CHAPITRE VIII
Au fond de la carrière
Le lendemain matin, le soleil brillait de tous ses feux. Les Quatre descendirent en trombe « petit-déjeuner » Ils étaient pleins d’entrain.
« Tante Cécile, est-ce que nous pouvons nous baigner ? Il fait très chaud, tu sais. Oh ! dis oui, s’il te plaît !
— Non, impossible. Se baigner en avril ? Vous rêvez, mes enfants. La mer est terriblement froide. Vous voulez donc passer le reste des vacances au lit avec un rhume ?
— Alors promenons-nous sur la lande derrière la maison, proposa Claude. Dagobert sera ravi. N’est-ce pas, Dag ?
— Ouah ! » fit Dag en frappant vigoureusement le parquet avec sa queue.
« Emportez de quoi pique-niquer, si cela vous tente. Je vous préparerai des sandwiches.
— Ah ! ah ! tante Cécile, tu seras bien contente de te débarrasser un peu de nous ! s’écria Mick en riant. J’ai une idée. Allons à la vieille carrière chercher des armes préhistoriques. Nous avons un musée presque complet, au collège, et j’aimerais bien rapporter des pointes de flèche si c’était possible. »
Ils se passionnaient tous pour ce genre de recherche, une chasse au trésor en somme. La promenade jusqu’à la carrière serait très amusante, et il ferait chaud dedans.
« J’espère que nous n’y trouverons pas de cadavre de mouton comme la dernière fois, murmura Annie avec un frisson. Pauvre bête. Elle avait dû tomber là et bêler pendant des jours entiers.
— Mais non, il n’y en aura pas, dit François. Nous verrons à la place des tapis de primevères et de violettes. Elles sont toujours en avance dans le fond de cette carrière, parce qu’elles sont à l’abri du vent.
— Je serai ravie d’avoir des bouquets de primevères, s’exclama tante Cécile. Des gros ! Rapportez-moi de quoi fleurir toute la maison.
— D’accord. Nous en cueillerons pendant que les garçons chercheront leurs flèches, dit Annie. J’aime faire des bouquets.
— Dagobert chassera les lapins et t’en rapportera de quoi bourrer le garde-manger du haut en bas », compléta Mick de son air le plus sérieux. Dag acquiesça d’un petit aboiement bref et joyeux.
Ils attendirent dix heures et demie pour guetter le signal de l’oncle Henri : six éclairs produits par un miroir réfléchissant le soleil. Ils étaient presque aveuglants.
« C’est de l’héliographie parfaite, commenta Mick. Bonjour et au revoir, mon oncle ! Nous te reverrons ce soir. Tout le monde est prêt ?
— Oui ! Viens vite, Dag. Qui est-ce qui a pris les sandwiches ? Miséricorde, comme le soleil est chaud ! »
Et les voilà partis. Ils avaient leurs manteaux et leurs bottes de caoutchouc, mais pas de chapeau. Et personne n’avait même songé à emporter un imperméable. La journée s’annonçait magnifique.
La carrière ne se trouvait pas très loin de chez eux, cinq cents mètres à peine. Ils y allèrent par un grand détour, pour que Dagobert se dégourdisse les pattes tout son content. C’était un endroit très pittoresque. On en avait extrait de la pierre pendant un certain temps autrefois, puis l’emplacement avait été laissé à l’abandon. Les buissons, l’herbe et autres plantes de toutes sortes avaient poussé à qui mieux-mieux. Les coins sablonneux avaient été envahis par la bruyère.
Les parois de la carrière étaient abruptes, et comme peu de gens y venaient, il n’y avait pas de sentier tracé. On aurait cru un énorme bol, pas très rond, coloré du fond jusqu’aux bords par les primevères et les violettes qui y fleurissaient à foison. Il y avait même aussi des coucous, les premiers éclos dans la région.
« Superbe ! » s’exclama Annie qui s’était arrêtée juste au bord de l’excavation. « Je n’ai jamais vu tant de primevères à la fois. Ni de si grosses !
— Fais attention où tu mets le pied, Annie, recommanda François. Cette pente est raide. Si tu glissais, tu dévalerais jusqu’au fond et tu atterrirais avec une jambe ou un bras en petits morceaux.
— Entendu. Je vais jeter mon panier en bas. Comme cela, j’aurai mes deux mains libres pour me raccrocher aux buissons si c’est nécessaire.
J’aurai de quoi rapporter une pleine charge de violettes et de primevères. »
Elle joignit le geste à la parole, et le panier roula au fond de la carrière. Les enfants descendirent jusqu’à l’endroit qu’ils avaient choisi, un grand tapis de primevères pour les filles, un espace sablonneux pour les garçons qui pensaient y trouver des armes en silex.
Elle joignit le geste à la
parole
« Hello ! » cria soudain une voix, bien en dessous d’eux. Les Quatre se figèrent sur place, stupéfaits, et Dag gronda sourdement.
« Tiens, c’est vous ! » dit Claude en reconnaissant le garçon qu’ils avaient rencontré la veille.
« Oui. Je ne sais pas si vous connaissez mon nom. Je m’appelle Martin Corton. »
François présenta à son tour frère, sœur et cousine. « Nous sommes venus pique-niquer ici, ajouta-t-il. Et chercher des objets en silex. Et vous ?
— Oh !… moi aussi.
— Vous en avez trouvé ? demanda Claude.
— Non. Non, pas encore.
— En bas, vous avez peu de chances, dit Mick. Pas dans la bruyère. Il faut que vous alliez par ici, où le sol est nu, avec juste des graviers. »
Mick s’efforçait de se montrer amical pour compenser son attitude de la veille. Martin vint rejoindre leur groupe et se mit à gratter la terre avec les garçons. Ils avaient des pelles, mais lui se servait de ses mains nues.
« Ce qu’il fait chaud ! leur cria Annie. Je pose mon manteau. »
Dagobert s’était enfoncé jusqu’aux épaules dans un terrier de lapin. Il grattait, grattait, grattait avec une telle frénésie que le sable volait en nuage tout autour.
« Miséricorde ! Si vous ne voulez pas être enterré vif, n’approchez pas de Dagobert, s’exclama Mick. Hé, Dag, tu crois vraiment qu’un lapin vaut la peine de te donner tant de mal ? »
Oui, certainement, car Dagobert, hors d’haleine, continuait à creuser comme si sa vie était en jeu. Une pierre rejaillit jusqu’à François. Il se frotta la joue.
Puis examina la pierre tombée à côté de lui. Il poussa un cri : « Regardez ! Un bout de flèche splendide… Merci, mon vieux Dag. Tu es bien gentil d’avoir fait les fouilles pour moi. Trouve-moi une hache maintenant, veux-tu ? »
Les autres accoururent pour examiner sa trouvaille. Annie se dit en elle-même qu’elle n’aurait jamais pris cette pierre pour une flèche, mais François et Mick la regardaient avec admiration et ne tarissaient pas d’éloges.
François se frotta la
joue.
« Un spécimen splendide, conclut Mick. As-tu remarqué comme elle est taillée, Claude ? Dire qu’elle a été utilisée il y a des milliers d’années pour tuer les ennemis d’un homme des cavernes ! »
Martin ne fit pratiquement aucun commentaire. Il se contenta de jeter un coup d’œil sur la pointe de flèche qui méritait bien d’être admirée, car elle était intacte, puis il s’éloigna. Mick pensa qu’il était vraiment bizarre. Un garçon taciturne et peu agréable. Fallait-il l’inviter à partager leur pique-nique ? Mick n’en avait aucune envie.
Mais Claude si !
« Vous avez apporté votre déjeuner ? » demanda-t-elle.
Martin secoua la tête.
« Non, je n’ai même pas un seul sandwich.
— Nous, nous en avons des quantités. Restez, vous partagerez avec nous, offrit généreusement Claude.
— Merci, c’est très gentil de votre part. Voulez-vous en échange venir cet après-midi voir mon poste de télévision ? Cela me ferait plaisir.
— D’accord. Cela nous distraira, répliqua Claude. Oh ! Annie… regarde ces violettes ! Je n’en ai jamais vu de si blanches jusqu’à présent. Maman sera contente, tu ne crois pas ? »
Les garçons descendirent au fond de la carrière en jouant de la pelle dans tous les endroits capables de receler des silex taillés. Ils parvinrent ainsi à une sorte de longue corniche de pierre, endroit rêvé pour déjeuner. La pierre tiédie au soleil leur offrirait un siège très confortable et était assez plate pour que verres et limonade y fussent en sécurité.
Ils commencèrent à manger vers midi et demi. Ils étaient affamés. Ils partagèrent équitablement avec Martin qui se dégela complètement.
« Ce sont les meilleurs sandwiches que j’aie jamais goûtés, déclara-t-il. J’ai une passion pour ceux à la sardine. C’est votre mère qui les a faits ? Vous avez bien de la chance. La mienne est morte il y a très longtemps. »
Les Quatre compatirent en silence. Pour eux, rien ne pouvait arriver de pire à quelqu’un. Ils donnèrent aussitôt à Martin le plus gros morceau de gâteau.
« J’ai vu votre père lancer ses signaux, hier soir », dit Martin en le mangeant.
Mick leva vivement la tête : « Comment savez-vous qu’il faisait des signaux ? Qui vous l’a raconté ?
— Personne. J’ai aperçu les six éclats de lumière et j’ai pensé qu’ils venaient du père de Claude. »
Il avait l’air étonné du ton acide de Mick. À qui François décocha un coup de coude pour l’avertir de ne pas recommencer une bagarre.
Claude jeta à Mick un regard noir et dit à Martin :
« Je pense que vous avez vu mon père recommencer ce matin. Je parie qu’il y a des quantités de gens qui ont aperçu les éclairs. Il nous prévient par héliographie qu’il se porte bien, le matin, à dix heures et demie, au moyen d’un miroir, et le soir, à dix heures et demie aussi, avec une lampe. »
Ce fut au tour de Mick d’adresser à Claude un regard furibond. Pourquoi ce luxe de renseignements ? C’était inutile. Mick sentit que Claude voulait lui faire payer sa question peu aimable. Il tenta de changer le sujet de la conversation.
« Où allez-vous en classe ? demanda-t-il.
— Nulle part. J’ai été malade, répondit Martin.
— Alors où alliez-vous avant ça ? insista Mick.
— Je… j’avais un précepteur. Je ne suis jamais allé au collège.
— Quelle déveine ! » s’écria François. Il le plaignait de manquer les distractions, le travail et les jeux de la vie d’écolier. Il examina Martin avec curiosité. Était-ce un de ces retardataires incapables de suivre les cours, et qu’on devait instruire tant bien que mal à domicile ? Pourtant il n’avait pas l’air bête. Seulement taciturne et renfermé.
Dag s’était installé sur la pierre chaude avec eux. Il avait eu sa part de sandwiches, un peu réduite puisqu’il avait fallu en donner à Martin.
Il avait une attitude bizarre à l’égard de Martin : il l’ignorait totalement. Martin aurait aussi bien pu être invisible.
Et Martin ne s’occupait pas non plus de Dagobert. Il ne lui parlait pas, ni ne le caressait. Annie était certaine qu’il n’aimait pas les chiens, quoiqu’il eût prétendu le contraire. Comment pouvait-on rester à côté de Dagobert sans le câliner, ne fût-ce qu’une seule fois ?
Dagobert n’adressait même pas un coup d’œil à Martin. Au contraire, il lui tournait carrément le dos. Il s’était allongé près de Claude. C’était très amusant, sinon même curieux. En somme, Claude parlait amicalement à Martin; ils partageaient tous leur déjeuner avec lui… et Dagobert se conduisait comme si Martin n’existait pas.
Annie allait faire remarquer l’étrange parti pris de Dagobert lorsqu’il bâilla, se secoua, s’étira et sauta à bas de la corniche.
« Il part chasser le lapin, dit François. Hé, Dag, rapporte-moi une autre flèche, s’il te plaît. »
Dagobert agita la queue. Puis il disparut sous la corniche, et bientôt les enfants l’entendirent creuser. Une nuée de gravier et de sable jaillit.
Les cinq enfants s’allongèrent sur la pierre. Ils avaient sommeil. Ils bavardèrent pendant quelques minutes, puis Annie sentit ses paupières se fermer toutes seules.
Elle fut réveillée par la voix de Claude.
« Où est Dagobert ? Dag ! Dag ! Viens ici ! Où es-tu ?»
Mais Dag resta invisible. Claude n’obtint même pas un aboiement en réponse à ses appels.
« Oh ! flûte, dit Claude. Il a dû s’enfoncer dans un terrier très profond. Il faut que j’aille le chercher. Dagobert, où es-tu donc ? »