CHAPITRE VII
 
Le souterrain

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Les enfants étaient enchantés à la pensée de prendre leurs repas tranquilles, à l’écart des grandes personnes. Claude et ses cousins ne se souciaient guère d’approcher beaucoup M. Lenoir; et ils n’étaient pas très loin de plaindre Mariette et Noiraud dont le père semblait être un personnage si bizarre.

Les nouveaux venus eurent tôt fait de s’acclimater à leur nouvelle demeure. Dagobert lui-même semblait s’accommoder sans peine de sa situation insolite, se bornant à manifester parfois quelque étonnement. Aussi Claude n’éprouvait-elle plus d’inquiétude. Le seul moment critique de la journée était celui où, le soir venu, l’on conduisait Dagobert dans la chambre des fillettes. Il fallait alors risquer le tout pour le tout, et ceci, dans l’obscurité complète, car Simon avait l’habitude singulière de survenir à pas feutrés, au moment où l’on s’y attendait le moins. Claude tremblait qu’il ne découvrît la présence de l’infortuné Dagobert !

Celui-ci menait en vérité une existence peu commune. Quand les enfants étaient à la maison, il lui fallait en effet demeurer dans le passage qui lui était réservé. Il le parcourait inlassablement, à la fois surpris et inquiet de s’y voir relégué, et guettait avec impatience le coup de sifflet lui annonçant la visite de ses amis ou bien l’heure de sa promenade quotidienne.

On le nourrissait comme un prince, car, tous les soirs, Noiraud dévalisait le garde-manger à son intention. Aussi la cuisinière s’étonnait-elle de voir restes et os de gigot disparaître comme par enchantement. C’était à n’y rien comprendre. Cependant, Dagobert ne se posait aucune question et dévorait du meilleur appétit ce que lui apportaient ses amis.

Il faisait chaque matin une longue promenade en leur compagnie. Mais quelle surprise il avait eue le premier jour !

« Je me demande ce que nous allons devenir avec Dago, se lamentait Claude. Jamais nous ne réussirons à lui faire traverser toute la maison pour l’amener jusqu’à la porte d’entrée sans que personne le voie. Nous risquons de tomber sur M. Lenoir !

— Voyons, Claude, ne t’ai-je pas dit que je connaissais un souterrain pour sortir d’ici sans encombre ? rappela Noiraud. Et quand nous serons sur la colline, peu importe que nous rencontrions quelqu’un. Qui pourrait prouver que Dago est à nous ? Les gens penseront qu’il s’agit d’un chien perdu qui nous a suivis ?

— Dans ces conditions, décida Claude avec impatience, nous n’avons plus qu’à nous mettre en route. Vite, Noiraud, montre-nous le chemin. »

Les enfants se trouvaient à ce moment dans la chambre de Noiraud. Dago dormait, couché sur la descente de lit.

« Il faut d’abord que nous passions chez Mariette, déclara Pierre Lenoir. Et je vous garantis que vous allez faire un bond en voyant le passage que nous devrons emprunter ! »

Il ouvrit la porte, jeta un coup d’œil au-dehors, et, se tournant vers sa sœur :

« Va donc te promener un peu du côté de l’escalier, et, si quelqu’un arrive, préviens-nous., S’il n’y a pas de danger, nous nous précipiterons chez toi avec Dagobert. »

Mariette s’élança dans le couloir, ouvrit la porte de chêne, attendit quelques instants, puis fit signe à ses amis : la voie était libre !

En un clin d’œil, les enfants passèrent dans la chambre de Mariette, où celle-ci se hâta de venir les rejoindre. C’était une curieuse petite fille, douce et craintive comme une musaraigne. Annie, qui l’aimait beaucoup, avait essayé de la taquiner sur sa timidité.

Mais Mariette n’aimait guère qu’on la plaisantât. Tout de suite, ses yeux s’étaient remplis de larmes.

« Cela ira mieux quand on la mettra en pension, elle aussi, avait alors expliqué Noiraud. Comment ne serait-elle pas un peu sauvage, enfermée toute l’année dans cette maison sinistre ? Et elle ne voit pour ainsi dire jamais personne de son âge. »

Dès que tout le monde fut entré dans la chambre, Noiraud ferma la porte à clef.

« Simple précaution pour le cas où notre ami Simon viendrait faire un tour par ici », dit-il en souriant.

Puis il se mit en devoir de déplacer tout ce qui se trouvait au centre de la pièce, table, chaises, coussins et fauteuils. Ses compagnons le regardaient, stupéfaits.

« Tu déménages ? questionna Mick, goguenard.

— Parfaitement, répondit le garçon, sans s’émouvoir. Il faut que je roule le tapis. Dessous, il y a une trappe… »

Le tapis enlevé, il y avait encore une thibaude de feutre épais que l’on retira aussi. Alors, les enfants virent un large panneau découpé dans le parquet, avec un anneau pour le soulever.

« Un autre passage secret ! Cette maison en est donc pleine », se dirent Claude et ses cousins, enthousiasmés, tandis que Noiraud tirait le panneau vers lui. La trappe s’ouvrit sans effort. Les enfants se penchèrent sur le trou béant, mais leur regard ne rencontra que des ténèbres.

« On n’y voit goutte, déclara François, retenant Annie, de peur qu’elle ne perdît l’équilibre. Y a-t-il des marches pour descendre là-dedans ?

— Non », fit Noiraud et, tirant de sa poche une lampe électrique, il l’alluma, la plongea dans l’ouverture : «Regardez ! ». Ses compagnons faillirent pousser un cri. À leurs pieds s’ouvrait un abîme sinistre et qui semblait insondable !

« Mais il n’y a pas de fond ! constata François avec stupeur. C’est un véritable puits. À quoi cela servait-il donc ?

— Sans doute à cacher des gens, ou bien à s’en débarrasser, tout simplement ! répondit Noiraud. C’était un endroit rêvé, tu ne trouves pas ? En jetant quelqu’un là-dedans, on était bien sûr qu’il se romprait le cou !

— Comment diable allons-nous descendre Dagobert, sans parler de nous-mêmes ? Je n’ai aucune envie de m’y risquer ! » s’écria Claude.

Pierre Lenoir se mit à rire.

« Tu vas voir », dit-il. Il ouvrit un placard et, sur la plus haute étagère, prit une sorte de paquet qu’il jeta sur le plancher. C’était une longue échelle de corde, mince, mais solide.

« Voilà comment nous allons descendre, annonça-t-il.

— Nous, sans doute, fit Claude. Mais Dagobert ? »

Noiraud parut surpris :

« Comment, il ne sait donc pas se servir d’une échelle ? C’est un chien si extraordinaire… J’étais persuadé qu’il pourrait descendre et remonter sans la moindre difficulté.

— Il n’en est pas question, répliqua Claude fermement. D’ailleurs, c’est une idée ridicule.

— J’ai trouvé ! » s’écria soudain Mariette. Voyant que tout le monde la regardait, elle devint rouge comme une pivoine, mais poursuivit bravement : « Il faut aller chercher la grande malle d’osier dans laquelle on met le linge à laver. Nous y installerons Dago, et puis nous la laisserons glisser jusqu’au fond du puits avec des cordes. Pour le remonter, nous ferons de même ! »

Les autres enfants avaient écouté la fillette, ébahis.

« Bravo, Mariette ! C’est une idée de génie, approuva François avec chaleur. De cette manière, Dago ne courra aucun risque. Seulement nous aurons besoin d’un fameux panier !

— Celui dont vient de parler Mariette conviendra très bien, déclara Noiraud. Il est à la cuisine, je vais le chercher !

— Attention ! Quelle excuse donneras-tu pour l’emporter ? » s’écria François.

Mais Pierre Lenoir ne répondit pas. Il avait déjà ouvert la porte et prenait sa course dans le corridor ! Prudemment, François referma le battant derrière lui et tourna la clef dans la serrure. Il ne s’agissait pas de se laisser surprendre par quelque intrus, alors que le tapis était relevé et la trappe toujours béante !

Cinq minutes plus fard, Noiraud était de retour, portant un énorme panier d’osier en équilibre sur sa tête. Il donna un grand coup de pied dans la porte, que François rouvrit aussitôt.

« Voilà qui fera l’affaire, approuva Mick en examinant le panier. Mais comment as-tu réussi à t’emparer de cela sans que personne s’en aperçoive ?

— Comme il n’y avait pas un chat dans la cuisine, je n’ai rien demandé. Ainsi, ni vu, ni connu ! Simon était dans le bureau de papa, la cuisinière au marché. Si quelqu’un s’étonne de la disparition du panier, je pourrai toujours le rapporter. »

Le garçonnet se dirigea vers la trappe et fixa son échelle de corde au bord du trou. Elle se déroula en ondulant comme un serpent et on l’entendit heurter le fond du puits. Puis on appela Dagobert qui avait suivi les événements en manifestant quelque surprise. Il s’approcha de Claude, remua la queue. La fillette lui mit ses bras autour du cou.

« Mon pauvre Dago, dit-elle, tu ne dois guère t’amuser, quand tu es enfermé dans ton corridor. Mais tu vas voir ce que nous allons faire de beau ce matin !

— Je vais descendre le premier, annonça Noiraud. Et puis ce sera le tour de Dago. Je vais passer autour de son panier cette grosse corde que voilà. Elle est assez longue pour descendre jusqu’au fond du puits. Nous attacherons l’extrémité au pied du lit de Mariette et comme cela, nous n’aurons pas le souci de la remonter quand nous voudrons ramener Dagobert ici. »

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Noiraud portait un énorme panier d’osier sur sa tête.

On installa le chien dans la malle. Comme il s’étonnait de cette étrange manœuvre et commençait à gémir, Claude lui prit le museau dans sa main.

« Chut, Dago, sois sage, dit-elle. Tu ne dois pas comprendre grand-chose à tout ceci, mais sois tranquille, tu feras une belle promenade en récompense ! »

Ce mot « promenade » suffit à remettre du baume au cœur du malheureux Dagobert. Et il se résigna à son sort de la meilleure grâce du monde, rêvant d’une longue randonnée. en plein air, au grand soleil !

« Dago est vraiment un amour, déclara Mariette. Vite, Noiraud, descends, pour que nous puissions commencer à laisser glisser le panier. »

Le garçonnet disparut par la trappe, tenant sa lampe électrique entre les dents. La descente parut interminable. Enfin, il prit pied au bas de l’échelle et, levant la tête, cria à ses amis, d’une voix qui semblait se dissoudre dans l’espace : « Paré ! Allez-y ! »

Là-haut, dans la chambre, les enfants poussèrent l’énorme panier d’osier jusqu’au bord du trou. Dieu, qu’il était lourd ! Et puis, le voyage de Dagobert commença. La malle s’abaissait lentement. Elle heurtait par instants les parois du puits et Dago se mettait alors à gronder. Cette aventure lui était décidément fort désagréable !

Cependant, François et Mick laissaient filer la corde le plus doucement possible. Quand le panier se posa au fond du puits, Noiraud se hâta de soulever le couvercle et Dago se précipita hors de sa prison en aboyant de toutes ses forces ! Heureusement, la distance assourdissait si bien sa voix que, dans la chambre, ses amis l’entendirent à peine.

« Et maintenant, à votre tour ! » cria Noiraud, faisant de grands signaux à ses camarades avec sa lampe. « François, as-tu refermé la porte à clef ?

— Oui. Attention, Noiraud : Annie va descendre. Surveille-la ! »

La fillette empoigna l’échelle et s’engagea dans le puits, non sans une vive appréhension. Mais à mesure que ses pieds s’habituaient à trouver les barreaux, elle prit plus d’assurance et acheva rapidement la descente.

Lorsque ses compagnons eurent rejoint la fillette, ils examinèrent l’endroit où ils se trouvaient : les parois verdâtres ruisselaient d’humidité. Dans l’air flottait une curieuse odeur de champignon moisi. Noiraud promena autour de lui le faisceau de sa lampe, et ses amis découvrirent alors l’entrée de plusieurs galeries partant dans différentes directions.

« Sais-tu où mènent tous ces souterrains ? demanda François, étonné.

— Ma foi non : ils appartiennent à ces fameuses catacombes dont parlait mon père. Ils s’étendent, paraît-il, sur des kilomètres et des kilomètres. Mais personne ne se risque plus à les parcourir à présent : trop de gens s’y sont perdus et ne sont plus jamais revenus. Il existait autrefois un plan de tout cela, mais il a disparu… »

Annie frissonna.

« C’est sinistre, murmura-t-elle. Je ne voudrais pas rester seule ici pour rien au monde !

— Quelle merveilleuse cachette où entreposer du butin et des marchandises de contrebande ! dit Mick.

— Les corsaires et les trafiquants de jadis connaissaient certainement les moindres détours de ces souterrains, reprit Noiraud. Et à présent, les amis, en route ! Nous allons prendre la galerie qui se termine à flanc de colline. Il faudra ensuite faire un peu d’escalade. J’espère que cela vous est égal ?

— Parfaitement, assura François. Nous avons tous l’habitude… Mais dis-moi, Noiraud, es-tu bien sûr du chemin ? Nous ne tenons pas du tout à finir nos jours sous cette colline !

— Tu penses si je connais le chemin ! En avant ! » s’écria Pierre Lenoir.

Et, brandissant sa lampe électrique, il s’engagea hardiment dans l’une des galeries.