CHAPITRE XIII
 
Pauvre Claude !

img23.jpg

Cette fois, Claude sentit le désespoir s’emparer d’elle. Il lui semblait vivre un cauchemar. Elle courut à la recherche de Noiraud et le découvrit dans la chambre de François. Il se lavait les mains avant de descendre se mettre à table.

« Noiraud ! s’écria-t-elle. Il va falloir que j’aille chercher Dago en passant par l’autre issue, tu sais, celle que nous avons utilisée le premier jour pour gagner ta chambre directement.

— Mais c’est impossible, dit-il, l’air consterné. Elle s’ouvre dans le bureau de papa, et, en ce moment, il y travaille souvent. Il ne ferait qu’une bouchée de toi si tu t’avisais d’y mettre le pied. Pense donc qu’il y a rangé et classé tous les papiers qu’il a l’intention de montrer à ton père !

— Je m’en moque, il faut que je passe par là à tout prix. Je ne veux pas laisser Dago mourir de faim !

— Sois tranquille : il y a assez de rats pour qu’il ne soit pas près de jeûner. Et un chien comme Dago saura toujours se tirer d’affaire.

— Alors, c’est de soif qu’il mourra, reprit Claude, avec obstination. Tu sais bien qu’il n’y a pas d’eau dans ces galeries secrètes ! »

Claude était si angoissée que c’est à peine si elle put avaler une bouchée. Elle avait pris la décision de s’introduire dans le bureau coûte que coûte et d’essayer de retrouver le panneau mobile qui masquait l’entrée du passage. Ensuite, elle n’aurait plus qu’à se faufiler par l’ouverture. Peu lui importait le risque : elle était résolue à délivrer Dagobert.

« Je ne vais rien dire aux autres, décida-t-elle. Ils ne seraient bons qu’à m’empêcher de mettre mon projet à exécution, ou bien ils s’offriraient à agir à ma place. Je ne me fie qu’à moi-même dans cette affaire. Et puis Dago est mon chien, c’est moi qui le sauverai ! »

Après le déjeuner, les enfants se réunirent dans la chambre de François pour discuter de la situation. Claude les accompagnait. Mais au bout de quelques minutes, elle s’éclipsa.

« Je reviens dans un instant », dit-elle.

Personne ne s’étonna et l’on continua à examiner les moyens de délivrer Dagobert. Il semblait bien en fin de compte que la seule manière fût de passer par le bureau, ainsi que l’avait suggéré Claude.

« Malheureusement, je crains fort que papa ne ferme toujours la porte à clef en sortant. »

Comme l’absence de Claude se prolongeait, Annie manifesta sa surprise :

« Où est donc Claude ? Il y a au moins vingt minutes qu’elle est partie…

— Elle a dû retourner voir si mon ancienne chambre ne serait pas ouverte à présent, déclara Noiraud. Je vais aller faire un tour par là. »

Mais le garçonnet ne trouva personne et le plus extraordinaire était que Claude n’était nulle part ! Noiraud visita la chambre de Mariette, puis revint jeter un coup d’œil dans celle qu’Annie partageait avec sa cousine : les pièces étaient vides. Il explora ensuite escaliers et corridors, descendit au rez-de-chaussée, mais ce fut en vain : Claude était introuvable.

Noiraud rejoignit ses camarades, fort intrigué.

« Je n’ai pas vu Claude, dit-il. C’est extraordinaire. Où est-elle donc allée ? »

Ces paroles plongèrent Annie dans une vive inquiétude. Le Pic du Corsaire était une maison étrange, et il s’y passait des choses si bizarres… L’absence de Claude ne semblait pas naturelle.

« Ne serait-elle pas par hasard dans le bureau de M. Lenoir ? dit François tout à coup. Cela ressemblerait assez à notre Claude que d’aller se mettre dans la gueule du loup : elle n’a jamais peur de rien !

— Comment n’y ai-je pas pensé ! s’exclama Noiraud. C’est malin ! Attendez-moi ici : je vais voir ! »

Le garçonnet descendit au rez-de-chaussée et s’approcha de la porte avec précaution. Puis il tendit l’oreille : on n’entendait pas le moindre bruit à l’intérieur de la pièce.

Noiraud hésita, se demandant que faire. Jetterait-il très vite un simple coup d’œil dans le bureau ou bien frapperait-il avant d’entrer ? Il se décida pour cette dernière solution : si son père répondait, il aurait le temps de se précipiter dans l’escalier et de remonter au premier étage avant que la porte ne s’ouvrît, et M. Lenoir ne saurait à qui s’en prendre de l’avoir dérangé.

Toc, toc : Noiraud frappa deux coups décidés.

« Qui est-ce ? grommela aussitôt une voix irritée. On ne me laissera donc jamais tranquille. Entrez ! »

Mais Noiraud avait déjà pris la fuite. Il revint trouver ses camarades en courant.

« Claude ne peut pas être dans le bureau, déclara-t-il. Il y a papa, et il semble plutôt de mauvaise humeur.

— Alors, où est-elle, je me le demande ! s’écria François, sérieusement inquiet cette fois. Elle n’aurait pas dû disparaître ainsi sans nous prévenir… En tout cas, elle n’est sûrement pas très loin : jamais elle ne serait partie en laissant Dagobert. »

Les enfants explorèrent la maison de fond en comble. Ils descendirent même à la cuisine. Simon s’y trouvait, en train de lire son journal.

« Que voulez-vous ? demanda-t-il. Inutile de vous adresser à moi : vous n’aurez rien.

— Ce n’est pas à vous que nous demanderions quelque chose, soyez tranquille, riposta Noiraud. Au fait, comment va cette morsure ? »

Simon darda sur les enfants un regard si inquiétant qu’ils se hâtèrent de battre en retraite. Puis Noiraud, laissant ses compagnons faire le guet, monta visiter les chambres des domestiques. Il tenait à s’assurer que Claude ne s’y serait pas par hasard réfugiée. Hypothèse absurde, sans doute, mais l’on ne devait rien négliger. Et puis, tout de même, il fallait bien que Claude se trouvât quelque part !

Ainsi qu’il le prévoyait, Noiraud revint bredouille. Désolés, les enfants regagnèrent la chambre de François.

« Ah ! cette maudite maison ! dit celui-ci. Je ne puis m’empêcher de la détester… Pardonne-moi, Noiraud, mais c’est plus fort que moi : l’atmosphère y est si étrange ! »

Pierre Lenoir ne s’offensa nullement des paroles de François.

« Je suis de ton avis, déclara-t-il. Elle m’a toujours donné la même impression qu’à toi. Et je sais que maman et Mariette pensent comme moi. Papa est le seul à se trouver bien ici : il aime le Pic du Corsaire…

— Mais enfin, où est Claude ? fit Annie, comme s’interrogeant elle-même. J’ai beau me creuser la tête… Il n’y a qu’un seul endroit où je suis sûre qu’elle n’est pas allée, c’est le bureau de M. Lenoir. N’est-ce pas, Noiraud ? Claude a beau avoir de l’audace, jamais elle ne se serait risquée à entrer alors que ton père travaillait dans la pièce.»

Mais Annie se trompait : à cet instant même, Claude se trouvait justement dans le bureau de M. Lenoir !

Elle avait en effet résolu de s’y introduire pour essayer de découvrir le secret des panneaux mobiles.

Mais quand elle voulut ouvrir la porte, celle-ci était fermée à clef.

« Flûte ! siffla Claude entre ses dents. Décidément tout se ligue contre moi et contre Dagobert. Que faire ?… Il faut que j’entre, et j’y arriverai, coûte que coûte ! »

Finalement, elle sortit dans le jardin et se promena quelques instants sous les fenêtres qui éclairaient le bureau. Peut-être pourrait-elle passer par là ? Hélas ! toutes les ouvertures du rez-de-chaussée étaient protégées par de solides barreaux. Alors, Claude songea que la clef du bureau était peut-être à la maison. Elle venait de ses recherches quand elle entendit la voix de M. Lenoir.

Vite, la fillette courut vers un grand coffre qui se trouvait non loin de là, l’ouvrit, et grimpa dedans. Puis elle rabattit le couvercle et attendit, recroquevillée sur elle-même, le cœur battant.

Elle perçut bientôt le pas de M. Lenoir. Celui-ci traversa le vestibule, se dirigeant vers son cabinet de travail.

« Je vais finir de classer les documents que je compte montrer demain à M. Dorsel », lança-t-il à sa femme, demeurée dans une pièce voisine. « Surtout, que l’on ne me dérange pas ! »

Claude entendit une clef tourner dans la serrure. Puis la porte s’ouvrit et claqua aussitôt. La fillette remarqua que l’on ne verrouillait pas de l’intérieur.

Claude se mit à réfléchir posément. Plus que jamais, elle était résolue à pénétrer dans la pièce interdite : c’était là que se trouvait la seule issue par laquelle il serait encore possible de délivrer Dagobert. Mais ensuite, que ferait-elle de celui-ci ? Noiraud réussirait-il à trouver dans le voisinage une personne qui consentît à s’en charger ?

La fillette entendit M. Lenoir tousser puis remuer des papiers. Un placard s’ouvrit, se referma. Soudain, retentit une exclamation d’impatience et l’on put distinguer ces quelques mots :

« Allons bon ! Où ai-je bien pu mettre ce dossier ? »

Au même instant, M. Lenoir sortit en trombe, et Claude, qui soulevait légèrement le couvercle de sa cachette afin de respirer plus à l’aise, n’eut que le temps de le rabattre sur sa tête. Elle se blottit au fond du coffre, tremblante, tandis que M. Lenoir frôlait le meuble au passage.

Alors, Claude comprit quelle occasion inespérée s’offrait à elle : peut-être l’absence de M. Lenoir allait-elle lui laisser le temps d’ouvrir la trappe donnant accès au passage ! La fillette bondit hors de son abri, se précipita dans le bureau et courut à l’endroit où elle avait vu Noiraud presser la boiserie.

Mais à peine avait-elle effleuré des doigts le panneau de chêne qu’elle entendit des pas. Déjà M. Lenoir revenait !

Saisie de panique, Claude chercha des yeux un refuge. Apercevant un vaste fauteuil de cuir dans l’un des angles de la pièce, elle s’abrita derrière. Au même instant, entrait M. Lenoir. Il s’assit à son bureau, alluma sa lampe de travail et se pencha sur ses documents.

Claude osait à peine respirer. Elle sentait son cœur cogner à grands coups contre ses côtes, et il lui semblait entendre chacun de ses battements résonner à ses oreilles. Accroupie sur le sol, derrière le fauteuil, sa posture n’était guère confortable, mais elle n’eût pas voulu se hasarder à faire le moindre geste.

« Mon Dieu, que vais-je devenir ? se disait-elle. Je ne pourrai jamais rester ainsi pendant des heures ! Et puis, que vont penser les autres ? Ils doivent commencer à s’inquiéter et peut-être me cherchent-ils déjà partout ! »

Claude ne se trompait pas : à cet instant même, Noiraud rôdait devant la porte du bureau, se demandant s’il devait frapper ou bien entrer sans crier gare. Soudain, il se décida : toc, toc ! La fillette faillit crier de saisissement, tandis que M. Lenoir relevait la tête et poussait une exclamation d’impatience.

Il n’y eut pas de réponse. Personne n’entra.

Le silence se prolongeant, il se dirigea vers la porte à grands pas et l’ouvrit violemment. Il n’y avait personne !

« Je parie que c’est encore l’un de ces garnements, grommela M. Lenoir. Ils me feront damner… En tout cas, s’ils recommencent ce genre de plaisanterie, je les punirai d’importance : ils seront à l’eau et au pain sec pour deux jours avec défense de quitter leur chambre ! »

En entendant cette voix irritée, Claude se fit plus petite encore. Et elle songeait à ce qu’eut été la fureur de M. Lenoir s’il avait pu soupçonner sa présence. Ah ! que n’eût-elle donné pour être bien loin de cette maison maudite !

M. Lenoir se remit au travail. Un quart d’heure s’écoula, puis un autre. La pauvre Claude sentait ses membres s’engourdir. Soudain, M. Lenoir bailla, et la fillette reprit courage. Peut-être allait-il s’assoupir ? Quelle chance ce serait ! Elle pourrait alors en profiter pour quitter sa cachette et chercher l’issue du passage.

M. Lenoir bâilla encore, puis il repoussa ses papiers et se leva. Il rangea divers objets sur sa table, et, prenant une revue, alla s’asseoir dans le fauteuil derrière lequel s’était cachée Claude.

Les ressorts du siège grincèrent. Claude retenait son souffle, tremblant que le bruit de sa respiration n’alertât M. Lenoir. Mais bientôt, un léger ronflement se fit entendre, suivi quelques instants plus tard, d’un autre, plus sonore. M. Lenoir s’était endormi ! Prudente, Claude attendit que le rythme des ronflements fût devenu parfaitement régulier, puis elle bougea un peu, et, sans se relever, avec des précautions infinies, contourna le fauteuil. M. Lenoir dormait toujours.

Enfin, la fillette se redressa et, sur la pointe des pieds, se dirigea vers l’issue secrète. Du bout des doigts, elle commença à peser sur les moulures de la boiserie, cherchant le ressort qui ferait coulisser le panneau.

Cependant, aucun déclic ne se produisit. Le temps passait. Claude poursuivit ses investigations, le visage enfiévré. Elle se détourna un instant pour jeter un regard inquiet vers M. Lenoir, puis elle revint à sa tâche. Mon Dieu ! comment se déclenchait donc l’invisible mécanisme de la trappe ? Réussirait-elle à en découvrir le secret ?

Tout à coup une voix sévère retentit derrière elle :

« Pourrais-je savoir ce que tu fais ici, garnement ? Comment as-tu osé pénétrer dans mon bureau ? ».

Terrifiée, Claude fit demi-tour et se trouva nez à nez avec M. Lenoir, qui s’était avancé sans bruit. Elle ne sut que répondre, tant M. Lenoir semblait irrité.

Soudain, Claude eut peur. Elle bondit vers la porte, mais M. Lenoir fut plus prompt qu’elle, et, la saisissant par le bras, il la secoua sans ménagements.

« Ainsi, mon garçon, c’est toi qui te permets de me jouer des tours ! Ah, ah ! on se croit très malin, n’est-ce pas ? On vient frapper à ma porte, et puis on se sauve comme un voleur ! Mais je vais t’apprendre à te moquer des gens, moi !»

Il ouvrit la porte et, voyant Simon passer dans le couloir, lui fit signe d’entrer. Celui-ci parut, l’air indifférent comme à l’habitude. Rapidement, M. Lenoir griffonna quelques mots sur une feuille de papier, puis les lui donna à lire. L’autre inclina la tête en signe d’assentiment. Alors M. Lenoir se tourna vers Claude.

« J’ai ordonné à Simon de t’enfermer dans ta chambre. Tu y seras au pain et à l’eau pour le reste de la journée, dit-il avec colère. Cela t’apprendra, j’espère, à te mieux conduire dans l’avenir. Mais, si tu recommences tes frasques, je te préviens que tu recevras une solide correction !

— Cela m’étonnerait que mon père soit très satisfait en apprenant la manière dont vous entendez me punir », s’écria Claude, d’une voix que l’indignation rendait tremblante.

Mais M. Lenoir haussa les épaules. Et il continua, sarcastique :

« Bah ! c’est ce que nous verrons… Attends un peu que ton père sache comment tu te comportes, et je suis certain qu’il sera du même avis que moi. Et maintenant, file ! Rappelle-toi que je t’interdis de quitter ta chambre jusqu’à demain. Sois tranquille : quand ton père arrivera, je lui fournirai toutes les explications souhaitables. »

img24.jpg
M. Lenoir s’était endormi ! prudente, Claude attendit.

La mort dans l’âme, Claude dut suivre Simon, manifestement ravi du rôle qui lui incombait. Mais en arrivant devant la porte de sa chambre, la fillette se mit à crier à tue-tête, afin d’alerter ses amis :

« Mick ! François ! Au secours ! Vite, au secours ! »