CHAPITRE XIV
Claude s’inquiète
Mick jeta un coup d’œil à Claude. Dire à Martin où se trouvait Dagobert lui paraissait sans danger, tant qu’on ne donnait pas la raison pour laquelle il avait été laissé dans l’île.
Mais Claude était décidée à tenir sa langue désormais. Elle répondit à Martin d’un ton très détaché.
« Dagobert ? Oh ! il va bien. Nous ne l’avons pas amené avec nous aujourd’hui.
— Il a préféré accompagner votre mère avec l’espoir d’une visite au boucher, je parie ! »
C’était bien la première plaisanterie de Martin, et encore qu’elle ne fût pas des meilleures, les enfants rirent de bon cœur. Martin se montra ravi et s’efforça d’en trouver d’autres tout en peinturlurant de noir, de rouge et de bleu les petites figurines de bois.
Ils firent un goûter des plus copieux. Puis quand les aiguilles de l’horloge atteignirent six heures moins le quart, les filles rapportèrent les figurines chez le garde-côte qui fut enchanté du travail de Martin. Mick s’était chargé des pots de peinture et de la bouteille d’essence où Martin avait planté ses pinceaux.
« Je vous avais bien dit qu’il était adroit, ce garçon, s’écria le garde-côte en examinant les petits personnages terminés. Il a un air triste, mais ce n’est pas un mauvais petit.
— Je vais regarder encore par le télescope avant que la nuit tombe », et Claude orienta l’appareil vers son île. Mais il n’y avait pas trace de Dagobert ni de l’oncle Henri. Elle resta en observation un petit moment, puis rejoignit les autres. Ils l’interrogèrent du regard et elle secoua la tête.
Les filles avaient lavé et rangé soigneusement tout le matériel du goûter. Personne n’avait envie de voir M. Corton. Les enfants ne ressentaient plus grande sympathie pour lui maintenant qu’ils le savaient si dur avec Martin.
Merci pour cet excellent après-midi », leur dit Martin en les accompagnant d’un pas hésitant jusqu’à la porte. « Je me suis bien distrait avec mes peintures, sans parler naturellement de votre compagnie !
— Vous devriez persévérer dans cette voie-là, répondit François. Si vous avez l’impression que c’est la seule chose qui compte pour vous, il faut vous y consacrer.
— Oui. » Le visage de Martin redevint sombre. « Mais il y a bien des choses qui s’y opposent… des choses que je ne peux guère vous raconter. Oh ! bah ! ne vous en faites pas. Qui sait, tout s’arrangera et je deviendrai un artiste célèbre dont les gens s’arracheront les tableaux !
— Viens vite ! murmura Mick à François. Voilà son père. »
Ils s’éloignèrent rapidement par le sentier de la falaise, apercevant du coin de l’œil M. Corton qui arrivait dans la direction opposée.
« Quel homme horrible ! s’écria Annie. Défendre à Martin de faire ce qu’il aime le plus. Et lui qui paraissait si gentil, si aimable, si « accourez-que-je-vous-serre-tous-sur-mon cœur ! »
— Comme tu dis, Annie », acquiesça Mick en riant de l’expression inventée par sa sœur. « Mais il y a des tas de gens comme lui de par le monde, qui sont aimables au-dehors et impossibles chez eux.
J’espère que M. Corton n’est pas allé explorer le tunnel de la carrière », murmura Claude qui s’était retournée et le regardait rentrer chez lui par la porte de derrière. « Je serais désolée s’il nous gâchait notre découverte. Non pas qu’il y ait quoi que ce soit à découvrir, mais c’est déjà amusant de trouver qu’il n’y a rien.
Très compliqué, dit Mick en souriant. Mais je te comprends tout de même. Ouf, mes enfants, ce goûter était merveilleux.
— Oui », répondit Claude distraitement en tournant la tête dans tous les sens.
« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Mick. Tu as perdu quelque chose ?
— Oh ! non… ce que je suis bête ! Je cherchais Dag. J’ai tellement l’habitude qu’il trottine sur mes talons que je ne peux pas me faire à l’idée qu’il n’est plus là.
— Oui, je suis comme toi, dit François. J’ai l’impression qu’il y a quelqu’un d’absent. Brave vieux Dag, il nous manque à tous… mais probablement encore plus à toi, Claude.
— Oui, surtout ce soir. Je ne pourrai pas m’endormir.
— J’envelopperai un coussin dans une couverture et je le placerai sur tes pieds quand tu seras au lit, proposa Mick. Tu croiras que c’est Dag.
— Mais non, idiot ! répliqua Claude sans grande aménité. D’ailleurs ton coussin ne sentirait pas comme Dag. Il a une très bonne odeur.
— Oui, c’est vrai. Je l’aime beaucoup, moi aussi », acquiesça Annie.
La soirée passa rapidement à jouer au Monopoly. Puis les enfants se couchèrent et François guetta de son lit le signal de l’oncle Henri, Inutile de préciser que Claude lui tenait compagnie. Ils attendaient dix heures et demie.
« C’est l’heure », dit François. Et au même instant, brilla le premier éclat de la lampe au sommet de la tour.
« Un, compta Claude. Deux… trois… quatre… cinq… et six ! »
Elle resta encore à la fenêtre pour voir s’il y aurait d’autres éclats, mais la tour resta sombre.
« Maintenant tu peux aller dormir en paix, dit François. Ton père est en bon état, ce qui signifie que Dag l’est aussi. Il a dû se souvenir de donner à Dag un bon dîner, et il aura mangé aussi par la même occasion.
— S’il oubliait de nourrir Dag, notre brave Dagobert le lui aurait vite rappelé, c’est bien certain. Bonne nuit, Mick, bonne nuit, François. À demain. »
Et Claude retourna se glisser dans son lit douillet. C’était bizarre de ne pas avoir Dag comme couvre-pied ! Claude se tourna et se retourna d’un côté sur l’autre, puis s’endormit brusquement. Elle rêva de son île. Elle la parcourait avec Dagobert, et ils découvraient des lingots d’or dans les souterrains. C’était un rêve délicieux.
Le jour se leva clair et ensoleillé. Le ciel d’avril était bleu comme les myosotis éclos dans le jardin. Claude se pencha à la fenêtre de la salle à manger, au moment du petit déjeuner, se demandant si Dag était en train de gambader dans la rosée.
« Tu penses à Dag ? dit François en riant. Ne t’énerve pas, ma vieille, tu vas le voir bientôt. Encore une heure, à peu près, et tu pourras te repaître de ton Dagobert au bout du télescope du garde-côte.
— Tu crois que tu pourras distinguer Dagobert s’il est dans la tourelle avec ton père ? demanda tante Cécile. C’est bien loin pourtant.
— Oh ! si, ce télescope est très puissant, tu sais. Je monte faire mon lit, puis je vais chez le garde-côte. Qui est-ce qui m’accompagne ?
— Je voudrais qu’Annie m’aide à trier des vieux vêtements, dit tante Cécile. On m’en a demandé. Cela ne t’ennuie pas, Annie ?
— Non, pas du tout, répondit Annie avec promptitude. Mais les garçons sont libres comme l’air.
— Il faudrait que je liquide une partie de mes devoirs de vacances, dit François avec un soupir. Je n’y tiens pas, mais je dois les finir, et je les remets tous les jours au lendemain. Tu ferais bien de t’y mettre aussi, Mick, ou tu te retrouveras à la rentrée avec un travail fou.
— Oui, tu as raison. Cela ne t’ennuie pas d’aller toute seule chez le garde-côte, Claude ?
— Nenni. Je reviendrai dès que j’aurai aperçu Dag et papa. »
Elle disparut dans sa chambre. François et Mick prirent les livres dont ils avaient besoin. Annie monta faire son lit, elle aussi, puis redescendit aider sa tante. Quelques minutes plus tard, Claude leur cria au revoir et s’élança hors de la maison de toute la vitesse de ses jambes.
« Quel ouragan ! s’écria tante Cécile. Rien ne pourra persuader cette pauvre Claude de marcher posément. Nous allons faire trois piles de vêtements, ma petite Annie. Les très usés… les « moyennement fatigués » et les « presque neufs. »
François monta guetter de sa fenêtre les signaux de son oncle juste avant dix heures et demie. Peu après, les éclats habituels brillèrent. Au nombre de six. Parfait ! Claude serait maintenant tranquille pour toute la journée. Peut-être iraient-ils à la vieille carrière dans l’après-midi. François retourna à son travail et se plongea dans ses livres, Mick grognant sous l’effort à côté de lui.
Il était onze heures moins cinq quand des pas précipités retentirent. Claude, hors d’haleine, fonça dans la pièce où les deux garçons s’étaient installés. Ils levèrent la tête.
Claude était rouge comme une pivoine, et complètement décoiffée par le vent. Elle s’efforça de reprendre sa respiration et balbutia : « François ! Mick ! Il est arrivé quelque chose… Dag n’était pas là !
— Bigre ! Qu’est-ce que tu veux dire ? » demanda François étonné. Claude, encore haletante, se laissa glisser sur une chaise. Ses cousins s’aperçurent qu’elle tremblait.
« C’est grave, François. Dag n’était pas dans la tour quand il y a eu les signaux.
— Cela prouve seulement que ton père, distrait, a oublié de l’emmener avec lui, répondit François avec sagesse. Qu’est-ce que tu as vu exactement ?
— J’avais mis le télescope en position. Et j’ai aperçu une silhouette qui entrait dans la salle vitrée.
J’ai cherché Dag tout de suite, bien sûr, mais il n’y était pas. Il y a eu les six éclats de lumière, la silhouette a disparu, et voilà. Pas de Dag ! Oh ! je suis très inquiète, François.
— Ne te bile donc pas. Ton père a complètement oublié Dag, c’est tout. Du moment que tu as vu ton père, c’est le principal.
— Je ne pensais pas à papa. Il va sûrement bien, puisqu’il nous a envoyé son signal. J’ai peur pour Dag. Même si papa l’avait oublié, Dag l’aurait quand même accompagné, tu le sais aussi bien que moi
— Ton père a pu fermer la porte de la tour, ce qui aura empêché Dag de grimper là-haut avec lui.
— Oui, c’est possible. » Claude plissa le front. Elle n’y avait pas songé. « Oh ! mon Dieu, maintenant je vais me ronger toute la journée. Oh ! pourquoi ne suis-je pas restée là-bas avec Dag ? Qu’est-ce que je vais faire ?
— Attendre jusqu’à demain matin, dit Mick. Et tu verras probablement ton Dagobert frais comme la rose et gai comme un pinson.
— Demain matin ! Autant dire des siècles ! » La pauvre Claude se prit la tête à deux mains et gémit. « Personne ne se rend compte de l’affection que j’ai pour Dagobert. Tu me comprendrais mieux, François, si tu avais un chien, toi aussi. C’est affreux. Oh ! Dag, est-ce que tu vas bien ?
— Naturellement qu’il va bien ! répliqua François d’un ton impatient. Ressaisis-toi, je t’en prie.
— Je sens qu’il est arrivé quelque chose ! répéta Claude avec obstination. François… je crois que je ferais bien d’aller tout de suite à Kernach.
— Non ! Ne sois pas stupide, Claude. Il ne se passe rien d’extraordinaire sinon que ton père n’a plus pensé à Dago. Il nous a envoyé son signal. C’est suffisant. Ne va pas déclencher une scène avec lui là-bas. Ce serait ridicule.
— Bon… j’essaierai de prendre patience », répondit Claude avec un air résigné nouveau chez elle. Elle avait les traits tirés quand elle se leva, et François lui dit gentiment : « Courage, vieille branche ! Ce que tu aimes dramatiser les choses, c’est inouï. »