CHAPITRE XI
 
Oui… ou non ?

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Rien ne venait rompre le silence. Claude regardait son père d’un air consterné. Tous les autres restaient pétrifiés en attendant sa réponse.

« Ecoute, papa… Dag et moi, nous ne nous sommes jamais séparés, dit-elle finalement d’une voix suppliante. Je comprends bien que tu le veuilles pour te servir de garde du corps, mais… il faut que je reste aussi.

— Oh ! non. Impossible, ma petite Claude. C’est hors de question. Tu accepteras bien de le quitter un peu, ton Dagobert, non ? Puisque c’est pour assurer ma sécurité ? »

Claude avait la gorge serrée. Elle n’avait encore jamais eu à prendre une décision aussi pénible. Laisser Dag sur l’île alors qu’il y rôdait un ennemi invisible prêt à lui faire du mal ?

Mais il y avait aussi son père… Il risquait peut-être sa vie s’il n’avait personne pour le protéger.

« Je dois rester ici, papa, répéta Claude. Je ne peux pas abandonner Dag. Ce ne serait pas bien. »

Son père commença à se fâcher. Il était comme Claude : il tenait à obtenir tout de suite ce qu’il voulait, sinon il se mettait en colère.

« Si j’avais demandé à Mick, François ou Annie de me prêter leur chien, au cas où ils en auraient eu un, ils m’auraient répondu oui sans hésiter. Mais toi, Claude, il faut toujours que tu rendes les choses difficiles. À t’entendre, on croirait que ce chien vaut des millions.

— Il représente encore beaucoup plus pour moi », répliqua Claude d’une voix tremblante. Dag rampa près d’elle et glissa son museau dans sa main. Elle le retint par le collier comme si elle ne pouvait pas supporter d’en être séparée une seule minute.

« Oui, tu y tiens plus qu’à tes père et mère, poursuivit son père avec amertume.

— Non, Henri, ne dis donc pas des bêtises pareilles, s’écria tante Cécile. On n’aime pas son chien comme on aime ses parents, c’est bien différent. Mais tu as parfaitement raison, Dagobert doit rester avec toi… et je ne permettrai pas à Claude d’y rester aussi. Je ne veux pas que vous soyez en danger tous les deux à la fois. Je suis déjà assez inquiète pour toi. Cela me suffit. »

Claude jeta à sa mère un coup d’œil effaré. « Oh ! maman, persuade papa que je dois accompagner Dagobert.

— Non, Claude. Ecoute, ma chérie, ne sois pas égoïste. Si Dag pouvait décider lui-même, tu sais très bien qu’il choisirait de rester ici… et sans toi. Il se dirait : « On a besoin de moi ici… de mes yeux pour surveiller l’ennemi… de mes oreilles pour guetter son approche silencieuse… et peut-être, aussi de mes dents pour défendre mon maître. Je serai séparé de Claude pendant quelques jours, mais elle est bien assez grande pour pouvoir le supporter. Voilà ce que Dag dirait, Claude. »

Tous avaient écouté attentivement ce discours inattendu. C’était bien le seul qui pût persuader Claude de céder sans grimaces

Elle regarda Dagobert, Il la regarda à son tour en agitant la queue. Puis il fit quelque chose d’extraordinaire : il se leva, se dirigea vers le père de Claude et s’allongea près de lui, puis il jeta un coup d’œil à sa petite maîtresse d’un air de dire : « Voilà ! Maintenant tu sais ce que je pense sur la question. »

« Tu vois, dit tante Cécile, Dag est d’accord avec moi. Tu as la preuve que tu ne te trompais pas quand tu prétendais que c’était un bon chien. Il connaît son devoir. Tu devrais être fière de lui.

— Oh ! je le suis », répliqua Claude d’une voix étranglée. Elle se leva et s’éloigna en ajoutant : « Entendu, je le laisserai à Kernach avec papa. À tout à l’heure. »

Annie esquissa un pas pour rejoindre la pauvre Claude, mais François la rattrapa et la fit se rasseoir.

« Laisse-la tranquille. Cela vaut mieux. Brave vieux Dag, tu sais choisir entre ce qui est bien et ce qui est mal, hein ! Oui, tu es un bon chien. »

Dag agita la queue. Il ne tenta pas de suivre Claude. Non, il voulait demeurer maintenant près de l’oncle Henri, quand bien même il aurait préféré être avec sa maîtresse. Il était désolé du chagrin de Claude, mais parfois il vaut mieux exécuter quelque chose de difficile avec le cœur lourd que tenter de se réjouir en esquivant son devoir.

« Henri chéri, je n’aime pas du tout que tu sois ici avec quelqu’un qui t’espionne, dit tante Cécile. Tu es obligé de rester encore combien de temps pour ton travail ?

— Quelques jours à peine, répondit-il en regardant Dagobert avec admiration. Ce chien avait l’air de te comprendre parfaitement. Il est venu tout de suite vers moi. C’est remarquable.

— Dag est très intelligent, s’écria Annie avec chaleur. N’est-ce pas, mon vieux ? Oncle Henri, tu seras en sécurité avec lui. Il est féroce quand il le veut.

— Oui. Je n’aimerais guère le voir me sauter à la gorge, répliqua son oncle. Il est tellement fort. Est-ce qu’il y a encore du gâteau ?

— Henri, c’est vraiment ennuyeux que tu ne manges pas régulièrement, dit tante Cécile. Ne proteste pas. Tu n’aurais pas aussi faim si tu déjeunais ou dînais comme tout le monde. »

L’oncle Henri ne parut guère impressionné par ces reproches. Il contemplait sa tour.

« Vous avez déjà vu les fils du haut s’embraser ? demanda-t-il. C’est magnifique, n’est-ce pas ?

— Tu veux inventer une espèce de nouvelle bombe atomique ? » questionna Annie.

Son oncle la considéra avec dédain : « Je n’irais pas perdre mon temps à imaginer des moyens de tuer ou de mutiler des gens ! Non, je suis en train de découvrir quelque chose qui rendra les plus grands services à l’humanité. Attends un peu et tu m’en diras des nouvelles. »

Claude revint à ce moment.

« Papa, je te laisse Dagobert, mais j’aimerais bien que tu me promettes quelque chose.

— C’est-à-dire ? Pas de conditions ridicules, s’il te plaît. Je m’occuperai de Dag comme il faut, si c’est ça qui te tracasse. Je peux oublier mes propres repas, mais tu devrais me connaître assez bien pour savoir que je ne négligerais pas un animal à ma charge.

— Oui, certainement, papa », répondit Claude qui n’avait pas l’air tellement convaincue. « Voilà ce que je voulais te demander : quand tu monteras nous adresser des signaux le matin, pourrais-tu emmener Dag ? Je serai chez le garde-côte. Avec son télescope, je verrai Dag. Je saurai qu’il se porte bien et je ne me ferai pas autant de souci.

— D’accord, mais je doute que Dag arrive à escalader les marches de la tour.

— Oh ! si, papa. Il est déjà monté avec nous.

— Bonté divine ! Ce chien a grimpé là-haut, lui aussi ? Entendu, ma fille, je te promets de l’amener avec moi tous les matins et de le faire agiter la queue en ton honneur. Là, es-tu satisfaite ?

— Oui, merci, papa. Et tu lui diras de temps en temps des choses gentilles ? Et tu le caresseras un peu ?

— Et je lui préparerai un biberon trois fois par jour… et je ne manquerai pas de lui laver les dents tous les soirs ! s’écria son père dont la mauvaise humeur revenait. Tu rêves, Claude. Je traiterai Dag comme un chien adulte, un ami à moi… et crois-moi, c’est ce qu’il attend de moi. N’est-ce pas, Dag ? Tu laisses toutes ces façons de bébé à ta maîtresse, hein ?

— Ouah ! » dit Dagobert en frétillant de la queue. Les enfants le regardèrent avec admiration. Oui, c’était un chien vraiment très intelligent. Il avait l’air plus mûr, plus sage que Claude.

« Mon oncle, si jamais tu avais besoin d’aide ou d’autre chose, envoie-nous le signal triplé. Avec Dagobert, tu devrais être en sécurité, il vaut bien une douzaine de gendarmes à lui tout seul, mais on ne sait jamais.

— D’accord. Dix-huit éclats de lumière si je veux quoi que ce soit. Je m’en souviendrai. Maintenant, il faut que vous partiez. Il est temps que je me remette au travail.

— Tu jetteras cette vieille soupe, Henri ? » dit tante Cécile qui n’avait pas l’air très rassurée à son sujet, « tu risquerais de te rendre malade si tu mangeais du potage tourné. Cela te ressemblerait bien de l’oublier pendant qu’il est bon… et de n’y penser qu’une fois le potage devenu immangeable.

— Si l’on peut dire ! s’écria l’oncle Henri en se levant. À t’entendre, on croirait que je suis un gosse de cinq ans dépourvu de toute intelligence.

— Tu as le cerveau bien fait, nous le savons tous, mais parfois tu parais beaucoup moins que ton âge, répliqua tante Cécile d’un ton taquin. Soigne-toi bien et ne quitte pas Dagobert.

— Papa n’a pas besoin de s’en préoccuper, remarqua Claude. Dagobert ne le lâchera pas d’une semelle ! Tu es de garde, n’est-ce pas, Dag ? Et tu t’y entends.

— Ouah ! » répliqua gravement Dagobert.

Il les accompagna jusqu’à la crique, mais il n’essaya pas de monter dans le bateau. Il resta à côté de l’oncle Henri et les regarda s’éloigner sur l’eau dansante.

« Au revoir, Dag ! cria Claude d’une voix un peu rauque. Sois sage et porte-toi bien ! »

Son père agita la main et Dag la queue. Claude prit la place de Mick aux avirons et souqua avec ardeur, le visage rougi par l’effort.

François lui jeta un coup d’œil amusé. Il avait du mal, lui aussi, à conserver la cadence adoptée par sa cousine. Il devinait que toute cette activité était le moyen adopté par Claude pour dissimuler son chagrin d’être séparée de Dagobert. Bonne vieille Claude ! Elle ressentait tout avec une violence extrême, follement heureuse ou triste jusqu’au fond de l’âme, au septième ciel ou plongée dans un abîme de colère ou de chagrin.

Ils se mirent tous à bavarder comme des pies, pour que Claude ne se rende pas compte qu’ils lisaient son chagrin sur sa figure. La conversation roula, bien entendu, sur l’inconnu. Sa brusque arrivée semblait très mystérieuse.

« Comment a-t-il pu venir à Kernach ? Aucun pêcheur n’aurait accepté de l’amener, j’en suis certain, dit Mick. Il a dû débarquer de nuit. Mais à part Claude, personne ne connaît la passe à travers les écueils et je doute que personne ait envie de la chercher dans l’obscurité. Les rochers sont trop proches les uns des autres et affleurent presque à certains endroits. Qu’un bateau dévie seulement d’un mètre dans sa course, et il a un trou dans la coque.

— Et personne ne peut faire la traversée à la nage, ajouta Annie. L’île est trop loin de la côte et les vagues sont trop fortes autour des rochers.

Je me demande vraiment s’il y a quelqu’un sur l’île. Ce bout de cigarette y était peut-être depuis très longtemps.

— Il n’avait pas l’air d’avoir traîné par terre ni d’avoir été mouillé, dit François. Comment quelqu’un a-t-il pu mettre le pied sur Kernach ? Un vrai mystère. »

Il réfléchit, éliminant les unes après les autres les solutions qui lui venaient en tête. Puis il poussa une exclamation. Les autres se tournèrent aussitôt vers lui.

« J’ai une idée… est-ce qu’un avion n’aurait pas pu parachuter quelqu’un sur l’île ? J’ai entendu une espèce de vrombissement un soir… la nuit dernière, tenez ! C’était un moteur d’avion, sûrement. Peut-on parachuter des gens sur Kernach ?

— Facilement, dit Mick, tu as trouvé la clef de l’énigme, mon vieux. Bravo. Mais il fallait vraiment que ce type ait le diable au corps pour se risquer à atterrir sur une île aussi minuscule en pleine nuit. »

Cette idée n’avait rien de rassurant. Annie en eut la chair de poule. « Je suis contente que Dag soit là-bas », dit-elle. Et tous les autres en pensaient autant, même Claude.