CHAPITRE VII
Naissance d’une querelle
Un bruit les fit se retourner. C’était l’homme aux sourcils en broussailles qui arrivait. Il adressa un signe de tête aux Cinq. « Vous liez connaissance, dit-il d’un ton aimable. C’est parfait. Mon fils est un peu isolé ici. J’espère que vous viendrez nous rendre visite de temps en temps. Tu m’accompagnes ? Si ta conversation est finie…
— Oui, dit son fils. Ce garçon me disait que l’île lui appartient et qu’il m’y emmènerait quand son père aurait terminé ses travaux… Très bientôt.
— Vous savez vous diriger à travers tous ces écueils ? reprit l’homme aux sourcils hérissés. Moi, je ne m’y risquerais pas. J’en parlais l’autre jour à des pêcheurs, et aucun d’eux ne connaissait de passe là-bas.»
Voilà qui était fort étonnant, car un certain nombre de pêcheurs auraient pu débarquer sur l’île les yeux fermés. Les enfants se souvinrent alors qu’ils avaient reçu la consigne de n’amener personne à Kernach pendant que l’oncle Henri y travaillait. Ils avaient prétendu ignorer le chemin pour se faciliter l’exécution de cette consigne.
« Vous voulez aller là-bas ? demanda Mick.
— Ma foi non. Mais mon fils en serait ravi. Je ne tiens pas du tout à attraper mal au cœur en dansant sur les vagues qui entourent l’île. Je n’ai pas le pied marin. Je ne me risque en mer que lorsque j’y suis obligé.
— Il faut que nous partions maintenant, dit François. Nous avons des courses à faire pour ma tante. Au revoir !
— Venez nous voir dès que vous pourrez. J’ai un poste de télévision que mon fils Martin vous montrera si vous en avez envie. N’importe quel après-midi.
— Oh ! merci beaucoup », répondit Claude. Elle n’avait encore jamais assisté à un spectacle de télévision.
Ils se séparèrent, et les Cinq dévalèrent le sentier.
« Pourquoi as-tu été si agressif, Mick ? demanda Claude. La façon dont tu as dit « Qu’est-ce que cela peut vous faire » était extrêmement désagréable.
— Je me méfiais. Ce garçon avait l’air de s’intéresser un peu trop à l’île et aux travaux de ton père, sans compter la date à laquelle ils seraient finis.
— Qu’est-ce que ça a d’extraordinaire ? Tous les gens du village s’y intéressent autant. Et ils savent aussi à quoi sert la tourelle. Il a demandé quand papa aurait terminé uniquement pour être fixé sur le moment où il pourrait aller dans l’île. Je l’ai trouvé très sympathique.
— Oui, parce qu’il a été assez bête pour croire que tu étais un garçon, répliqua Mick. Un garçon rudement efféminé, si tu veux mon avis. »
Claude prit feu aussitôt : « Moi, j’ai l’air d’une fille ? Allons donc, j’ai plus de taches de rousseur que toi, et d’une. Et j’ai une voix plus grave que la tienne. Et de deux.
— Tu es idiote, répliqua Mick d’un ton dégoûté. Comme si seuls les garçons avaient des taches de rousseur ! Toutes les filles en ont aussi Je suis persuadé que ce Martin savait parfaitement ne pas avoir affaire à un garçon. Il voulait te flatter.
Il avait dû entendre parler de ton goût pour jouer à ce que tu n’es pas ! »
Claude marcha sur Mick avec une expression si furieuse que François s’interposa vivement.
« Ecoutez, vous deux, pas de bagarre, s’il vous plaît. Vous êtes trop âgés pour vous mettre à vous battre comme des gamins. Vous vous conduisez l’un et l’autre comme des bébés et pas comme des garçons ou des filles ! »
Annie regardait cette scène d’un air effrayé. Claude ne montait pas sur ses grands chevaux avec tant de facilité, d’ordinaire. Et Mick n’avait pas non plus l’habitude d’être aussi désagréable qu’il l’avait été avec le garçon sur la falaise. Cela aussi, c’était bizarre. Dag gémit soudain. Il avait la queue basse et l’œil très triste.
« Oh ! Claude…. Dag ne peut pas supporter que tu te disputes avec Mick, dit Annie. Regarde-le. Il est malheureux comme les pierres.
— Il n’a pas aimé du tout ce fameux Martin, reprit Mick. Cela m’a intrigué beaucoup aussi. Quand Dagobert se tient à distance de quelqu’un, j’en fais autant.
— Dag ne saute pas au cou de n’importe qui, répliqua Claude. Il n’a d’ailleurs ni grogné ni grondé. Oui, oui, François, je ne vais pas me battre. Mais je trouve que Mick est stupide. Il fait une montagne d’une taupinière uniquement parce que quelqu’un s’intéresse un peu à Kernach et au travail de papa, et parce que Dagobert ne lèche pas les pieds de ce quelqu’un là. Ce garçon a l’air si distant que je ne m’en étonne guère. Dag a probablement compris que ce Martin n’apprécierait pas ses cabrioles. Il est assez intelligent pour ça.
— Oh ! bon, n’en jette plus. Je me rends, s’écria Mick. Je cède… avec le sourire. Il n’y a peut-être pas de quoi fouetter un chat, mais c’est une impression que j’ai eue. Je n’y peux rien. »
Annie poussa un soupir de soulagement. La querelle était terminée. Pourvu qu’elle ne se rallume pas ! Claude se montrait très susceptible depuis son retour à Kernach. Si seulement l’oncle Henri se dépêchait de finir ses expériences, ils pourraient retourner tous les Cinq dans l’île et l’entente habituelle renaîtrait.
« J’aimerais bien voir ce poste de télévision, dit Claude. Nous pourrions y aller un après-midi.
— D’accord, répondit François. Mais je crois que nous ferions bien d’éviter de parler du travail de ton père. Non pas que nous en sachions beaucoup sur ce sujet; cependant il ne faut pas oublier qu’il y a déjà eu des gens pour s’intéresser d’un peu trop près à ses recherches. Les secrets des savants ont une grande importance de nos jours. Et les savants eux-mêmes sont des T. I. P.
— Des quoi ? demanda Annie.
— Très Importants Personnages, bébé. Autrement dit des Huiles, répondit François en riant. Qu’est-ce que tu croyais que cela signifiait ? Terre de brique, Indigo, Pourpre ? Ce sont les couleurs que prendrait la tête de l’oncle Henri, s’il s’apercevait que quelqu’un tente de pénétrer ses secrets. »
Tous rirent, même Claude. Elle regarda François affectueusement. Il avait une réserve infinie de sagesse et de bonne humeur. Elle se sentait prête à le suivre jusqu’au bout du monde.
Le reste de la journée passa rapidement. Le temps s’améliora et le soleil se remit à briller avec ardeur. L’air sentait bon la mer, les genêts et les giroflées. C’était merveilleux. Les Cinq firent les courses de tante Cécile et s’arrêtèrent pour bavarder avec Loïc, le pêcheur.
« C’est votre père qui règne sur l’île maintenant. Pas de chance, hein ? dit-il en souriant à Claude. Vous ne pourrez pas lui rendre visite aussi souvent. Et personne d’autre non plus d’ailleurs, d’après ce que j’ai entendu dire.
— Oui, c’est exact. Vous avez aidé au transport du matériel, Loïc ?
— Oui. Je connais bien la passe, puisque j’y suis allé avec vous. Votre bateau a bien marché, hier ? Je vous l’avais remis en état.
— Vous avez fait des merveilles, Loïc, s’écria Claude avec chaleur. Il est comme neuf. Il faudra que vous nous accompagniez, la prochaine fois que nous pique-niquerons dans l’île.
— Merci », répondit Loïc avec un sourire qui découvrit deux rangées de belles dents blanches. « Vous me laissez Dagobert pour une semaine ou deux ? Regardez, il meurt d’envie de rester avec moi ! »
Claude éclata de rire. Elle savait que Loïc voulait la taquiner. Il aimait d’ailleurs beaucoup Dagobert qui le lui rendait bien. Dag se frottait avec ardeur à ses genoux et essayait de fourrer son museau dans la main brune de Loïc. Dagobert n’avait pas oublié les jours heureux qu’il avait passés auprès de lui.
La nuit tomba. La mer était bleu pâle et parsemée ça et là de petits moutons blancs. Les enfants contemplèrent l’île de Kernach. Elle était toujours merveilleuse au crépuscule.
Le haut vitré de la tour scintillait dans les derniers rayons du couchant. On aurait juré que quelqu’un faisait des signaux. Mais il n’y avait personne dans la petite salle ronde. Il y eut soudain un grondement sourd très atténué et une sorte d’éclair embrasa le sommet de la tourelle.
« Regardez ! C’est ce qui s’est produit hier, s’exclama François. Ton père est en plein travail, Claude. Je me demande ce qu’il fait. »
Puis il y eut une sorte de vrombissement assez semblable à celui d’un avion, et le sommet de la tourelle s’illumina une seconde fois, comme si une espèce d’étrange courant passait dans les fils.
« Bizarre, dit Mick. Et un peu effrayant. Où se trouve ton père en ce moment, Claude ? je donnerais cher pour le savoir.
— Il a sûrement encore oublié de manger, répliqua Claude, tu peux en être certain. Il a littéralement dévoré nos sandwiches… il devait mourir de faim. J’aimerais bien qu’il laisse maman s’installer là-bas pour veiller sur lui. »
Sa mère survint à cet instant : « Vous avez entendu ce bruit ? Votre oncle a terminé une de ses expériences, je pense. Mon Dieu, j’espère qu’il ne se fera pas sauter avec son laboratoire, un de ces jours.
— Tante Cécile, est-ce que je peux rester debout jusqu’à dix heures et demie, ce soir ? demanda Annie. Pour guetter les signaux.
— Miséricorde ! Bien sûr que non. Personne n’a besoin de veiller. Je suis assez grande pour les guetter toute seule.
— Oh ! tante Cécile, Mick et moi, nous pouvons bien, dit François. Après tout, au collège, nous ne nous couchons pas avant dix heures.
— Mais il s’agit de dix heures et demie. Et vous ne seriez même pas dans votre lit à ce moment-là. Rien ne vous empêche d’attendre les signaux une fois couchés.si vous ne vous êtes pas endormis d’ici là.
— D’accord. Ma fenêtre donne sur la baie. Six éclats ? Je les compterai. »
Les quatre enfants allèrent donc se coucher à l’heure habituelle. Annie s’endormit bien avant dix heures et demie. Quant à Claude, elle se sentait si somnolente qu’elle n’eut pas le courage de se lever et d’aller dans la chambre des garçons. Mais Mick et François avaient l’œil clair et l’esprit frais. Ils attendaient le signal, étendus dans leur lit. Il n’y avait pas de lune, mais le ciel était clair et les étoiles scintillaient. La mer paraissait d’un, noir d’encre. L’île de Kernach était invisible dans la pénombre ambiante.
« Presque la demie », dit François en regardant sa montre qui avait des aiguilles lumineuses. « Eh bien, oncle Henri ? »
Et aussitôt, presque comme si son oncle lui répondait, une lumière brilla au sommet de la tourelle. C’était une petite lumière intense comme celle d’une lampe de poche.
François commença à compter : « Un ». Il y eut une pause. « Deux… Trois., quatre… cinq… six ! »
Fini ! François s’enfonça sous ses couvertures.
« Et voilà. L’oncle Henri se porte bien. Bigre, quand je pense qu’il escalade cet escalier en pleine nuit, rien que pour arranger ses fils, j’en frissonne presque.
— Hum-hum, répondit Mick d’une voix endormie. J’aime mieux que ce soit lui que moi. Fais-toi savant si tu en as envie, François, mais je me refuse à grimper en haut d’une tour en pleine nuit sur une île déserte. Je voudrais au moins avoir Dagobert avec moi. »
Il y eut quelques coups frappés à la porte qui s’ouvrit. François se redressa d’un bond. C’était tante Cécile,
« Mon petit François, tu as vu les signaux ? J’ai oublié de les compter. Il y en avait bien six ?
— Oui, ma tante Je serais descendu te prévenir tout de suite sans cela. Notre oncle est en bonne santé. Ne te tracasse pas.
— Je regrette de ne pas lui avoir recommandé de faire un signal supplémentaire pour me dire s’il avait mangé le bon potage que je lui avais laissé, soupira tante Cécile. Allons, bonne nuit, François. Dors bien. »