CHAPITRE I
 
Une lettre pour Claude

 

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Annie essayait de venir à bout d’une montagne de devoirs lorsque Claude fit irruption dans la salle d’études.

En dépit de ses cheveux bouclés coupés court, Claude n’était pas un garçon mais bien la cousine d’Annie, officiellement appelée « Claudine » et plus connue cependant sous le nom de Claude, par la force des choses, car elle refusait de répondre à quiconque l’appelait, autrement. Ses yeux bleus brillaient de colère.

« Annie ! Je reçois une lettre de la maison, et devine un peu ce qu’elle m’annonce ! Papa veut aller vivre sur mon île pour y travailler… et par-dessus le marché il a l’intention de construire une espèce de tour ou quelque chose comme ça dans la cour du château ! »

Annie tendit la main pour prendre la lettre que Claude lui brandissait sous le nez. Les autres élèves les regardaient avec amusement. Toutes connaissaient l’île dont il était question : c’était une petite bande rocheuse qui émergeait au milieu de la baie de Kernach, avec dessus les ruines d’un vieux château, où seuls vivaient des lapins, des mouettes et des corneilles.

L’île de Kernach appartenait autrefois à la mère de Claude. Elle l’avait donnée à sa fille qui se montrait très jalouse de son fief. Personne ne pouvait habiter ou même simplement aborder Kernach sans son autorisation.

Et voilà maintenant que son père se proposait non seulement d’y aller mais aussi d’y bâtir une sorte de laboratoire ! Claude en trépignait presque d’exaspération.

« Les grandes personnes sont toutes comme ça ! Elles vous font soi-disant des cadeaux et ensuite elles agissent exactement comme si les choses leur appartenaient encore. Je ne veux absolument pas que papa s’installe sur mon île et y plante des baraquements affreux à voir.

— Oh ! Claude… tu sais bien que ton père a besoin de pouvoir travailler en paix. C’est un grand savant. Tu lui prêteras bien ton île pour quelque temps ? dit Annie en s’emparant de la lettre.

— Il y a des milliers d’endroits où il travaillerait aussi tranquillement, répliqua Claude. Moi qui espérais y camper à Pâques, comme l’an dernier ! Si papa va là-bas, nous n’aurons même pas le droit d’y mettre le pied. »

Annie se mit à lire. La lettre avait été écrite par la mère de Claude et commençait ainsi :

Ma chère petite Claude,

Je crois devoir te prévenir que ton père a l’intention de s’installer pendant quelque temps sur l’île de Kernach pour y terminer un travail très important. Il fera construire un bâtiment, une sorte de tour, car il a besoin de poursuivre ses recherches dans un endroit isolé, d’un calme parfait, avec de l’eau tout autour, je ne saurais d’ailleurs pas t’expliquer pourquoi, mais en tout cas le fait d’être entouré d’eau est essentiel pour ses expériences.

Ne sois pas trop contrariée, ma chérie. Tu considères Kernach comme ton bien, je ne l’ignore pas, mais tu dois autoriser ta famille à l’utiliser aussi, surtout lorsqu’il s’agit de quelque chose d’aussi important que les travaux scientifiques de ton père. Papa s’imagine d’ailleurs que tu seras ravie de lui prêter Kernach, mais je connais tes drôles d’idées sur la question, aussi ai-je préféré t’avertir avant que tu arrives à la maison au lieu de te laisser le découvrir sur ton île avec sa tour.

 

Annie ne lut pas la fin de la lettre qui concernait d’autres questions sans intérêt. Elle se tourna vers sa cousine :

« Ecoute, Claude, je ne comprends pas pourquoi lui prêter Kernach te bouleverse tellement. À ta place, je serais heureuse que mon père me demande mon île… si j’avais la chance d’en avoir une !

— Ton père à toi commencerait par t’en parler pour savoir si tu es d’accord et si cela ne t’ennuie pas, rétorqua Claude d’un ton peu aimable. Tandis que le mien fait tout ce qu’il a envie de faire sans jamais s’inquiéter des autres. Il aurait pu au moins m’écrire lui-même. Ses façons me hérissent.

— Il faut reconnaître que tu te hérisses très facilement, ma vieille, s’écria Annie en riant. Ne te regarde donc pas de cet œil torve. Je ne t’emprunte pas ton île sans te demander la permission ! »

Mais Claude ne se laissa pas dérider. Elle se mit à relire sa lettre d’un air sombre. « Voilà tous mes beaux projets de vacances par terre, dit-elle. Tu sais comme l’île est belle à Pâques, avec ses tapis de primevères et de genêts, sans compter les lapins, et justement tu devais venir chez nous avec Mick et François. Il y a un temps fou que nous n’avions pas campé là-bas.

— Oui, ce n’est pas de chance. Nous nous serions bien amusés. Mais ton père nous autorisera peut-être quand même à y aller ? Nous ne le dérangerions pas.

— Avec papa, es-tu sûre que nous passerions d’aussi bons moments que lorsque nous étions seuls sur Kernach ? Moi, je te garantis que non. »

Heu… à dire vrai, Annie n’était pas loin de penser comme Claude. L’oncle Henri n’avait pas un caractère particulièrement accommodant, et quand il était plongé en .plein travail, il devenait terrible. Le moindre bruit provoquait une fureur noire.

« Il va se rendre aphone à force de crier aux corneilles de se taire et aux mouettes de nicher ailleurs ! murmura Annie qui commençait à s’étouffer de rire. Il ne trouvera pas Kernach aussi paisible qu’il le croit ! »

Claude esquissa un sourire assez pâle et replia sa lettre. « Enfin, tant pis, dit-elle, mais j’aurai été moins contrariée si seulement papa m’avait demandé mon avis.

— Pourquoi voulais-tu qu’il le fasse ? Il n’y a probablement même pas pensé. Ecoute, Claude, ne consacre pas toute ta journée à méditer sur tes malheurs, pour l’amour du Ciel. Va au chenil chercher Dag. Il t’aura vite remonté le moral. »

Claude adorait Dag, alias Dago ou Dagobert, gros chien sans pedigree, au pelage brun, à la queue ridiculement longue et à la gueule qui s’ouvrait largement comme pour sourire. Il était si gentil, si affectueux et si vif que les quatre cousins l’aimaient tous énormément, et l’avaient inscrit, lui, cinquième membre du Club qu’ils avaient fondé lors de leur première grande aventure. Car les Cinq avaient couru pas mal d’aventures et étaient bien résolus à en courir d’autres si l’occasion s’en présentait. À dire vrai, avec Dagobert comme garde du corps, les quatre enfants ne risquaient pratiquement rien.

Claude s’en alla donc chercher Dago. Dans sa pension, les élèves pouvaient avoir des animaux favoris. Sans cela, il est certain que Claude n’aurait jamais accepté d’y venir ! Elle ne pouvait pas supporter d’être séparée de Dagobert, ne fût-ce que pour vingt-quatre heures.

Dago éclata en aboiements joyeux dès qu’il la sentit approcher. Claude perdit aussitôt son air renfrogné et sourit. Ce bon Dagobert ! Toujours fidèle, bien plus que ne le serait un être humain. Il prenait toujours son parti, il resterait son ami quoi qu’elle fasse. Pour Dagobert, il n’existait personne au monde qui valût Claude.

Et les voilà bientôt trottinant tous les deux à travers champs, Claude parlant à Dago, suivant son habitude. Elle lui expliqua en détails l’affaire de l’île que lui empruntait de force son père, et Dag aboya en signe qu’il était de son avis sur la question. Il l’écoutait avec attention, en ayant l’air de comprendre tout ce qu’elle disait. Pas une fois il ne quitta sa maîtresse, même quand un lapin déboula juste sous son nez. Et Dieu sait si Dag aimait pourchasser les lapins ! Mais il se rendait compte que Claude était bouleversée. Il le sentait chaque fois.

De temps en temps, il lui donnait un petit coup de langue affectueux. Quand Claude revint à sa pension, elle était presque rassérénée. Elle fit entrer Dagobert en fraude par une porte de service, ce qui était strictement interdit, mais Claude, comme son père, agissait souvent selon son bon plaisir sans se préoccuper des conséquences.

Elle entraîna son chien à vive allure jusqu’à son dortoir. Dag se fourra sous son lit. Sa queue battait doucement la charge sur le plancher. Il devinait que Claude avait besoin de l’avoir près d’elle cette nuit-là pour se consoler. Quand les lumières s’éteindraient, il sauterait sur le lit et se blottirait sur ses pieds. Ses yeux bruns en pétillaient de joie par avance.

« Reste bien sagement couché là », lui recommanda Claude. Et elle partit rejoindre ses camarades. Annie était plongée dans la rédaction d’une lettre à ses frères, Mick et François, eux aussi en pension à plusieurs kilomètres de là.

« Je leur ai raconté ce qui se passe pour Kernach, dit-elle. Aimerais-tu venir chez nous, au lieu d’aller chez toi à Pâques ? Tu ne t’énerverais pas tout le temps à l’idée que ton père occupe l’île.

— Oh ! non, merci, répliqua aussitôt Claude. Je veux rentrer à la maison. Je tiens à surveiller papa ! Je n’ai aucune envie qu’il fasse sauter toute l’île pour expérimenter une de ses dernières découvertes. Il étudie les explosifs maintenant, tu sais.

— Bigre, des bombes atomiques et des choses du même genre ?

— Aucune idée. Mais sans compter que je désire savoir ce qu’il advient de Kernach et de papa, il faut aussi que nous restions à la maison pour égayer un peu maman. Elle se trouvera bien seule si papa s’installe dans l’île. Je suppose qu’il y transportera des vivres et tout ce dont il pourrait avoir besoin.

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« Souris donc, Claude ! »

— Alors, nous avons au moins une occasion de nous réjouir. Si ton père n’est pas là, nous ne serons pas obligés de marcher sur la pointe des pieds et de chuchoter du matin au soir. À nous le bruit ! Souris donc, Claude ! »

Mais il fallut à Claude un bon bout de temps pour surmonter la contrariété causée par la lettre de sa mère. Même la présence de Dagobert au pied de son lit, jusqu’au soir où il fut découvert par une surveillante irritée, ne réussit pas à pallier complètement sa déception.

Le trimestre s’achevait. Ce fut bientôt avril avec son soleil et ses averses. Les vacances approchaient de plus en plus. Annie songeait avec joie à Kernach, à sa plage de sable fin, ses bateaux de pêche, sa mer bleue et ses falaises où il faisait bon se promener.

Michel et François y pensaient aussi. Cette année-là, leurs vacances commençaient le même jour. Ils se retrouveraient tous à la gare principale et voyageraient ensemble jusqu’à Kernach. Hip, hip, hip… hourrah !

À l’heure dite, les bagages s’empilèrent dans le hall de la pension. Des parents vinrent chercher leurs filles en voiture. Les autres enfants devaient partir pour la gare en car. L’école ressemblait à une énorme ruche bourdonnante. Les surveillantes avaient du mal à se faire entendre dans le vacarme général.

« C’est à croire que toutes ces enfants sont devenues folles, s’écria l’une d’elles. Dieu merci, voilà le car. Claude, êtes-vous vraiment obligée de courir à cent à l’heure dans les couloirs avec ce chien qui hurle de toute la force de ses poumons ?

— Oui, oui ! répondit Claude joyeusement. Annie, où es-tu ? On s’en va ! J’ai Dagobert avec moi. Il sait que nous sommes maintenant en vacances, écoute-le ! En route, Dago. »

Les fillettes s’entassèrent tant bien que mal dans le car en chantant. Le moteur ronronna, et les voilà parties à travers la campagne vers la gare enfumée.

« Les garçons doivent être déjà là, dit Annie. Si leur train n’a pas eu de retard, ils nous attendent probablement sur le quai. Tiens, regarde, Claude, ils sont là-bas ! »

Claude les aperçut à son tour et cria : « Hou-hou ! François ! Hou-hou, Michel ! Nous voilà ! »