CHAPITRE XIX
Une rencontre inattendue
Dagobert contourna la maison en courant et s’élança dans la lande. C’était bizarre. Où voulait-il aller ?
« De plus en plus curieux, s’exclama François. Je suis sûr que Claude ne peut pas être par là. »
Dag poursuivait son chemin d’un pas alerte, se retournant juste de temps en temps pour s’assurer que tout le monde le suivait bien. Il se dirigeait droit vers la carrière.
« La carrière ? Claude serait venue là ? Mais pourquoi ? » dit Mick.
Dagobert disparut dans le fond de la carrière glissant et roulant sur la pente abrupte. Les enfants descendirent à leur tour avec prudence. Heureusement la terre ne s’éboulait pas trop sous les pieds, et ils atteignirent le bas de la carrière sans accident.
Dagobert s’avança vers le roc en corniche et se faufila dessous. Ils l’entendirent lancer un aboi bref comme pour leur dire : « Venez ! C’est par ici. Dépêchez-vous. »
« Il est parti par le tunnel qui se trouve là-dessous, dit Mick. Celui que nous avions envie d’explorer. Il doit y avoir un souterrain. Mais Claude y est-elle ?
— Je passe le premier. » Et François rampa dans le trou. Il atteignit bientôt l’endroit où la cavité s’élargissait et enfin put même se redresser complètement. Il avança un peu dans l’obscurité, guidé par les aboiements impatients de Dagobert. Mais il finit par s’arrêter.
« Nous ne pouvons pas te suivre dans le noir, Dag, cria-t-il. Il faut que nous retournions chercher des lampes de poche. Je n’y vois pas à trois pas devant moi.»
Mick commençait à s’introduire dans le trou. François lui dit de ressortir.
« Il fait trop sombre, expliqua-t-il. Nous avons besoin de lumière. Si Claude se trouve réellement dans ce souterrain, elle a dû avoir un accident, nous ferons bien de prendre une corde et du cognac en même temps que nos lampes électriques. »
Annie se mit à pleurer, le cœur serré à l’idée de Claude blessée, étendue toute seule dans le noir. François passa son bras autour d’elle et l’aida à remonter au sommet de la carrière, suivi par Mick.
« Ne t’inquiète pas. Nous la ramènerons. Mais ce que je n’arrive pas à comprendre c’est pourquoi elle est venue là… et je me demande bien comment elle et Dag ont abouti là au lieu de la plage en partant de l’île.
— Regardez ! Voici Martin », s’écria Mick à ce moment-là. C’était bien lui. Il restait planté au bord de. la carrière avec l’air aussi surpris de les voir là qu’eux l’étaient de son apparition en pareil endroit.
« Ohé ! Vous êtes bien matinal, lui cria Mick. Bigre, vous adoptez le métier de jardinier ? Pourquoi ces bêches ? »
Martin, interdit, ne savait que répondre. François s’approcha vivement de lui et le saisit par l’épaule.
« Ecoutez, Martin. Il se passe quelque chose de bizarre. Qu’allez-vous faire avec ces bêches ? Vous avez vu Claude ? Où est-elle ? Qu’est-elle devenue ? Vite, dites-le-moi »
Martin se dégagea et murmura d’une voix étonnée :
« Claude ? Non, qu’est-ce qui lui est arrivé ?
— Elle a disparu, s’écria Annie en pleurant. Nous pensions qu’elle était partie dans l’île chercher son chien, et Dag est arrivé à la maison tout à l’heure et nous a amenés ici.
— Ce qui prouverait que Claude est aussi dans les parages, poursuivit François. Et je veux savoir si vous l’avez aperçue ou si vous avez une idée de ce qui lui est arrivé.
— Je l’ignore, je vous le jure, François.
— Alors, qu’est-ce que vous faites ici, à pareille heure, avec ces bêches ? reprit sèchement François. Qui attendez-vous ? Votre père ?
— Oui.
— Et vous vouliez explorer le trou qui est là-dessous ? dit à son tour Mick.
— Oui, répéta Martin d’un ton soucieux. Il n’y a pas de mal à ça, non ?
— Non, mais c’est plutôt curieux, répliqua François en regardant Martin bien en face. Et laissez-moi vous dire ceci : c’est nous qui irons en exploration… pas vous. S’il y a quelque chose à découvrir dans ce trou, c’est nous qui nous en chargerons. Nous ne permettrons ni à vous ni à votre père d’y pénétrer. Allez le prévenir. »
Martin ne bougea pas. Il pâlit et jeta à François un coup d’œil malheureux. Annie, qui avait encore des larmes plein les joues, s’approcha de lui et posa la main sur son bras.
« Oh ! Martin, qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi avez-vous cet air-là ? Expliquez-nous ce qui se passe. »
Alors, à la consternation générale, Martin se détourna subitement avec un bruit qui ressemblait fort à un sanglot. Il restait là, le dos tourné, secoué de soubresauts convulsifs.
« Bonté divine ! Qu’est-ce qu’il y a donc ? répéta François avec exaspération. Ressaisissez-vous, Martin… racontez-nous ce qui vous tourmente.
— Tout, oh ! tout ! » répondit-il d’une voix étouffée. Il vira sur ses talons et leur fit face : « Vous ne savez pas ce que c’est que de n’avoir ni père ni mère, personne qui se soucie de vous… et…
— Mais vous avez un père ! rétorqua Mick.
— Non. Ce n’est pas mon père. Il n’est que mon tuteur, mais il veut que je l’appelle comme ça quand nous travaillons ensemble.
— À quoi ? dit François.
— Oh ! à toutes sortes de choses… plus laides les unes que les autres. À espionner les gens et à découvrir les bêtises qu’ils commettent, puis à leur extorquer de l’argent en leur promettant de ne pas en parler… à entreposer des marchandises volées et à les revendre… et à aider des hommes dans le genre de ceux qui convoitent le secret de votre oncle…
— Oh ! s’écria Mick. Je m’en doutais ! J’avais bien pensé que vous et ce M. Corton, vous vous intéressiez un peu trop à l’île de Kernach. Qu’est-ce que vous devez faire exactement ?
— Mon tuteur me réduira en bouillie pour vous avoir raconté ça. Tant pis. Ils ont l’intention de faire sauter l’île… et c’est bien la pire histoire à laquelle j’aie été mêlé… et voilà que votre oncle est là-bas, avec Claude aussi, peut-être. Oh ! non, je ne peux pas continuer ! »
Quelques larmes recommencèrent à couler sur ses joues. C’était affreux de voir pleurer quelqu’un comme ça. Les trois éprouvaient une grande sympathie pour Martin maintenant. Et une horreur profonde à l’idée que l’île allait sauter.
« Comment savez-vous cela ? demanda François.
— Mon tuteur a un émetteur et un récepteur, vous les avez vus à la maison, et les hommes qui sont sur l’île, ceux qui veulent le secret de votre oncle, en ont aussi, ce qui leur permet de garder constamment le contact entre eux. Ils ont l’intention de s’emparer des formules de votre oncle s’ils le peuvent ou, sinon, de détruire entièrement l’île pour que personne ne profite de la découverte. Mais ils ne peuvent pas quitter l’île par bateau, car ils ne connaissent pas la passe au milieu des écueils.
« Mon tuteur a un
émetteur et un récepteur. »
— Alors comment s’en iront-ils ? questionna François.
— Mon tuteur est certain que le trou découvert par Dagobert, l’autre jour, donne dans un souterrain qui passe sous la mer pour aboutir à Kernach. Oui, vous trouvez cela extravagant, mais M. Corton a une vieille carte où l’on distingue très bien le tracé d’un tunnel sous la mer. Si c’est exact, les gens de l’île partiront par là, une fois qu’ils auront mis en place les explosifs pour détruire l’île. Vous voyez ?
— Oui, dit François, je vois très bien. Et je vois même quelque chose de plus : Dag est venu de l’île par ce tunnel dont vous nous parlez, et voilà pourquoi il nous a conduits ici… pour que nous allions secourir Claude et l’oncle Henri. »
Un profond silence suivit. Martin regardait fixement le sol. Mick et François réfléchissaient. Annie sanglotait un peu. Elle avait du mal à croire ce qu’elle avait entendu. Puis François posa la main sur le bras de Martin.
« Ecoutez, Martin, vous avez bien fait de nous prévenir. Nous réussirons peut-être à empêcher une catastrophe. Mais il faut que vous nous aidiez. Nous avons besoin de vos bêches. Et aussi des lampes que vous devez avoir. Nous, nous n’en avons pas. Nous ne voulons pas perdre de temps pour retourner en chercher à la maison, alors je vous propose de nous accompagner. Acceptez-vous de nous aider et de nous prêter vos bêches et vos lampes ?
— Vous auriez confiance en moi ? murmura Martin. Oui, je suis prêt à venir avec vous. Et si nous partons tout de suite, mon tuteur ne pourra pas nous suivre, parce qu’il n’aura rien pour s’éclairer. Nous ramènerons Claude et votre oncle sains et saufs de l’île.
— Vous êtes un chic type, dit Mick. Alors, en route. Nous avons déjà bavardé trop longtemps. Passe le premier, François. Donnez-lui une bêche, Martin.
— Toi, Annie, tu vas retourner à la maison prévenir tante Cécile, dit François à sa petite sœur. Veux-tu ?
— Oui, je ne tiens pas à entrer dans ce souterrain. Je pars tout de suite. Soyez bien prudents, tous. »
Elle commença par descendre avec les garçons et les regarda disparaître dans le trou sous le rocher. Dagobert, qui avait piétiné d’impatience en aboyant de temps en temps pendant la discussion, manifesta sa joie en les voyant se décider enfin à bouger. Il précéda les garçons dans le tunnel, et ses yeux avaient l’air phosphorescents quand il se retournait pour s’assurer qu’ils le suivaient.
Annie escalada de nouveau la pente abrupte. Elle était à mi-chemin du sommet lorsqu’il lui sembla entendre quelqu’un tousser. Elle s’arrêta et s’accroupit derrière un buisson. À travers les feuilles, elle aperçut soudain M. Corton. Puis elle l’entendit qui criait : « Martin ! Où es-tu ? »
Il cherchait donc Martin pour explorer avec lui le souterrain ! Annie osait à peine respirer. M. Corton appela à plusieurs reprises, poussa une exclamation d’impatience et se mit à descendre la pente.
Tout à coup, il glissa… Il se raccrocha à des broussailles, mais elles cédèrent. Il déboula tout près d’Annie et la vit. Il parut étonné, mais son expression de surprise se changea en frayeur comme il roulait de plus en plus vite jusqu’au bas de la pente. Il poussa un cri sourd en atteignant le fond de la carrière.
Annie se pencha pour regarder ce qu’il faisait. Il était assis et se tenait la jambe en gémissant. Il leva la tête pour voir s’il apercevait Annie.
« Annie ! Je me suis cassé la jambe, je crois.
Voulez-vous aller chercher du secours ? Pourquoi êtes-vous là de si bonne heure ? Avez-vous rencontré Martin ? »
Annie ne répondit pas. S’il s’était cassé la jambe, alors il ne pourrait pas poursuivre les garçons ! Et elle pouvait s’enfuir sans qu’il la rattrape. Elle recommença son ascension avec lenteur, car elle avait peur de tomber et de se retrouver immobilisée au fond à côté de l’horrible M. Corton.
« Annie ! Avez-vous vu Martin ? Cherchez-le, voulez-vous ? » cria de nouveau M. Corton. Et il se remit à gémir.
Il se raccrocha à des broussailles mais elles
cédèrent
Annie atteignit le faîte de la carrière et se pencha. Elle plaça ses mains en porte-voix autour de sa bouche et répondit : « Vous êtes quelqu’un de très méchant. Je n’irai pas chercher de l’aide pour vous. Je vous déteste ! »
Ayant ainsi soulagé son cœur, la petite fille s’élança au pas de course à travers la lande.
« Il faut que je prévienne tante Cécile. Elle saura ce qu’il faut faire. Oh ! j’espère qu’il n’arrivera rien aux autres. Pourvu que l’île ne saute pas ! Je suis contente d’avoir dit à M. Corton qu’il était méchant. Oui, je suis vraiment très contente ! »
Et elle continua à courir, hors d’haleine. Sa tante arrangerait tout !