CHAPITRE XV
 
Au cœur de la nuit

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Claude ne souffla plus mot de ses inquiétudes. Il y avait de l’anxiété dans ses yeux bleus, mais elle fut assez raisonnable pour ne pas parler à sa mère de l’angoisse que lui causait l’absence de Dag dans la tourelle quand son père leur avait adressé son signal.

Elle mentionna le fait, bien sûr, mais sa mère avait réagi exactement comme François.

« Là ! J’étais sûre qu’il oublierait de faire monter Dagobert. Il est toujours distrait quand il est plongé dans son travail. »

Les enfants décidèrent de se rendre à la carrière cet après-midi-là pour explorer le tunnel sous la corniche de roche. Ils se mirent donc en route après le déjeuner. Mais quand ils arrivèrent à la carrière, ils n’osèrent pas se risquer sur les pentes glissantes. Les pluies diluviennes de la veille les avaient rendues trop dangereuses.

« Regardez ! » dit François en montrant un endroit où les herbes et les buissons avaient été arrachés ou écrasés. « C’est là que Martin a dû tomber hier, je parie. Bigre, il aurait pu se rompre le cou.

— Oui. Je propose d’attendre que la terre soit aussi sèche que le jour de notre pique-nique pour nous lancer dans cette expédition », dit Mick.

C’était contrariant. Ils avaient apporté des lampes de poche et une corde, et ils avaient compté bien s’amuser.

« Alors, qu’est-ce que nous faisons maintenant ? questionna François.

— Je rentre à la maison, déclara Claude, à la surprise générale. Je suis fatiguée. Vous autres, allez donc vous promener. »

Annie examina Claude qui paraissait en effet très pâle.

« Je reviens avec toi, Claude », dit-elle en glissant son bras sous celui de sa cousine. Mais Claude se dégagea.

« Non, merci, Annie. Je préfère être seule.

— Bon… nous irons sur la falaise. Il y aura un vent délicieux là-bas. À tout à l’heure, Claude. »

Ils partirent. Claude retourna en courant vers la maison Sa mère était sortie. Maria était en haut, dans sa chambre. Claude passa le garde-manger en revue et préleva sur les provisions une dîme qu’elle fourra dans un sac, puis elle quitta la maison avec la rapidité de l’éclair.

Elle s’en allait trouver Loïc.

« Loïc ! N’en parlez à personne. Je veux voir ce qui est arrivé à Kernach, ce soir. Je suis inquiète pour Dag. Nous l’avons laissé là-bas. Pourriez-vous préparer mon bateau pour dix heures ? »

Loïc se serait jeté au feu pour Claude. Il accepta sans poser de questions.

« Entendu. Il sera prêt. Vous avez quelque chose à arrimer dedans ?

— Oui, ce sac. Et surtout, je vous en prie, Loïc, ne me trahissez pas. Je serai de retour à l’aube si Dagobert est sain et sauf. »

Elle fila comme une flèche vers la maison, en souhaitant tout bas que Maria ne s’aperçût pas des larcins commis dans son garde-manger.

« Même si ce que je fais est mal, il faut que je le fasse, se répétait-elle tout bas. J’ai le pressentiment qu’il est arrivé du mal à Dag. Et je ne suis pas très rassurée pour papa non plus. Il m’avait promis formellement d’amener Dag dans la tourelle. Il n’aurait pas pu oublier une promesse pareille. Il faut que j’aille là-bas. Tant pis si c’est mal. »

Les autres se demandèrent ce qu’avait Claude quand ils revinrent de leur promenade, tant elle était nerveuse et distraite. Ils goûtèrent, puis travaillèrent au jardin. Claude désherba comme ses cousins, mais elle pensait à autre chose, et sa mère dut l’empêcher par deux fois d’arracher des plants de légumes au lieu du chiendent.

Puis se fut l’heure du coucher. Les filles se mirent au lit vers dix heures moins le quart. Fatiguée, Annie s’endormit aussitôt. Dès que Claude entendit sa respiration régulière, elle sortit sans bruit de dessous ses couvertures et se rhabilla. Elle enfila son chandail le plus chaud, prit son imperméable, ses bottes de caoutchouc et une couverture de voyage très épaisse, puis descendit l’escalier sur la pointe des pieds.

Elle quitta la maison par la porte de la cuisine et s’enfonça dans l’obscurité. La nuit n’était pas aussi noire que d’habitude, car il y avait un mince croissant de lune. Claude en fut contente. Elle y verrait un peu pour manœuvrer son bateau au milieu des rochers. Bien qu’elle fût certaine de pouvoir aborder l’île même s’il y faisait noir comme poix !

Loïc l’attendait. Son bateau était prêt.

« Vos affaires sont dedans. Je vais vous pousser. Soyez prudente, dit-il, et si vous heurtez un écueil, appuyez sur les avirons de toutes vos forces et tâchez d’avancer le plus vite possible, au cas où le bateau aurait une voie d’eau et coule. Vous y êtes ? »

Et voilà Claude partie. L’eau clapotait doucement autour de la coque. Claude saisit les avirons et s’éloigna très vite du rivage. Elle réfléchissait. Voyons, avait-elle tout ce dont elle pourrait avoir besoin ? Deux lampes de poche. Des provisions en suffisance. Un ouvre-boîte. De quoi boire. Une couverture pour s’envelopper pendant la nuit.

Pendant ce temps-là, François, étendu dans son lit, attendait le signal de son oncle. Dix heures et demie. C’est le moment. Ah ! les voilà… un… deux… trois… quatre… cinq… et six. Parfait. Seulement six.

François se demanda pourquoi Claude n’était pas venue dans leur chambre guetter les signaux avec lui et Mick. Elle l’avait fait la veille. Il se leva, se glissa sans bruit jusqu’à la chambre des filles et passa la tête dans l’embrasure de la porte. « Tout va bien, Claude, dit-il à voix basse. Ton père nous a adressé ses signaux comme convenu. »

Il n’obtint pas de réponse. Il entendit seulement une respiration bien régulière. Les filles dormaient déjà. Eh bien, Claude ne devait pas se tourmenter tellement pour Dag maintenant. François retourna se coucher et sombra dans le sommeil presque aussitôt. Il était loin de se douter que le lit de Claude était vide… et qu’à cette minute sa cousine était en train de batailler avec les vagues qui gardaient les abords de l’île.

La tâche de Claude était plus périlleuse qu’elle ne l’avait pensé, car la lune n’éclairait guère et avait le chic pour disparaître derrière un nuage juste au moment où Claude aurait eu le plus besoin d’y voir. Mais avec art et prestesse, Claude réussit quand même à trouver son chemin au milieu des écueils. Dieu merci, la marée était haute, si bien qu’ils étaient presque tous recouverts d’une bonne hauteur d’eau.

Elle atteignit enfin la crique. Là, pas une vague. Essoufflée, Claude tira son bateau le plus haut qu’elle put sur le sable sec. Puis elle s’arrêta dans l’obscurité pour réfléchir.

Qu’allait-elle faire ? Elle ignorait où se trouvait la cachette de son père, mais se doutait qu’elle débouchait dans la petite salle voûtée, sinon à côté. Irait-elle là ?

Oui. C’était le seul endroit qui lui offrirait un abri pour la nuit. Elle allumerait sa lampe une fois qu’elle y serait et chercherait l’entrée donnant accès à la cachette paternelle. Si elle la découvrait, elle y descendrait. Quelle surprise pour son père ! Si ce brave vieux Dag lui tenait compagnie, il serait fou de joie en la voyant arriver.

Elle prit la couverture d’une main, le sac de l’autre et se mit en marche. Elle n’osait pas allumer sa lampe de poche tout de suite, au cas où l’ennemi inconnu rôderait par là. Après tout, son père l’avait entendu tousser la nuit !

Claude n’avait pas peur. Elle ne pensait même pas qu’elle pourrait avoir peur. Elle songeait uniquement à s’assurer le plus vite possible que Dagobert était sain et sauf.

Elle arriva bientôt à la petite salle voûtée. Il y faisait noir comme dans un four. Le faible éclat de la lune n’y parvenait pas à travers les meurtrières. Claude fut obligée de se servir de sa lampe.

Elle posa son sac le long du mur, près de la vieille cheminée. Elle installa sa couverture dessus, puis s’assit par terre pour se reposer, après avoir éteint sa lampe.

Au bout d’un moment, elle se leva avec précaution et ralluma sa lumière. Elle commença à chercher l’entrée de la cachette. Où pouvait-elle bien être ? Claude inspecta les dalles qui recouvraient le sol, mais aucune n’avait l’air d’avoir été déplacée ou soulevée. Aucun indice ne permettait de déceler une issue menant aux souterrains.

Claude examina ensuite les murs. Non, là non plus, il n’y avait pas la moindre trace d’une entrée dérobée. C’était énervant. Si seulement elle avait su où était cette fameuse cachette !

Elle retourna près de la cheminée, s’enveloppa dans sa couverture et s’assît pour réfléchir. Il faisait glacial. Claude frissonnait dans le noir tout en essayant d’élucider le mystère de l’entrée secrète.

Et tout à coup elle entendit un bruit qui la fit sursauter. Elle s’immobilisa, retenant péniblement sa respiration. Qu’est-ce que c’était ?

Il y eut un grincement bizarre, puis un son mat. Cela provenait de l’énorme cheminée dans les profondeurs de laquelle on brûlait autrefois des arbres entiers. Claude, pétrifiée, tendait l’oreille et s’efforçait de percer les ténèbres.

Elle aperçut un rai de lumière dans la cheminée. Et entendit tousser !

Etait-ce son père ? Il toussait de temps en temps. Elle écouta attentivement. Le rai de lumière grandit. Puis Claude entendit un autre bruit, comme si quelqu’un sautait par terre. Et une voix.

« Venez. »

Ce n’était pas la voix de son père. Claude devint glacée de peur. Qu’était-il arrivé à son père ?… et à Dag ?

Quelqu’un encore sauta dans la cheminée en grommelant : « Je n’ai pas l’habitude de me déplacer comme un lapin dans un terrier. »

Ce n’était pas non plus la voix de son père. Ainsi donc il y avait non pas un mais deux ennemis dans l’île. Et qui connaissaient la retraite de son père. Claude faillit s’évanouir d’horreur. Qu’était-il advenu de son père et de Dag ?

Les inconnus quittèrent la salle voûtée sans se douter de la présence de Claude. Elle devina qu’ils se rendaient à la tourelle. Pour combien de temps ? Assez pour qu’elle cherche par où ils étaient sortis ?

Elle tendit de nouveau l’oreille. Leurs pas résonnaient maintenant dans la cour du château. Claude alla sur la pointe des pieds regarder dehors. Oui, la lumière de leur lampe se rapprochait de la tourelle. S’ils y montaient, elle avait largement le temps de trouver l’entrée secrète.

Elle rentra dans la salle voûtée. Ses doigts tremblaient, et elle eut du mal à pousser l’interrupteur de sa lampe de poche. Claude illumina l’intérieur de la vaste cheminée et… étouffa une exclamation : à la hauteur de ses épaules, au fond, dans le mur, il y avait un trou noir ! Elle approcha sa lampe. Une dalle mobile s’était rabattue sur ses gonds, découvrant un passage. Qui menait où ? Y avait-il là des marches, comme l’indiquait la vieille carte ?

Le souffle presque coupé par l’émotion, Claude se dressa sur la pointe des pieds et éclaira l’ouverture. Oui, il y avait bien des marches. Elles s’enfonçaient dans la paroi. Claude se rappela que la salle voûtée était contiguë à l’un des énormes remparts encore à peu près intacts.

Elle hésita, ne sachant à quoi se résoudre. Valait-il mieux descendre voir si elle trouvait son père et Dag ? Mais elle risquait de devenir prisonnière, elle aussi. D’autre part, si elle restait dehors, elle n’arriverait peut-être pas à rouvrir l’entrée secrète, au cas où les inconnus reviendraient et rabattraient la dalle. Ce serait encore pire.

« J’y vais, décida-t-elle soudain. Mais je ferai bien d’emporter mon sac et la couverture. Je ne tiens pas à ce que ces hommes s’aperçoivent de ma présence à cause d’eux. Je pense que je pourrai les cacher quelque part en bas. Je me demande si cette entrée mène aux souterrains. »

Elle s’empara du sac et de la couverture, et les lança dans le trou. Elle entendit le sac dégringoler de marche en marche. Les boîtes de conserve s’entrechoquaient à l’intérieur avec un bruit étouffé.

Puis elle se hissa dans le trou à son tour. Bonté divine, quel escalier interminable ! Où pouvait-il bien aboutir ?