CHAPITRE XIII
 
Un après-midi avec Martin

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Le soleil avait réapparu quand ils arrivèrent près de la maison du garde-côte. C’était une vraie journée d’avril, avec des averses subites et le soleil qui sortait brusquement de dessous les nuages. Tout scintillait, et surtout la mer. Le sol était détrempé, mais les enfants avaient chaussé leurs bottes de caoutchouc.

Ils cherchèrent le garde-côte et le trouvèrent, comme d’habitude, en train de manier le marteau en chantant dans son hangar.

« Bonjour à tous, leur dit-il en souriant. Je me demandais quand vous reviendriez me voir. Que pensez-vous de cette gare que je suis en train de fabriquer ?

— Elle est bien plus belle que celles des magasins », déclara Annie d’un ton admiratif. Et avec raison. Le garde-côte n’avait pas oublié le plus petit détail.

Il indiqua de la tête des figurines en bois qui représentaient des employés de chemin de fer, des porteurs et des voyageurs.

« Il ne leur manque plus que la peinture. Mon jeune voisin m’avait dit qu’il les peindrait — il est très habile, un véritable artiste — mais il a eu un accident.

— Que lui est-il donc arrivé ? demanda François.

— Je n’en sais trop rien. Il a dû glisser et tomber J’ai aperçu son père qui le ramenait chez eux. J’étais sorti pour lui demander, mais il était pressé de faire étendre Martin. Pourquoi n’iriez-vous pas prendre de ses nouvelles ? C’est un garçon un peu bizarre, mais il est gentil.

— Oui, c’est une bonne idée, répondit François. Mais avant, est-ce que nous pourrions utiliser votre télescope, je vous prie, si cela ne vous dérange pas ?

— Regardez tant que vous voulez, mes enfants. Je vous l’ai dit, ça ne l’usera pas. J’ai aperçu les signaux de votre père, ce matin, mademoiselle Claude. J’observais la mer par hasard de ce côté-là. Il en a envoyé pas mal et pendant longtemps.

— Oui, répondit Claude. Je vais justement inspecter l’île. »

Elle pointa le télescope sur Kernach. Mais elle eut beau examiner l’île centimètre par centimètre, elle n’aperçut ni Dagobert ni son père. Ils devaient être dans son laboratoire, sous terre. Claude orienta le télescope vers la tourelle, mais la salle vitrée était vide, elle aussi. Claude soupira. Elle aurait bien aimé apercevoir Dag.

Les autres s’emparèrent à leur tour du télescope, mais ils n’eurent pas plus de chance qu’elle. Dag ne quittait pas son maître, c’était un fidèle garde du corps !

« Si nous allions maintenant demander des nouvelles de Martin ? » proposa François quand ils eurent terminé leurs investigations télescopiques. « Voilà une averse qui s’annonce. Nous pourrions attendre chez lui qu’elle soit passée.

— D’accord, dit Mick. N’aie pas peur, Claude, je serai un modèle de politesse. Maintenant que je sais que M. Corton est journaliste, je ne me ferai plus de bile à son sujet.

— Mais moi, je ne bavarderai pas comme « toutes les filles », répliqua Claude gaiement

J’ai compris, et même si c’est sans importance, je tiendrai ma langue.

— Bravo, dit Mick. Tu parles comme un garçon.

— Idiot ! » répliqua Claude. Mais elle était contente tout de même.

Ils entrèrent dans le jardin voisin. Comme ils approchaient de la maison ils entendirent des éclats de voix.

« Non ! Tu ne penses qu’à tes pinceaux et à ta peinture, je croyais pourtant t’avoir fait sortir cette idée-là de la tête. Reste tranquille pour que ta cheville guérisse. Attraper une entorse juste au moment où j’ai le plus besoin de toi ! »

Annie, effrayée, s’arrêta. C’était la voix de M. Corton qui passait par la fenêtre ouverte. Il était en train d’attraper Martin, c’était évident. Les autres imitèrent Annie, se demandant s’ils allaient entrer ou non.

Puis une porte claqua, et ils aperçurent M. Corton qui s’éloignait rapidement au fond du jardin. Il était sorti par-derrière et se dirigeait vers le sentier qui menait au pied de la falaise. C’est là que prenait la route qui montait au village.

« Tant mieux, il est parti. Et il ne nous a pas vus, dit Mick. Qui aurait cru qu’un type aussi aimable et aussi souriant puisse avoir une voix aussi brutale et désagréable quand il est en colère ? Venez, entrons voir ce pauvre Martin pendant qu’il est tout seul »

Ils frappèrent à la porte. « C’est nous ! annonça joyeusement François. Pouvons-nous entrer ?

— Oh ! oui », cria Martin, visiblement réjoui de leur arrivée. François appuya sur la poignée et ils pénétrèrent dans la pièce à la file indienne.

« Nous avons entendu dire qu’il vous était arrivé un accident, dit François. Qu’est-ce qui s’est passé ? C’est grave ?

— Non, je me suis tordu la cheville et j’avais tellement mal qu’on a dû me porter pour rentrer. C’était idiot de ma part.

— Si ce n’est qu’une foulure, vous serez vite rétabli. J’en ai souvent eu, dit Mick. L’essentiel, c’est de marcher dès que vous pouvez poser le pied par terre. Où êtes-vous tombé ? »

Martin devint tout rouge, à la grande surprise des autres.

« Je… je me promenais au bord de la carrière, avec mon père, et… j’ai glissé. J’ai dévalé un bon bout de pente. »

Il y eut un silence que Claude fut la première à rompre.

« J’espère que vous n’avez pas parlé de notre secret à votre père ? Parce que ce n’est jamais très amusant quand il y a des grandes personnes dans la confidence. Elles veulent toujours fourrer leur nez partout… et c’est beaucoup plus drôle d’explorer sans elles. Vous ne lui avez pas raconté notre découverte du trou sous la corniche, n’est-ce pas ? »

Martin hésita et finit par dire : « Si. Je ne pensais pas que cela vous ennuierait. Je regrette.

— Flûte ! s’écria Mick. Nous voulions inspecter le tunnel cet après-midi, mais nous y avions renoncé parce qu’il pleuvait trop et nous craignions de tomber. »

François jeta à Martin un coup d’œil scrutateur : « Je suppose que c’est ce qui vous est arrivé ? Vous avez essayé de descendre, mais vous avez trébuché ?

— Oui. Je suis désolé d’avoir bavardé, puisque vous estimez que c’était un secret à vous. Je l’ai fait sans aucune intention… juste pour dire quelque chose, et il a décidé d’aller sur place se rendre compte lui-même de ce que c’était.

— Tous les journalistes doivent être comme ça, remarqua Mick. Ils veulent être sur place dès qu’il y a une chance de découvrir de l’inattendu. C’est leur métier. Ecoutez, Martin, n’en parlons plus, mais tâchez d’écarter votre père de la carrière. Nous aimerions beaucoup y aller les premiers, ce serait plus amusant. Bien qu’il n’y ait probablement rien à trouver. »

Le silence se rétablit. Personne ne savait trop quoi dire. Il était difficile de bavarder avec Martin. Il ne ressemblait pas aux autres garçons… il ne plaisantait jamais et ne racontait jamais d’idioties.

« Vous ne vous ennuyez pas, à rester couché ici ? demanda Annie qui était d’âme compatissante.

— Oh ! si. J’aurais aimé que mon père aille chez le garde-côte chercher des figurines que j’avais promis de peindre, mais il a refusé. J’adore ça, la peinture, même lorsqu’il s’agit seulement de dessiner des habits sur des porteurs ou des chefs de gare en bois, pourvu que j’aie un pinceau dans la main et des couleurs à mélanger ! »

Jamais Martin n’en avait dit aussi long ! Il avait perdu son air triste. Il était devenu rayonnant.

« Oh ! vous avez envie d’être artiste plus tard ? dit Annie. Moi aussi.

— Annie ! Tu n’es même pas capable de dessiner un chat qui ressemble à un chat, s’écria Mick avec ironie. L’autre jour, j’ai pris pour un éléphant ce que tu prétendais être une vache !»

Martin sourit devant l’indignation d’Annie.

« Je peux vous montrer mes dessins, si cela vous amuse. Je suis obligé de les cacher, parce que mon père ne veut pas que je choisisse ce métier-là.

— Ne bougez pas, proposa François, j’irai les chercher.

— Non merci. Je vais essayer de marcher puisqu’il paraît que cela me fera du bien. »

Martin se redressa et posa avec précaution son pied droit sur le parquet. « Ça va », dit-il, et il boitilla jusqu’à une bibliothèque de l’autre côté de la pièce. Il passa la main derrière la seconde rangée de livres et extirpa un assez grand carton à dessin qu’il posa sur la table. Il en tira plusieurs feuilles de papier.

« Oh ! c’est merveilleux ! » s’écria Annie. Elle était un peu étonnée, car elle ne se serait pas attendue à ce qu’un garçon dessinât des fleurs, des arbres, des oiseaux et des papillons. Et surtout avec une telle perfection dans le détail et dans les couleurs.

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Martin posa son pied avec précaution.

François examina les dessins avec surprise, lui aussi. Ce garçon était vraiment doué ! Son travail était aussi bon que ce que François avait vu dans des expositions de peinture.

« Votre père estime que vous n’avez pas assez de talent pour que ce soit la peine de continuer à vous perfectionner ? demanda-t-il.

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Il en tira plusieurs feuilles de papier.

— Il déteste mes dessins, répondit Martin avec amertume. Je m’étais enfui du collège pour m’inscrire aux Beaux-arts, mais il m’a rattrapé et m’a interdit de peindre. Il trouve que c’est une occupation trop veule pour un homme. Alors maintenant je le fais en cachette. »

Les enfants regardaient Martin avec sympathie. Ne plus avoir sa mère et, de surcroit, avoir un père qui déteste ce qu’on aime le plus leur paraissait atroce. Rien d’étonnant que Martin eût toujours l’air triste, malheureux et renfermé !

« Pas de chance, vraiment, murmura François. J’aurais aimé pouvoir vous aider.

— Oh !… voulez-vous aller chercher les figurines chez le garde-côte ? Mon père ne reviendra pas avant six heures. J’aurai le temps de les finir. Et restez goûter avec moi, cela me ferait doublement plaisir. C’est sinistre ici.

— D’accord, répondit François. Je ne vois pas pourquoi vous n’auriez pas quelque chose pour vous distraire tant que vous êtes cloué ici. Je vais téléphoner à ma tante pour la prévenir que nous restons… à condition que nous ne mangions pas jusqu’à la dernière miette de vos provisions !

— Vous n’y arriveriez pas, répliqua Martin allègrement. La maison est bourrée de vivres de la cave au grenier. Mon père a un appétit d’ogre. Vous êtes chic, merci beaucoup ! »

François téléphona à sa tante. Mick et les filles coururent chez le garde-côte. Ils rapportèrent peinture et figurines, et les installèrent sur une table à côté de Martin. Ses yeux se mirent à briller. Il était transfiguré.

« Magnifique ! déclara-t-il. C’est un petit travail sans intérêt, mais cela aide mon vieux voisin, et je suis toujours content quand j’ai un pinceau entre les doigts. »

Martin se révélait extrêmement habile à décorer les petits personnages. Il maniait son pinceau avec dextérité et Annie, fascinée, s’assit à côté de lui pour le regarder faire. Claude se chargea de préparer le goûter. Oui, le garde-manger était bien garni. Elle coupa des tartines de pain, les beurra, découvrit un pot de miel nouveau, un gâteau au chocolat et du pain d’épice.

« Dites donc, c’est magnifique ! répéta Martin. J’aurais bien voulu que mon père ne rentre pas avant huit heures. Tiens, au fait, où est le chien ? Je croyais qu’il ne vous quittait jamais. Où est Dagobert ? »