CHAPITRE X
Pourquoi ces signaux ?
« Quelle mouche a donc piqué Claude ? demanda François dès qu’ils furent à bonne distance de chez les Corton. J’ai bien compris que tu lui avais donné un coup de pied parce qu’elle parlait trop de l’île, c’était stupide de sa part, mais pourquoi s’est-elle précipitée à la maison ? »
Mick raconta comment il avait fait gémir Dagobert en lui piétinant la queue pour que Claude s’occupe de lui et cesse de bavarder. François éclata de rire, mais Annie s’indigna.
« C’était horrible de ta part. Mick.
— Oui, je sais. Mais sur le moment je n’avais aucun autre moyen d’arrêter les discours de Claude sur Kernach. En toute franchise, j’avais l’impression qu’elle donnait à ce type des renseignements qu’il aurait payé cher pour avoir. Je me rends compte maintenant qu’il avait une autre idée en tête.
— C’est-à-dire ? questionna François étonné.
— J’avais cru qu’il cherchait à connaître les secrets de l’oncle Henri, quels qu’ils soient. Et pour cette raison, il voulait des détails précis sur tout. Mais maintenant qu’il m’a dit être reporter — c’est quelqu’un qui écrit pour les journaux, Annie —, je pense qu’il nous demandait simplement ces renseignements pour écrire un article sensationnel et bien documenté quand l’oncle Henri aura fini ses travaux.
— Oui, c’est possible, murmura pensivement François. C’est même certainement ça. Rien de bien criminel, en somme, mais je ne vois pas pourquoi nous nous laisserions tirer les vers du nez. Il aurait pu aussi bien nous dire : « Ecoutez, vous me feriez plaisir si vous me racontiez ce que vous connaissez sur Kernach. J’ai l’intention d’écrire un article dessus. » Mais il ne l’a pas dit.
— Non. Et cela m’avait rendu méfiant. Mais il avait simplement envie de rassembler des anecdotes sur l’île pour son journal. Flûte ! Il va falloir maintenant que j’explique à Claude ma méprise… et elle est d’une humeur épouvantable.
— Passons par le village et demandons au boucher s’il a des os à moelle pour Dagobert, proposa François. Tu les offriras en guise d’excuses à Dag ! »
L’idée fut adoptée à l’unanimité. Ils achetèrent deux os encore bien garnis de viande et rentrèrent. Claude était dans sa chambre avec Dagobert. Ses trois cousins montèrent la trouver.
Elle était assise sur le parquet et lisait. Elle leur adressa un regard boudeur quand ils apparurent.
« Claude, je te fais toutes mes excuses, dit Mick. Mes intentions étaient bonnes. Mais j’ai découvert que M. Corton n’était pas un espion en quête du secret de ton père… C’est seulement un journaliste à la recherche d’un bon article pour son journal. Tiens, regarde, j’ai apporté ça pour Dag… et je lui fais toutes mes excuses aussi. »
Claude était de très mauvaise humeur, mais elle s’efforça de se montrer au moins aussi aimable que Mick. Elle esquissa un pauvre sourire.
« Accepté. Merci pour les os. Soyez chic, ne me parlez pas ce soir. Je suis en colère, mais ça passera. »
Ils la quittèrent. Il valait mieux laisser Claude seule quand elle avait une crise de ce genre. Avec Dag comme compagnon, elle se trouvait très bien. Dag ne la lâchait pas d’une semelle quand elle était fâchée et triste.
Claude ne descendit pas dîner. Mick expliqua : « Nous nous sommes disputés, tante Cécile, mais nous nous sommes raccommodés. Seulement Claude est encore bouleversée. Puis-je lui monter son dîner ?
— Non, j’irai, moi », dit Annie. Et elle prépara un plateau bien garni.
« Je n’ai pas faim », déclara Claude. Annie s’apprêtait donc à enlever le plateau. « Laisse-le quand même, dit précipitamment Claude, Dag sera content d’y goûter. »
Annie s’en alla donc en riant sous cape. Tous les plats étaient vides quand elle remonta chercher le plateau pour le débarrasser.
« Bonté divine ! Dag mourait de faim », dit-elle à Claude, et sa cousine sourit d’un air penaud. « Descends-tu maintenant ? Nous allons jouer au Monopoly.
— Non, merci. Je préfère rester seule ce soir. Demain j’aurai retrouvé ma bonne humeur, je t’assure », répondit Claude.
François, Mick, Annie et tante Cécile jouèrent au Monopoly sans Claude. Ils montèrent se coucher à l’heure habituelle. Claude était déjà dans son lit, profondément endormie, avec Dagobert comme édredon sur ses pieds.
« Je vais guetter les signaux de l’oncle Henri, dit François en se glissant entre ses draps. Bigre, que la nuit est noire ! »
Appuyé sur un coude, il regarda par la fenêtre dans la direction de l’île. À dix heures et demie tapantes, il aperçut les six éclairs qui paraissaient encore plus vifs que d’habitude dans l’obscurité totale. François posa sa tête sur l’oreiller. Prêt à bien dormir !
Il fut réveillé un peu plus tard par une sorte de vrombissement. Il se redressa, s’attendant à voir le sommet de la tourelle s’illuminer, comme cela s’était déjà produit quand son oncle faisait ses expériences. Mais il n’’y eut pas le moindre embrasement. Même pas une étincelle. Le vrombissement s’évanouit, et François se recoucha.
« J’ai très bien vu les signaux d’oncle Henri, hier soir, dit-il à sa tante le lendemain matin. Et toi ?
— Oui. Ecoute, François, voudrais-tu les guetter à ma place tout à l’heure ? Il faut que j’aille au village et je ne crois pas que je pourrais apercevoir la tourelle de là-bas.
— Entendu, tante Cécile. Quelle heure est-il maintenant ? Neuf heures et demie. Bon. J’écrirai mes lettres près de la fenêtre, et à dix heures et demie je ne manquerai pas de regarder les signaux. »
Il se mit au travail, interrompu d’abord par Mick, puis par Claude, Annie et Dagobert qui voulaient l’emmener avec eux à la plage. Claude avait retrouvé sa bonne humeur et s’efforçait même de se montrer doublement gentille pour pallier sa colère de la veille.
« Patientez un peu, leur dit François. Je vous accompagne dès que j’aurai vu les signaux. Il n’y en a plus que pour dix minutes. »
À l’heure H, il regarda la tour. Ah !… voilà le premier éclat, reflet de soleil presque aveuglant lancé par son oncle du haut de son observatoire.
« Un, compta François. Deux… trois… quatre-cinq… six. Il se porte bien. »
Il allait se remettre à écrire quand un autre éclat lui fit tourner la tête. « Sept ! » Puis un autre et encore un autre. Soit douze en tout.
« Comme c’est bizarre, songea François. Pourquoi douze éclats ? Tiens, ça recommence. »
Il y eut encore six éclats de lumière. François aurait bien aimé avoir sous la main un télescope pour distinguer ce qui se passait dans la tour. Il entendit soudain les autres qui montaient l’escalier quatre à quatre. Ils se précipitèrent dans la chambre en parlant tous à la fois.
« François ! Papa a envoyé dix-huit éclats au lieu de six !
— As-tu compté aussi ?
— Pourquoi a-t-il fait ça ? Crois-tu qu’il est en danger ?
— Mais non. Il aurait envoyé un S. O. S., répondit François.
— Il ne sait pas le morse, dit Claude.
— Je pense qu’il a besoin de quelque chose, tout simplement, conclut François. Il faudra que nous y allions aujourd’hui pour voir ce que ton père veut. Peut-être d’autres provisions ? »
Aussi proposèrent-ils une expédition dans l’île quand leur tante rentra. Elle fut enchantée.
« Oh ! oui. C’est une excellente idée. Votre oncle désire probablement faire transmettre un message à quelqu’un. Nous partirons tout à l’heure. »
Claude courut demander à Loïc de préparer son bateau. Tante Cécile bourra de victuailles un grand panier, avec l’aide de Maria la cuisinière. Puis ils s’embarquèrent tous, sauf Maria, pour l’île de Kernach.
Après avoir contourné le banc d’écueils affleurant, dès l’entrée de la crique, ils aperçurent l’oncle Henri qui les attendait. Il les salua de la main et aida à tirer le bateau sur le sable sec quand ils abordèrent.
« Nous avons vu ton triple signal et nous voilà, dit tante Cécile. Tu avais besoin de quelque chose ?
— Oui. Qu’est-ce que tu as dans ton panier, Cécile ? Encore de tes fameux sandwiches ? J’en mangerai avec plaisir.
— Oh ! Henri… tu as encore sauté des repas ? Et cette bonne soupe que je t’avais apportée, l’autre fois ?
— Quelle soupe ? » L’oncle Henri avait l’air surpris. « Si j’avais su, j’en aurais avalé sans rechigner hier soir, je t’assure.
— Mais je t’en ai déjà parlé. Elle est sûrement gâtée maintenant. Il faut que tu la jettes. N’oublie pas, hein ? Jette-la. Où est-elle ? Je ferais peut-être mieux de m’en occuper moi-même.
— Non, non. Pas la peine de te déranger. Asseyons-nous et déjeunons. »
C’était encore bien trop tôt pour déjeuner, mais tante Cécile déballa sans hésiter toutes ses provisions. Les enfants avaient perpétuellement un creux dans l’estomac, aussi ne protestèrent-ils pas devant cette entorse aux rites établis.
« Eh bien, mon chéri, comment marche ton travail ? » demanda tante Cécile en voyant son mari engloutir sandwich sur sandwich. Elle commençait à se dire qu’il n’avait rien dû manger depuis leur dernière visite. Et il y avait deux jours de cela !
« Oh ! très bien. Je suis très content, répondit l’oncle Henri. J’en arrive juste à un point assez compliqué et fort intéressant. Donne-moi un autre sandwich, s’il te plaît.
— Pourquoi nous as-tu envoyé tant de signaux ? lui demanda Annie.
— Ah ! oui… c’est assez difficile à expliquer. Le fait est que… j’ai l’impression de ne pas être seul sur cette île.
— Henri ! Que veux-tu dire ? » Tante Cécile regarda par-dessus son épaule, comme si elle s’attendait presque à voir surgir quelqu’un. Tous les enfants regardaient l’oncle Henri avec de grands yeux.
Il s’empara d’un autre sandwich. « Oui, je sais que cela paraît invraisemblable. Personne n’a pu aborder ici. Mais je suis sûr qu’il y a quand même quelqu’un d’autre que moi.
— Oh ! ne nous taquine pas, oncle Henri. C’est affreux ! s’écria Annie avec un frisson. Quand je pense que tu restes tout seul même la nuit !
— Justement, la solitude ne me fait pas peur.
Ce qui m’ennuie, c’est que maintenant je ne serai plus seul.
— Pourquoi crois-tu donc qu’il y a quelqu’un sur l’île ? demanda François.
— Eh bien, hier, quand j’ai terminé l’expérience que j’avais en train, je suis sorti prendre l’air. Entre trois et quatre heures du matin, mais la nuit était encore très noire. Et j’ai entendu quelqu’un tousser, oui, et même tousser deux fois.
— Bonté divine ! s’exclama tante Cécile. Mais tu as pu te tromper, peut-être. Il t’arrive d’imaginer des choses parfois, quand tu es fatigué.
— Oui, je sais bien. Mais imaginer ça me paraît plus difficile. »
Il fouilla dans sa poche et en sortit quelque chose qu’il leur montra. C’était un mégot de cigarette.
« Je ne fume pas. Et aucun de vous non plus, si je ne m’abuse. Alors qui a fumé cette cigarette ? Et comment cet inconnu est-il venu ici ? Personne ne l’aurait amené par bateau… et c’est la seule façon de parvenir ici. »
« Alors; qui
a fumé cette cigarette ? »
Un long silence suivit. Annie était effrayée. Claude considérait son père tout en réfléchissant : qui donc était dans l’île ? Et pourquoi ? Et venu comment ?
« Que faudrait-il faire, Henri ? demanda tante Cécile. Qu’as-tu décidé ?
— Cela dépend de Claude. Si elle m’accorde ce que je lui demande, je peux rester ici sans courir aucun risque. Je veux garder Dagobert avec moi, Claude. Acceptes-tu de me le prêter ? »