CHAPITRE II
 
Retour à Kernach

 

img6.jpg

Annie, François, Michel, Claude et Dagobert se dirigèrent aussitôt vers le buffet pour fêter leur réunion en buvant de l’orangeade et en mangeant des brioches. Ils étaient heureux d’être de nouveau tous ensembles. Dag avait bondi de joie en apercevant les deux garçons et il s’efforçait maintenant de leur grimper sur les genoux.

« Ecoute, Dago, mon vieux, je t’aime beaucoup et je suis ravi de te revoir, s’écria Michel, mais voilà deux fois que tu renverses mon orangeade. Reste un peu tranquille, je t’en prie. Est-ce qu’il a été sage pendant ce trimestre, Claude ?

— Oh ! oui, n’est-ce pas, Annie ? » dit Claude qui ajouta aussitôt : « Il n’a rendu visite au garde-manger qu’une fois… et il n’a pas beaucoup abîmé de coussins… et si les gens laissent traîner leurs sandales, ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes quand Dag s’amuse un peu avec.

— Autrement dit, les sandales ne lui ont pas résisté, commenta François en souriant. Tu n’as qu’un bien mauvais bulletin de conduite, mon pauvre Dagobert. Je crains fort que l’oncle Henri ne te supprime la récompense à laquelle ont droit les bons élèves. »

En entendant le nom de son père, Claude se renfrogna.

« Je vois que Claude n’a pas perdu sa ravissante grimace ! dit Michel d’une voix taquine. Cette chère vieille Claude ! Nous ne la reconnaîtrions plus si elle n’arborait pas cette belle moue dix fois par jour !

— Oh ! Claude a fait des progrès sensationnels », répliqua vivement Annie, accourant à la défense de sa cousine.

Claude n’était plus aussi susceptible qu’autrefois et prenait très bien les taquineries, mais Annie devinait que la prise de possession de l’île par son oncle était une question épineuse et elle ne voulait pas que Claude donnât trop vite un échantillon de ses célèbres colères.

François examina sa cousine et dit : « Ecoute, ma vieille, j’espère que tu ne vas pas te frapper pour cette histoire de Kernach ? Ton père est un homme très intelligent, tu sais, l’un de nos plus grands savants, et j’estime que ce genre de gens doit pouvoir travailler en toute liberté. Si l’oncle Henri veut s’installer sur l’île pour une raison quelconque, eh bien, tu devrais être ravie de lui dire : « Je t’en prie, vas-y papa. » Tu ne crois pas ? »

Claude n’avait pas l’air entièrement d’accord avec ce petit discours; mais elle avait une grande admiration pour François et suivait volontiers ses conseils. François était leur aîné à tous. Il avait une bonne tête de plus qu’eux, des yeux francs et une allure sympathique. Claude caressa la tête de Dagobert et répondit d’une voix un peu étouffée :

« D’accord, je ne jetterai pas feu et flamme, mais je suis tout de même très déçue. J’avais pensé que nous y serions allés camper pendant ces vacances.

— Oui, nous sommes tous déçus, répliqua François. Avale vite ta dernière bouchée, ma vieille. Si nous ne nous dépêchons pas, nous allons manquer le train. »

Et les voilà bientôt tous assis dans un compartiment, grâce à François. Annie contempla son grand frère avec admiration : il savait vraiment bien se débrouiller.

« Est-ce que tu trouves que j’ai grandi ? lui demanda-t-elle. J’espérais rattraper Claude à la fin de ce trimestre, mais elle a grandi aussi.

— Tu as un centimètre de plus qu’à Noël, répliqua François. Non, tu n’arriveras pas à nous rattraper, Annie, tu seras toujours la plus petite. Mais je t’aime bien comme ça.

— Regardez donc Dagobert, dit Michel. Il met la tête à la portière, comme d’habitude. Dago, méfie-toi, tu vas attraper une escarbille dans l’œil et Claude deviendra folle de chagrin à l’idée que tu es aveugle.

— Ouah ! » répondit Dagobert en agitant la queue. Dagobert avait ceci de charmant qu’il comprenait toujours lorsqu’on lui parlait — même quand son nom n’était pas mentionné — et qu’il répondait aussitôt.

Tante Cécile était venue les chercher à la gare avec le poney. Les enfants se précipitèrent à son cou, car ils l’aimaient beaucoup. Elle était douce et gentille, et s’efforçait de son mieux de maintenir la paix entre les enfants turbulents et son mari irascible.

François demanda poliment des nouvelles de l’oncle Henri, comme le poney se mettait en marche vers la maison.

« Il est en excellente santé, répondit sa tante, et d’excellente humeur. Je ne l’ai jamais vu aussi plein d’entrain. Son travail progresse de façon très satisfaisante.

— De quel genre de recherches s’occupe-t-il ? demanda Mick.

— Je n’en sais absolument rien. Il ne m’en parle jamais. Quand il est plongé dans ses expériences, il ne dit pas un mot de ce qu’il fait, sauf à ses collègues, bien entendu. Mais il travaille à une découverte de la plus haute importance… et il doit terminer ses expériences dans un endroit entièrement entouré d’eau. Ne me demandez pas pourquoi, je ne pourrais pas vous répondre.

— Oh ! regardez, voilà Kernach ! » s’écria soudain Annie. Ils étaient parvenus à un tournant, en pleine vue de la mer. La curieuse petite île avec son château en ruine semblait monter la garde à l’entrée de la baie. Le soleil brillait sur la mer bleue, et l’île n’en avait l’air que plus enchanteresse. Claude l’examina avec attention. Elle cherchait le bâtiment, hangar ou maison, dont son père avait — paraît-il — besoin. Ses cousins avaient eux aussi la tête tournée vers l’île, pour la même raison.

Ils eurent vite trouvé ! Au centre du château, probablement bâtie dans la cour, il y avait une tour haute et mince qui ressemblait assez à un phare. Elle se terminait par une cage toute vitrée qui brillait au soleil.

« Oh ! maman, je n’aime pas ça du tout ! Cette tour gâche complètement Kernach, s’écria Claude d’une voix consternée.

— Elle sera démolie quand ton père aura fini ses expériences, ma chérie, répondit tante Cécile. Ce n’est qu’une construction temporaire en matériaux légers. Papa m’a promis qu’il la ferait abattre dès qu’il n’en aurait plus besoin. Il m’a dit que tu pouvais aller la voir de près si tu en as envie. Elle est assez curieuse.

— Oh ! oui, allons-y ! dit aussitôt Annie. Elle est bizarre. Est-ce qu’oncle Henri est tout seul sur l’île, ma tante ?

— Oui, et cela ne me plaît guère. D’abord parce que je suis sûre qu’il ne mange pas comme il faut, et ensuite parce que s’il lui arrivait un accident, personne ne me préviendrait. Et je redoute toujours que ses expériences tournent mal.

— Pourquoi ne pas instituer un système de signaux ? proposa fort judicieusement François. Ce serait facile du haut de cette tour. Il pourrait se servir d’un miroir le matin, comme d’un héliographe, pour dire qu’il se porte bien. Et le soir, une lampe remplacerait très bien le soleil. Qu’en penses-tu, tante Cécile ?

— Oui, c’est une bonne idée. Je lui avais déjà suggéré de le faire. J’ai prévenu votre oncle que nous lui rendrions visite demain, et peut-être pourrais-tu arranger cela avec lui, mon petit François ? Il est assez enclin à écouter ce que tu lui dis, en général.

— Seigneur ! Est-ce que papa accepte vraiment que nous envahissions sa retraite et inspections sa précieuse tour ? demanda Claude avec surprise. En tout cas, moi, je n’irai pas. En somme, c’est mon île, et c’est affreux de la voir maintenant entre les mains de quelqu’un d’autre.

— Oh ! non, Claude, ne recommence pas, soupira Annie. Toi et ton île ! Tu ne peux donc même pas la prêter à ton propre père ! Dommage que tu n’aies pas été là quand ta lettre est arrivée, tante Cécile, le spectacle en valait la peine. Claude avait l’air si féroce que j’en ai tremblé de peur. »

Tous rirent, sauf Claude et tante Cécile qui parut soucieuse. Claude était difficile à vivre. Elle se montait aisément contre son père… à qui elle ressemblait étonnamment tant par ses sautes d’humeur que pour son caractère ombrageux. Si seulement Claude avait eu la douceur et la gentillesse de ses cousins,…

Claude regarda le visage tourmenté de sa mère et eut honte d’elle-même. Elle posa la main sur son genou.

« Ne crains rien, maman, je ne ferai pas d’histoires. Je t’assure que j’essaierai de me dominer. Je sais que le travail de papa est très important. J’irai avec vous tous à Kernach, demain. »

François lui administra une claque amicale sur l’épaule. « Bonne vieille Claude ! Non seulement elle a appris à céder mais encore à céder avec le sourire. Quand tu te conduis de cette façon, Claude, tu ressembles tout à fait à un garçon. »

Claude se rengorgea, ravie du compliment de François. Elle n’aurait voulu pour rien au monde être mesquine, rancunière et méchante comme tant de filles de sa connaissance, sans compter qu’elle avait toujours regretté de ne pas être un garçon. Mais Annie ne réagit pas de la même façon.

« Il n’y a pas que les garçons qui savent céder de bonne grâce. Des quantités de filles en font autant. En tout cas, j’ai bien l’impression que c’est ce que je fais, moi, s’écria-t-elle avec indignation.

— Miséricorde, voilà une autre soupe au lait dans la famille, commenta tante Cécile avec un gentil sourire. Ne vous disputez plus, mes enfants, nous sommes arrivés. La maison n’est-elle pas ravissante au milieu de ces primevères, avec ces giroflées qui commencent à fleurir et ces coucous qui poussent partout ? »

C’était vrai. Les quatre enfants et le chien sautèrent vivement à bas de la charrette, ravis d’être enfin de retour.

Ils entrèrent en trombe dans la maison où ils trouvèrent, à leur grande joie, Maria, la cuisinière, venue seconder tante Cécile pendant les vacances. Elle les accueillit d’un air radieux et caressa Dagobert quand il cabriola autour d’elle en aboyant.

« Hé, mais, comme vous voilà grandis tous ! Ma parole, monsieur François, vous êtes plus grand que moi. Et la petite demoiselle Annie s’est allongée, elle aussi. »

Ce qui remplit d’aise ladite petite demoiselle. François retourna dehors pour aider sa tante à décharger les bagages qu’ils avaient apportés avec eux. Leurs malles arriveraient plus tard. François et Mick montèrent tout au premier étage.

Annie les rejoignit en courant, car elle avait hâte de revoir sa chambre. C’était magnifique d’être de nouveau à Kernach. Elle jeta un coup d’œil par ses fenêtres. L’une donnait derrière la maison sur la lande, l’autre permettait d’apercevoir la mer de côté. Une vue splendide ! Annie se mit à fredonner en défaisant sa valise.

« Tu sais, Mick, dit-elle à son frère quand il entra avec la valise de Claude, je suis vraiment très contente que l’oncle Henri ait eu l’idée de s’installer dans l’île, même si cela doit nous empêcher d’y aller nous-mêmes. Je me sens beaucoup plus à l’aise dans la maison quand il n’y est pas. Il est très intelligent, et il y a des jours où il est très gentil… mais il me fait toujours un peu peur. »

Mick se mit à rire : « Je ne peux pas dire que j’ai peur de lui, mais je dois avouer qu’il est assez refroidissant quand nous passons les vacances ici. C’est drôle de penser qu’il reste tout seul à Kernach. »

Une voix s’éleva soudain dans l’escalier :

« Venez vite goûter, les enfants. Il y a des tartes tout juste sorties du four pour vous.

— Nous arrivons, tante Cécile ! cria Mick. Dépêche-toi, Annie, je meurs de faim. François, tu as entendu ? Tante Cécile nous a appelés. »

Claude grimpa l’escalier pour chercher Annie. Elle était heureuse d’être enfin chez elle. Quant à Dagobert, il s’était lancé dans une inspection approfondie des moindres coins et recoins de la maison.

« C’est son habitude, expliqua Claude. Comme s’il croyait trouver une table ou une chaise qui n’aurait pas tout à fait la même odeur qu’avant son départ. Allons, Dag, viens goûter. Maman, puisque papa n’est pas là, est-ce que Dag peut s’asseoir à côté de moi ? Il sait très bien se conduire maintenant.

— D’accord », répondit sa mère. Et ils se mirent à goûter. Et quel goûter ! On aurait dit que la table était mise pour vingt personnes. Maria avait dû passer toute la journée à cuisiner. Mais il n’y aura probablement pas de quoi nourrir un passereau affamé quand les Cinq auront fini !