CHAPITRE II
 
l’ouragan

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C’est avec joie que les enfants grimpèrent l’escalier assez raide qui menait à leurs chambres. Chacun bâillait à qui mieux-mieux, fatigué par le voyage en chemin de fer.

« Ce maudit vent ne cessera donc pas ! » dit Annie, en soulevant le coin du rideau qui masquait la fenêtre pour jeter un coup d’œil au-dehors. « On voit la lune, Claude. Elle se montre un instant entre deux nuages pour disparaître aussitôt.

— Laisse-la faire, et viens vite te coucher ! s’écria Claude. On gèle ici, et tu vas attraper un bon rhume si tu restes à cette fenêtre.

— Entends-tu le bruit des vagues ? reprit Annie sans bouger d’un pouce. Et la tempête siffle dans le grand hêtre. Si tu voyais comme les branches plient sous le vent ! »

Tandis que sa cousine parlait, Claude s’était pelotonnée frileusement dans son lit.

« Dago, dépêche-toi de grimper sur l’édredon, ordonna-t-elle. Tu vois, Annie, c’est l’un des avantages que l’on a à se retrouver chez soi : ici Dagobert peut coucher sur mon lit et il me tient beaucoup plus chaud qu’une bouillotte !

— En réalité, il n’a pas plus le droit de le faire ici qu’à la pension, observa Annie. Tu sais bien que tante Cécile s’imagine qu’il dort dans son panier.

— Comment veux-tu que je l’empêche de venir me rejoindre pendant la nuit s’il n’a pas envie de rester sur son coussin ? C’est cela, mon bon chien : installe-toi à mes pieds et réchauffe-les. Attends, d’abord que je te caresse. Bonne nuit, mon vieux. Bonne nuit, Annie.

— Bonsoir, répondit la fillette d’une voix déjà ensommeillée. Dis donc, j’espère que ce Noiraud dont parlait Mick viendra ici pendant quelques jours. On s’amuserait bien.

— Ma foi, oui. Cependant, de toute manière, même si M. Lenoir arrive seul, papa passera avec lui le plus clair de son temps : ce n’est pas souvent qu’il nous accompagnera en promenade. » Claude poussa un soupir. « Papa ne s’en rend pas compte, poursuivit-elle, mais quand il est là, jamais les choses ne vont très bien : il gâche tout.

— C’est qu’il ne sait pas s’amuser, déclara Annie. Il est trop sérieux. »

Soudain un bruit violent fit sursauter les fillettes. « Cela doit être la porte de la salle de bain qui vient de claquer, grommela Claude. Je parie que les garçons ont oublié de la fermer. Papa va être furieux : rien ne l’agace autant que ce genre de bruit. Et allez donc : voilà que ça recommence !

— Laisse François et Mick se débrouiller : ils se lèveront », conseilla Annie, maintenant bien au chaud dans son lit douillet.

Cependant, comme de leur côté, les deux frères comptaient que les fillettes s’acquitteraient de la tâche, personne ne bougea. Et une voix irritée retentit bientôt dans l’escalier, dominant le vacarme de la tempête. C’était celle de l’oncle Henri. « Voulez-vous fermer cette porte immédiatement ! cria-t-il. Comment veut-on que je travaille au milieu d’un pareil tapage ! »

D’un bond, les quatre enfants sautèrent à bas du lit. Mais comme ils se précipitaient vers la salle de bain, Dagobert se jeta dans leurs jambes et tout le monde s’étala sur le parquet ciré. Ce fut un beau fou rire, mais l’on n’eut que le temps de se relever pour fermer la porte et regagner les chambres à la hâte : déjà M. Dorsel commençait à gravir l’escalier.

Le vent hurlait sans trêve. Comme les parents de Claude pénétraient dans leur chambre, la porte de celle-ci échappa à la main de M. Dorsel et se referma avec une telle violence qu’un vase posé sur une étagère voisine fut projeté à terre. L’oncle Henri ne put s’empêcher de sursauter. « Quelle engeance ! s’exclama-t-il avec colère. Je n’ai encore jamais vu de tempête aussi terrible depuis que nous sommes ici. Si cela continue, les barques de pêche finiront par être mises en pièces sur la grève, malgré toutes les précautions que l’on a prises pour les éloigner des vagues.

— Le vent ne va pas tarder à tomber, mon ami, dit alors Mme Dorsel d’une voix apaisante. Tu verras que demain matin, tout ira mieux. »

La jeune femme se trompait. Bien loin de se calmer durant la nuit, l’ouragan se déchaîna de plus belle. On l’entendait gémir et lancer sa plainte stridente comme le cri d’une créature en détresse. Aux « Mouettes », personne ne put fermer l’œil. Dagobert ne cessa de pousser de sourds grognements, car il détestait ce concert de voix grinçantes et hurlantes, qu’accompagnait le tremblement des vitres et des châssis de fenêtres secoués par le vent.

Vers le matin, la tempête redoubla encore. Annie se disait que ce devait être une sorte de monstre terriblement irrité et qui parcourait la terre, cherchant à faire le plus de mal possible. La fillette se cachait sous ses couvertures, frissonnante.

Tout à coup, s’éleva un bruit étrange. C’était un long gémissement qui ressemblait au cri désespéré d’un être en proie à d’affreux tourments. Puis on entendit un grand craquement. Claude et Annie se dressèrent sur leur séant, épouvantées. Que se passait-il ?

Les garçons avaient entendu, eux aussi. François se leva d’un bond et courut à la fenêtre. Dans le jardin, se découpait la masse du vieux hêtre, immense, tout noir sous la clarté fuyante de la lune que dérobait à chaque instant la course des nuages. Peu à peu, la cime de l’arbre s’inclinait !

« C’est le hêtre ! hurla soudain François, à la grande frayeur de Mick. Il va s’abattre sur la maison ! Vite, courons réveiller les filles ! »

Et, criant à pleins poumons, François sortit de la chambre en trombe :

« Oncle Henri ! Tante Cécile ! Claude ! Annie ! Dépêchez-vous de descendre : le grand hêtre va tomber ! »

Claude sauta à bas du lit, saisit sa robe de chambre au vol et se précipita à son tour sur le palier. Annie s’élança sur ses talons, devancée par Dagobert.

M. Dorsel venait de surgir sur le seuil de sa chambre, l’air effaré.

« Que signifie ce charivari ? François, veux-tu m’expliquer…

— Venez tous en bas : le grand hêtre a dû être déraciné par la tempête. Ecoutez-le craquer ! s’écria le garçon, incapable de maîtriser son impatience. Tenez, le voilà qui tombe ! Il va écraser la maison ! »

Tout le monde se rua dans l’escalier à l’instant même où l’arbre, arrachant les dernières racines qui le retenaient encore à la terre, s’abattait lourdement sur la toiture des «Mouettes ». On entendit un fracas terrible, puis la chute des tuiles qui, glissant du toit, se brisaient sur le sol.

« Mon Dieu ! murmura Mme Dorsel, en se cachant le visage dans ses mains. Je savais bien que cela finirait par arriver ! » Elle se tourna vers son mari : « Il y a longtemps que nous aurions dû faire étêter cet arbre, continua-t-elle, il était devenu tellement dangereux ! Je me demande quels sont les dégâts… »

On entendait à présent une infinité de bruits plus légers, impossibles à définir : chutes d’objets indéterminés, chocs sourds et tintement de verre brisé. Dagobert en était fort irrité et il ne tarda pas à manifester son impatience en aboyant a pleine voix. Mais M. Dorsel eut tôt fait de lui imposer silence en assenant sur la table un coup de poing d’une telle violence que tout le monde sursauta.

« Si cet animal ne se tait pas, je le jette dehors !» s’écria-t-il.

Cependant comme rien ne semblait devoir calmer Dagobert, Claude finit par le traîner jusque dans la cuisine, où elle l’enferma.

« Moi, je suis comme Dago, j’ai l’impression que cela me soulagerait d’aboyer et de grogner ! déclara Annie, compatissante. Dis-moi, François, penses-tu que l’arbre ait défoncé le toit de la maison ? ».

M. Dorsel alla chercher sa grosse lampe de poche et il se dirigea vers l’escalier dont il gravit les marches avec précaution, afin de se rendre compte des dégâts causés par l’accident. Quelques instants plus tard, il redescendait, le visage blanc comme un linge.

« Les branches du hêtre ont crevé la toiture, démoli les mansardes et le grenier, annonça-t-il. La chambre des garçons n’a pas trop de mal. Quant à celle des filles, il n’en reste à peu près rien : si Claude et Annie s’étaient trouvées dans leur lit, elles auraient pu être tuées… »

Chacun garda le silence, songeant avec effroi au danger mortel qui avait menacé la maisonnée.

« Heureusement que j’ai une bonne voix et que je m’entends à réveiller les gens qui dorment », s’écria gaiement François, pour dissiper l’émotion qui s’était emparée de tout le monde. Et, remarquant l’extrême pâleur de sa jeune sœur : « Dis donc, Annie, questionna-t-il, as-tu pensé à l’histoire palpitante que tu pourras raconter à tes amies quand tu retourneras en pension après les vacances ?

— Je vais aller préparer du chocolat au lait », décida Mme Dorsel qui commençait seulement à se remettre de sa frayeur. « Nous en prendrons tous une bonne tasse et cela nous fera le plus grand bien. Henri, va donc voir s’il y a encore du feu dans ton bureau. Il ne s’agit pas de s’enrhumer, à présent ! »

Un quart d’heure plus tard, la famille rassemblée autour d’une belle flambée, savourait le bon chocolat mousseux que venait de servir tante Cécile.

Annie promenait autour de la pièce un regard curieux. Ainsi c’était donc là, dans ce domaine jalousement interdit à sa fille et à ses neveux, que l’oncle Henri poursuivait ses travaux compliqués. Il y écrivait ces livres savants qu’Annie était bien sûre de ne jamais pouvoir comprendre. Il y composait des figures et des dessins bizarres et s’y livrait aussi à des expériences mystérieuses.

Ce soir-là pourtant, l’oncle Henri ne semblait guère avoir conscience de sa supériorité intellectuelle sur les autres hommes : on aurait plutôt dit qu’il avait un peu honte. Annie ne tarda pas à savoir pourquoi.

« C’est vraiment une grande chance, mon ami, qu’aucun d’entre nous n’ait été tué ni blessé, déclara soudain tante Cécile, en regardant son mari d’un œil sévère. Combien de fois ne t’avais-je pas demandé de faire étêter cet arbre ? Il était aisé de voir qu’à la première tempête nous risquions un accident, et j’avais toujours peur qu’il ne finisse par tomber sur la maison…

— Je sais, je sais », répondit M. Dorsel, s’appliquant à tourner sa petite cuillère dans sa tasse. « J’aurais dû t’écouter, mais j’avais tellement de travail tous ces derniers temps… »

Mme Dorsel poussa un soupir.

« C’est toujours l’excuse que tu donnes quand tu négliges de t’occuper de quelque affaire urgente. Allons, je vois bien qu’à l’avenir, il me faudra prendre moi-même les décisions qui s’imposeront. Ce sont des périls trop graves pour que…

— Mais voyons, l’accident de ce soir n’est tout de même pas de ceux qui sont susceptibles de se reproduire tous les jours ! » s’écria l’oncle Henri, prêt à se fâcher. Cependant, il se domina, comprenant à quel point sa femme était bouleversée. Il la regarda : elle était au bord des larmes. Alors, il déposa sa tasse sur une table et, s’approchant de tante Cécile, passa son bras autour de ses épaules.

« Tu as eu terriblement peur, mon petit, dit-il. Mais essaie de n’y plus penser : nous sommes tous sains et saufs, c’est l’essentiel. Et qui sait, quand il fera jour et que nous pourrons examiner les lieux, peut-être trouverons-nous moins de mal qu’il n’y paraît.

— Hélas, mon ami, je croirais plutôt le contraire ! C’est épouvantable ! D’abord où passerons-nous le reste de la nuit ? Nos chambres sont inhabitables. Et puis, qu’allons-nous devenir en attendant que le toit soit réparé et le premier étage remis en état ? Avec les enfants qui viennent d’arriver en vacances… La maison va être encombrée d’ouvriers pendant Dieu sait combien de temps, plusieurs semaines au moins ! Vraiment, Henri, je me demande que faire.

— Ne t’inquiète pas : je m’occuperai de tout, déclara M. Dorsel. Je suis d’autant plus navré de ce qui s’est passé qu’il y a dans cette affaire beaucoup de ma faute. Mais je vais faire l’impossible pour arranger les choses au mieux, tu verras ! »

En réalité tante Cécile ne croyait guère à l’efficacité des efforts que déploierait son mari, mais elle lui savait gré du réconfort qu’il tentait de lui apporter.

De leur côté, les enfants avaient écouté la conversation en silence, tout en dégustant leur chocolat. Evidemment, oncle Henri était bien supérieur à tous les gens qu’ils connaissaient : il était si intelligent et si savant ! Mais il ne fallait pas s’étonner s’il avait négligé de faire étêter le grand hêtre malgré l’importance du danger que cet arbre représentait pour la maison et ses habitants : on avait si souvent l’impression que l’oncle Henri habitait une autre planète que les gens de son entourage !

À présent, il n’était plus du tout question de remonter se coucher. Au premier étage, les chambres qui n’avaient pas été complètement dévastées, devaient être bouleversées de fond en comble, avec les lits couverts de poussière et de gravats. Aussi tante Cécile se mit-elle à étendre des couvertures sur les trois divans qui se trouvaient dans le bureau, dans le salon et dans la salle à manger. Puis elle sortit un lit de camp d’un placard et le déplia avec l’aide de François.

« Il va falloir que nous nous contentions de cela, dit-elle. Je sais bien que la nuit ne sera plus très longue à présent, mais nous avons quand même besoin de dormir ! Heureusement, le vent semble un peu calmé.

— Maintenant qu’il a fait tout le mal possible, il est sans doute satisfait, observa M. Dorsel d’un ton amer. Allons, que chacun se couche : nous discuterons de la situation demain matin. »

En dépit de leur fatigue, les enfants eurent bien du mal à s’endormir après tant d’émotions. Annie surtout se tourmentait : comment tante Cécile allait-elle pouvoir loger tant de monde aux « Mouettes » après un pareil accident ? Et la fillette se demandait ce qu’il allait advenir d’elle et de ses frères : leurs parents étaient en effet partis pour un lointain voyage, et, en leur absence, la maison familiale restait fermée.

« J’espère que l’on ne va pas nous renvoyer à la pension », songeait Annie, se tournant et se retournant sur son divan. « Ce serait terrible, après tous les projets que nous avions faits pour nos vacances et la joie que nous nous promettions ici… »

De son côté, Claude éprouvait les mêmes craintes que sa cousine : elle était presque sûre qu’on l’obligerait à retourner à Clairbois dès le lendemain matin. Et ce qui la peinait le plus était d’être si vite séparée de ses cousins Mick et François, qui, eux aussi, devraient regagner leur pensionnat.

Seul, Dagobert ne se faisait aucun souci. Couché aux pieds de Claude, il ronflait paisiblement, le cœur content. Peu lui importait ce qu’il adviendrait de lui pourvu qu’il fût auprès de sa jeune maîtresse !