large le bateau quand ils auraient embarqué.

Il adressa un large sourire aux Cinq. Il connaissait bien les cousins de Claude, et Dagobert mieux encore, car il avait hébergé le chien au temps où l’oncle Henri l’avait banni de la maison. Claude n’avait jamais oublié sa gentillesse et allait souvent lui rendre visite dès qu’elle arrivait à Kernach pour les vacances.

« Alors, vous partez pour l’île ? dit-il. Il y a une drôle de bâtisse au milieu, n’est-ce pas ? Elle ressemble à un phare. Laissez-moi vous aider à monter là-dedans, mademoiselle, donnez-moi la main. »

Annie obéit et sauta dans le bateau. Claude l’y avait précédée avec Dagobert. Et bientôt les voilà tous embarqués, panier compris. Claude et François prirent les avirons. Loïc poussa la barque et ils voguèrent sur l’eau calme et claire si transparente qu’Annie aurait pu compter les cailloux du fond.

François et Claude souquaient ferme. La petite embarcation volait littéralement à la surface. Claude entonna une chanson de marin qu’ils reprirent tous en chœur. C’était magnifique de se retrouver encore une fois dans un bateau sur la mer. Oh ! si seulement les vacances pouvaient ne pas passer trop vite…

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Ils y retrouvèrent Claude en compagnie de Loïc

« Claude, tu feras bien attention aux écueils, n’est-ce-pas ? » dit tante Cécile avec une certaine nervosité quand ils approchèrent de l’île. « L’eau est si pure aujourd’hui que je les vois nettement… et il y en a qui affleurent presque.

— Oh ! maman, tu sais très bien que j’ai débarqué des centaines de fois sur l’île, s’écria Claude en riant. Je serais incapable de m’échouer sur un de ces rocs. Je les connais tous. Je crois que je pourrais venir à l’île les yeux bandés maintenant. »

Il n’y avait qu’un endroit où l’on pouvait aborder à Kernach en toute sécurité. C’était une petite anse sablonneuse qui formait un port naturel, protégé de tous les côtés par de hauts récifs. Claude et François se dirigèrent vers l’est de l’île, évitant habilement une longue ligne basse de rocs très découpés, et aboutirent à la passe d’eau calme.

Tandis que les autres maniaient les avirons avec dextérité, Annie inspectait les lieux. Les ruines du vieux château de Kernach se dressaient toujours au centre de l’île et ne paraissaient pas avoir changé. Les tours étaient un repaire de corneilles jacassantes, comme d’habitude. Et le lierre recouvrait presque entièrement les murs.

« C’est un endroit magnifique », murmura Annie en soupirant de délices. Puis elle examina l’étrange tourelle plantée maintenant au milieu de la cour d’honneur. Elle n’était pas construite en briques, mais en une sorte de matière brillante découpée en plaques ajustées les unes aux autres. Elle avait dû être conçue de cette façon pour être facilement transportable.

« Elle est bizarre, n’est-ce pas ? commenta Mick. Regardez cette petite salle vitrée au sommet. On dirait une tour de guet. Je me demande à quoi elle sert. Est-ce qu’on peut monter dans cette tour, tante Cécile ?

— Oui, il y a un escalier en spirale à l’intérieur. C’est à peu près tout ce que vous trouverez dans cette tour. Le point essentiel, c’est la salle vitrée. Elle est pleine de fils entremêlés qui ont une importance capitale pour les travaux de votre oncle. Je ne crois d’ailleurs pas qu’il l’utilise à proprement parler. Elle lui est nécessaire par l’effet qu’elle produit sur ses autres instruments.»

Annie trouvait ces explications bien obscures et difficiles à suivre. « J’aimerais bien monter au sommet de cette tourelle, quel que soit son usage, dit-elle.

— Qui sait ? Ton oncle le permettra peut-être, répliqua tante Cécile.

— S’il est de bonne humeur, ajouta Claude.

— Allons, ma fille, ne dis pas des choses comme ça »

La barque entra dans la crique. Sa quille racla légèrement le fond. Il y avait déjà un autre bateau couché sur le sable, celui de l’oncle Henri.

Claude et François sautèrent dans l’eau et tirèrent la barque au sec pour que les autres passagers ne se mouillent pas les pieds en débarquant. Dagobert bondit sur la plage en aboyant joyeusement.

« Dago ! » lui cria Claude d’un ton significatif, et le pauvre chien contempla sa maîtresse d’un œil désespéré. Voulait-elle vraiment l’empêcher de voir s’il y avait des lapins ? Seulement voir ! Cela n’avait rien de méchant…

Ah !… un lapin ! Et un autre… et encore un autre. Assis sur leur arrière-train, ils examinaient le petit groupe qui remontait la plage.

Ils agitaient les oreilles et frémissaient du nez, mais ne bougeaient pas.

« Oh ! ils sont toujours aussi familiers », s’écria Annie qui, elle, aurait bien sauté en l’air de joie. « Tante Cécile, n’est-ce pas qu’ils sont mignons ? Oh ! regardez donc le petit, là-bas. Il se débarbouille ! »

Ils s’arrêtèrent pour admirer les lapins. Ces petites bêtes n’avaient pas peur du tout. Il faut dire que les visites étaient extrêmement rares à Kernach, et les lapins se multipliaient librement dans l’île et vivaient à leur guise, n’ayant rien à craindre des gens ni des renards.

« Tenez, celui-ci… » Mais Mick n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Incapable de supporter pareil spectacle sans broncher, Dagobert venait de perdre toute retenue et avait bondi sus aux lapins stupéfaits. En un clin d’œil, ce fut une fuite éperdue de petites queues blanches qui disparaissaient les unes après les autres, comme les bestioles plongeaient en hâte dans leur terrier.

« Dagobert ! » appela Claude d’une voix fâchée. Et le pauvre Dag, l’oreille basse, adressa un coup d’œil suppliant à sa maîtresse. « Eh quoi ! semblait-il dire. Pas même le droit de courir après les lapins ? Quelle sévérité ! »

« Où est donc l’oncle Henri ? » demanda Annie quand leur groupe atteignit la grande arcade en ruine qui seule subsistait de l’ancienne poterne. Il y avait là des marches qui conduisaient au centre du château. Elles étaient brisées. Tante Cécile avançait avec prudence, car elle ne voulait pas risquer une chute, mais les enfants qui portaient des sandales à semelle de caoutchouc gravissaient les degrés avec légèreté.

Ils passèrent sous la voûte d’un ancien rempart et débouchèrent dans ce qui avait dû être autrefois une vaste cour. Jadis le sol en avait été pavé, mais maintenant le sable et les plantes sauvages avaient recouvert presque entièrement les dalles.

Le château avait eu à l’origine deux tours. L’une d’elles n’était plus que ruine. L’autre avait mieux résisté aux intempéries. Des corneilles volaient en cercle autour et vinrent planer au-dessus de la tête des enfants en criant : « Croa-croa-croa. »

« Ton père s’est probablement installé dans la petite salle aux deux meurtrières, dit Mick à Claude. C’est le seul endroit où l’on puisse avoir un peu d’abri. Il n’y a plus que cette salle qui soit en bon état. Nous y avons dormi une nuit, te souviens-tu ?

-Oui. Nous nous étions bien amusés. Papa habite certainement là… à moins qu’il n’ait préféré les souterrains !

— Penses-tu ! Personne ne séjournerait dans ces oubliettes à moins d’y être forcé, répliqua François. Il y fait trop noir et trop froid. Où est ton père, Claude ? Je ne l’aperçois nulle part.

— Maman, où pourrions-nous trouver papa ? demanda Claude. Où est son laboratoire… dans cette vieille salle, là-bas ? »

Elle désignait l’unique pièce toute en pierres, voûte et murs, qui subsistait seule de ce qui avait été jadis le corps principal du château. Une paroi épaisse, vestige de rempart, la dominait.

« Je n’en sais rien, dit tante Cécile. Je le suppose. Il est toujours venu à ma rencontre dans la crique. Nous avons bavardé et déjeuné sur la plage. Il n’avait pas l’air de souhaiter que je me promène dans l’île.

— Appelons-le », proposa Mick. Alors ils crièrent tous à tue-tête : « Oncle Henri ! Oncle Henri ! Où es-tu ? »

Les corneilles affolées s’envolèrent de leur perchoir et quelques mouettes qui se doraient au soleil sur des débris de rempart augmentèrent le vacarme en protestant dans leur propre langage qui ressemble au grincement d’une chaîne de puits rouillée. Quant aux lapins, ils disparurent comme par enchantement.

Mais l’oncle Henri resta invisible. Ils l’appelèrent encore : « Oncle Henri ! Oncle Henri !

— Quel bruit ! s’exclama tante Cécile en se bouchant les oreilles. Maria a dû vous entendre de la maison. Je me demande vraiment où se cache votre oncle. C’est agaçant. Je lui avais pourtant bien dit que je vous amènerais ici aujourd’hui.

— Il n’est sûrement pas loin, répliqua François d’un ton allègre. Puisque Mahomet ne vient pas à la montagne comme prévu, c’est la montagne qui ira le chercher. Il s’est probablement plongé dans un livre et nous a oubliés. Il n’y a qu’à se lancer sur sa piste.

— Allons voir dans la petite salle », proposa Annie. Ils se dirigèrent vers l’entrée voûtée et pénétrèrent dans une petite pièce fort sombre, car elle n’était éclairée que par deux fenêtres en meurtrière. À l’une des extrémités, l’épais mur de pierre était creusé comme pour ménager la place à une cheminée.

« Il n’est pas là ! s’écria François d’un ton surpris. Et ce qui est plus extraordinaire encore, c’est qu’il n’y a rien d’autre non plus. Ni provisions, ni vêtements, ni livres, ni instruments de travail ! Ce n’est ni son laboratoire ni même sa réserve de vivres.

— Alors il s’est installé dans les souterrains, dit Michel. Son travail l’y a peut-être obligé : il lui faut être sous terre probablement, avec de l’eau tout autour. Puisque nous connaissons où est l’entrée des souterrains, allons-y. Elle se trouve tout près d’ici, à côté du vieux puits, au milieu de la cour.

— Oui tu as raison. Oncle Henri doit être là-dedans. Tu ne crois pas, tante Cécile ? Viens-tu avec nous ? demanda Annie.

— Oh ! non. Je ne peux pas souffrir ces oubliettes. Je me mettrai au soleil, dans ce coin abrité, et je déballerai les sandwiches pendant que vous descendrez. C’est presque l’heure du déjeuner.

— Ah ! chic ! » crièrent en chœur les enfants. Ils se précipitèrent vers l’entrée des souterrains. Ils s’attendaient à voir la grande dalle qui la fermait relevée et laissant le passage libre vers l’escalier souterrain.

Mais la dalle était à plat dans l’herbe. François s’apprêtait à tirer sur l’anneau central pour la soulever lorsqu’il remarqua quelque chose de bizarre.

« Regardez, dit-il. Il y a de l’herbe tout autour de la pierre. Personne ne l’a remuée depuis longtemps. Oncle Henri n’est pas dans les souterrains.

— Alors, où est-il ? s’écria Mick. Ou, plutôt, où peut-il bien être ? »