CHAPITRE IX
 
Un mystère

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Une nuit, François fut réveillé en sursaut par le grincement de sa porte. Quelqu’un venait d’entrer dans sa chambre ! Le garçonnet se dressa d’un bond.

« Qui va là ? demanda-t-il.

— C’est moi, Noiraud, répondit son ami à voix basse. Vite, lève-toi et viens avec moi : je voudrais te montrer quelque chose. »

François éveilla son frère et tous deux se hâtèrent d’enfiler leur robe de chambre. Puis ils suivirent Noiraud qui les emmena à l’autre extrémité .de la maison dans une petite pièce poussiéreuse qui servait de débarras. On avait entreposé là toutes sortes d’objets hétéroclites, malles et valises, jouets brisés, cartons de vieux vêtements, vases ébréchés ou fendus qui attendaient quelque réparation improbable, ainsi qu’une foule d’épaves également inutilisables.

« Regardez », dit Noiraud, entraînant ses amis vers la fenêtre.

Ils s’aperçurent alors que l’on avait de cet endroit une vue parfaite sur la vieille tour qui flanquait la maison. C’était même un poste d’observation unique, car la chambrette constituait à elle seule une aile minuscule qui formait un angle avec le reste des bâtiments.

Au bout de quelques instants, François et Mick poussèrent une exclamation de surprise : des signaux partaient de la tour ! Une lumière s’allumait, puis s’éteignait. Il y avait quelquefois une interruption prolongée, puis le clignotement des éclats lumineux recommençait, sur un rythme régulier.

« Vous voyez ? Qui peut bien faire cela ? murmura Noiraud.

— Ne serait-ce pas ton père ? suggéra François.

— Cela m’étonnerait : je l’ai entendu ronfler dans sa chambre tout à l’heure. Mais il faut en avoir le cœur net : allons, voir s’il est bien chez lui.

— Attention : il ne s’agit pas de nous faire prendre », objecta François, à qui la perspective de rôder ainsi dans la maison de son hôte ne disait rien qui vaille.

Les trois garçons se dirigèrent vers la chambre de M. Lenoir. Ce dernier s’y trouvait sans aucun doute, car le bruit régulier d’un ronflement parvenait aux enfants à travers la porte fermée.

« Moi, je me demande si ce ne serait pas Simon qui fait des signaux dans la tour, dit alors Mick. Il a l’air d’un homme tellement bizarre… Il ne m’inspire aucune confiance, et plus j’y réfléchis, plus je suis persuadé qu’il s’agit de lui !

— Si nous montions jeter un coup d’œil dans sa chambre ? proposa Noiraud. Si elle est vide, nous serons fixés. Mais dans ce cas-là, je suis certain que papa ignore tout de cette affaire de signaux.

— Il pourrait aussi se faire que Simon ait agi sur son ordre », objecta François, qui, au fond de lui-même, ne se fiait guère plus à M. Lenoir qu’à Simon.

Les enfants prirent l’escalier de service pour gagner l’étage réservé aux domestiques. Renée partageait sa mansarde avec Henriette, la fille de cuisine, mais Simon, de même que la cuisinière, avait une pièce pour lui seul.

Noiraud poussa doucement la porte et quand elle se fut entrebâillée suffisamment pour lui permettre de passer la tête par l’ouverture, il regarda à l’intérieur de la chambre. Elle était éclairée par la lune dont la lumière tombait en plein sur le lit, placé à côté de la fenêtre. Et Simon était là ! Noiraud distinguait nettement la forme massive de son corps soulevant le drap et la tache sombre de sa tête sur l’oreiller.

Le jeune garçon prêta l’oreille, mais ne put entendre l’homme respirer. Il devait être profondément endormi.

Se retirant avec précaution, Noiraud referma la porte sans bruit. Puis, toujours en silence, il poussa ses deux compagnons vers l’escalier.

« Était-il là ? demanda François dans un souffle.

— Oui, répondit Noiraud. Ce n’est donc pas lui qui envoie les signaux… Enfin, qui cela peut-il bien être ? Il ne peut s’agir de maman. D’une servante, pas davantage. Alors ? Je trouve cette affaire très inquiétante : n’y aurait-il pas dans la maison un inconnu qui y serait caché et y vivrait à notre insu ?

— Quelle idée, c’est impossible ! protesta François, sentant un frisson lui passer dans le dos. Écoute, Noiraud, veux-tu que nous montions dans la tour ? Nous pourrions essayer de regarder par le trou de la serrure ou bien par une fente de la porte pour surprendre la personne qui se trouve là-haut. Ainsi, nous saurions tout de suite à quoi nous en tenir. Mais ne crois-tu pas que nous devrions avertir ton père ?

— Non, pas encore. Il faut d’abord que nous en sachions davantage avant d’alerter qui que ce soit, répondit Noiraud fermement. Et à présent, allons à la tour. Il s’agit d’être prudents : on monte là-haut par un vieil escalier en colimaçon si étroit qu’il n’y aura pas le moindre recoin où nous dissimuler si quelqu’un vient à descendre au moment où nous arriverons.

— Qu’y a-t-il dans cette tour ? » questionna Mick tandis que les trois garçons traversaient la maison silencieuse. De minces lames de clair de lune découpaient par endroits l’obscurité profonde, filtrant à travers les interstices des doubles rideaux tirés devant les fenêtres.

« Oh ! pas grand-chose : une table, quelques chaises et des étagères à livres, répondit Noiraud. Nous nous y installons en été, les jours où la chaleur est intense. Là-haut, il y a toujours beaucoup de brise et, les fenêtres ouvertes, on y est très bien. Enfin, la vue est magnifique. »

Ils venaient d’arriver sur une sorte de petit palier d’où partait l’escalier de pierre en spirale, qui montait au sommet de la tour. Les enfants firent une pause. Au-dessus d’eux, juste au tournant des marches, une ouverture en meurtrière projetait sur les dalles une longue bande de clair de lune.

« Il vaut mieux que nous ne montions pas tous les trois, dit Noiraud. Nous aurions trop de mal à battre en retraite si cela devenait nécessaire. Je vais y aller. Attendez-moi ici. Peut-être réussirai-je à voir quelque chose par la fente de la porte ou par le trou de la serrure. »

Il s’engagea dans l’escalier sans bruit et, après avoir gravi quelques marches, disparut aux yeux de ses compagnons. Ceux-ci demeurèrent dans l’ombre du palier. Avisant un épais rideau qui masquait une fenêtre, ils se glissèrent derrière et s’enveloppèrent dans les plis du tissu afin de se protéger de l’humidité glacée qui montait du sol dallé.

Noiraud atteignit le haut des marches. La pièce circulaire qui occupait tout le sommet de la tour était fermée par une solide porte de chêne, bardée de ferrures et garnie de clous à têtes énormes. Noiraud vit au premier coup d’œil qu’il fallait renoncer à regarder par les fentes, car il n’y en avait pas une seule. Restait le trou de la serrure. Malheureusement, il était bouché par une sorte de tampon enfoncé de l’intérieur. Alors, le jeune garçon colla son oreille contre la porte pour écouter.

Il entendit une série de petits bruits métalliques ressemblant à des déclics. Rien de plus.

« C’est l’interrupteur de la lampe qui sert aux signaux, songea Noiraud. Depuis le temps que cela dure, c’est insensé ! Je me demande à qui ces messages sont destinés et ce qu’ils signifient. Ah ! comme je voudrais connaître la personne qui les envoie en ce moment ! »

Tout à coup, le bruit s’interrompit. Des pas résonnèrent sur le sol dallé de la tour. Et presque aussitôt la porte s’ouvrit !

Noiraud n’avait pas le temps de descendre l’escalier. D’instinct, il se plaqua contre le mur, dans l’espoir de passer inaperçu. Par bonheur, la pierre était légèrement en retrait à cet endroit et formait une sorte de niche. Au même instant, un nuage passa devant la lune et Noiraud, brusquement plongé dans l’ombre, commençait à se rassurer lorsque quelqu’un s’engagea dans l’escalier et effleura le bras du jeune garçon.

Celui-ci réprima un sursaut et attendit, le cœur battant, convaincu qu’on allait l’arracher à sa cachette. Mais le mystérieux personnage continua à descendre les marches d’un pas égal comme si de rien n’était.

Noiraud n’osa pas le suivre de peur que la lune, soudain démasquée, ne projetât son ombre devant lui, ce qui l’eût immanquablement trahi. Et il resta immobile, espérant que ses amis avaient pu se dissimuler quelque part et que surtout ils n’allaient pas s’imaginer que c’était lui, Noiraud, qui descendait en ce moment l’escalier !

En entendant des pas sur les marches, Mick et François crurent en effet qu’il s’agissait de leur compagnon. Cependant, surpris de ne pas entendre sa voix, ils se tinrent prudemment derrière leur rideau, soupçonnant que l’individu qu’ils cherchaient à identifier allait sans doute passer devant eux !

« Nous devrions le suivre, souffla François à l’oreille de son frère. Viens, et surtout, pas de bruit ! »

Mais le garçon, empêtré dans les lourds rideaux, ne put se dégager assez rapidement pour accompagner Mick, déjà lancé sur les traces de l’inconnu. La lune brillait à présent et, à chaque fois que l’homme traversait une bande de lumière, Mick le voyait parfaitement. S’efforçant de toujours demeurer lui-même dans l’ombre, l’enfant le suivait sans bruit, de plus en plus intrigué. Où donc s’en allait-il ainsi ?

L’un derrière l’autre, l’homme et le garçonnet s’engagèrent bientôt dans un long couloir. Et Mick reconnut avec étonnement qu’il s’agissait de celui menant aux chambres des domestiques ! Etait-ce possible ? Que signifiait tout ceci ?

Mais la surprise du garçonnet atteignit son comble quand il vit l’inconnu disparaître dans la chambre de Simon. La porte était restée légèrement entrebâillée. Mick s’approcha sans bruit : aucune lumière ne s’était allumée dans la pièce. On n’entendait pas un mot. Soudain, quelque chose grinça, du côté du lit, semblait-il.

Poussé par un irrésistible élan de curiosité, Mick jeta un coup d’œil à l’intérieur de la chambre. Allait-il voir l’inconnu éveiller Simon ou bien encore s’échapper en passant par la fenêtre ?

Son regard fit le tour de la mansarde. Il n’y avait personne. Personne que Simon, profondément endormi. Le clair de lune projetait sa clarté dans les moindres recoins, et Mick put s’assurer qu’il n’était pas le jouet d’une illusion : l’homme avait disparu. Soudain, Simon poussa un profond soupir et se retourna dans son lit.

« Ça, par exemple ! se dit Mick, abasourdi. Voilà bien la chose la plus extraordinaire que j’aie jamais vue : quelqu’un pénètre dans une pièce et disparaît en un clin d’œil, sans faire le moindre bruit, ni laisser la moindre trace ! Qu’est-ce que cela veut dire ? »

Il se hâta de revenir sur ses pas afin de raconter à ses compagnons cette étrange aventure. Cependant, Noiraud ayant de son côté rejoint François, tous deux étaient partis à la recherche de Mick. Rencontrant celui-ci au moment où ils s’y attendaient le moins, ils vinrent se jeter contre lui dans l’obscurité. Les trois enfants sursautèrent violemment et François faillit jeter un cri d’effroi.

« Grands dieux ! Mick, quelle peur tu viens de nous donner ! murmura-t-il. Alors, as-tu réussi à voir de qui il s’agissait ? »

Mick relata les détails de la poursuite.

« L’inconnu est entré dans la chambre de Simon, où il s’est littéralement volatilisé, dit-il en terminant. Sais-tu s’il existe un autre passage secret aboutissant à cette pièce-là, Noiraud ?

— Il n’y en a pas, affirma Pierre Lenoir. Cette partie de la maison est de construction relativement récente et ne comporte rien de mystérieux. Aussi, ne puis-je comprendre ce qu’est devenu notre homme. Qui est-il, à quoi riment ces signaux qu’il envoie de la tour, et où diable se cache-t-il ? C’est vraiment une histoire à dormir debout !

— Il faut à tout prix que nous la tirions au clair, décida François. C’est une énigme si extraordinaire… Mais, j’y songe, Noiraud, comment as-tu découvert que l’on faisait des signaux ?

— Je m’en suis aperçu il y a déjà quelque temps par le plus grand des hasards. Une nuit, comme je ne parvenais pas à m’endormir, je suis monté dans la petite chambre de débarras pour y chercher un vieux livre d’aventures que j’y avais remarqué. Et c’est alors que, regardant machinalement par la fenêtre, j’ai vu une lumière s’éteindre, puis se rallumer brusquement sur la tour.

— Bizarre, murmura Mick.

— Depuis, continua Noiraud, je suis retourné là-haut à plusieurs reprises pour observer les signaux. Mais il n’y avait jamais rien d’anormal, jusqu’à une certaine nuit où les choses se sont reproduites telles que la première fois. Il faisait alors un clair de lune magnifique, et je me suis rappelé tout à coup que c’était également le cas lorsque j’avais découvert l’existence des signaux… Cela m’a frappé et je me suis dit qu’à la prochaine nuit de pleine lune, je reviendrais voir ce qui se passerait. Comme je m’y attendais, une lumière clignotait au sommet de la tour !

— De quel côté regarde donc cette fenêtre, de laquelle on lance les signaux ? questionna François, pensif. Vers la mer ou vers la terre ? »

Noiraud n’hésita pas une seconde :

« Elle donne sur la mer, répondit-il. Il y a quelque part au large quelqu’un qui reçoit les signaux. Mais Dieu sait qui !

— Sans doute des contrebandiers, conclut Mick. Ne te tourmente pas, Noiraud : cela n’a évidemment rien à voir avec ton père… Dites donc, si nous retournions à la tour ? Nous y découvririons peut-être quelque indice. »

Ils revinrent sur leurs pas et grimpèrent l’escalier en colimaçon. La lourde porte de chêne ouverte, ils se trouvèrent dans l’obscurité complète, car la lune s’était cachée. Mais au bout de quelques instants, elle sortit des nuages, et les enfants s’approchèrent de la fenêtre donnant sur le large.

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Ils grimpèrent l’escalier en colimaçon.

Il n’y avait pas la moindre traînée de brume, et l’on pouvait voir l’étendue des marécages s’étaler au loin, monotone, jusqu’à la mer. Les enfants contemplèrent le spectacle en silence. Soudain, la lune disparut à nouveau et l’ombre couvrit le marais. Quelques secondes s’écoulèrent. Tout à coup François saisit le bras de ses amis avec une brusquerie qui les fit tressaillir.

« Je vois quelque chose, murmura-t-il. Tenez, là-bas, un peu à gauche… Qu’est-ce que cela peut bien être ? »

Tous les regards scrutèrent l’obscurité. L’on apercevait une petite ligne de points lumineux, mais si loin qu’il eût été impossible de dire s’ils se déplaçaient ou s’ils restaient immobiles. Puis, la lune reparut, inondant le paysage de sa lumière argentée, et les enfants ne virent plus que le miroitement de sa clarté sur l’étendue marécageuse.

Patiemment, ils attendirent que l’astre fût de nouveau masqué par les nuages, et à l’instant même où tout s’engloutissait dans l’obscurité revenue, le pointillé des lumières lointaines se détacha de nouveau des ténèbres…

« On dirait qu’elles se sont rapprochées depuis tout à l’heure ! s’exclama Noiraud. Ce sont sûrement des contrebandiers ! Ils doivent se trouver sur l’un de ces sentiers secrets qui mènent au Rocher Maudit à travers le marais… Des contrebandiers, mon Dieu, des contrebandiers ! »