CHAPITRE XX
Dagobert
M. Vadec pâlit affreusement, tandis que Noiraud s’exclamait avec enthousiasme :
« Bravo, oncle Henri ! Bien joué ! »
Avec un cri de rage, Simon se rua sur le garçonnet, et, l’empoignant par l’épaule, il leva sa corde à bout de bras pour le frapper.
« C’est cela, approuva M. Vadec d’une voix sifflante. Règle donc son compte à ce gamin. Après, ce sera le tour de l’autre : un fieffé imbécile, et qui ne veut rien entendre !… Mais nous ne tarderons pas à les mettre à la raison : une bonne correction de temps en temps, quelques jours passés ici dans l’obscurité, sans rien à manger… et tu verras que cela suffira à les rendre plus compréhensifs ! »
Effrayé par le tour que prenaient les choses, Noiraud poussa un cri strident. M. Dorsel se leva d’un bond, mais au même instant, la corde s’abattit avec force sur les épaules de Noiraud, qui ne put retenir un hurlement de détresse.
Tout à coup, l’on entendit le bruit d’une course rapide. Prompte comme l’éclair, une masse confuse surgit d’une galerie et se jeta sur Simon. Celui-ci lâcha un gémissement de douleur et, chancelant sous l’attaque imprévue, il renversa la lanterne qui éclairait la scène. La lumière s’éteignit.
Dans l’ombre résonnaient des grognements furieux, tandis que Simon luttait désespérément contre l’assaillant mystérieux, qui s’attachait à lui et le harcelait sans pitié.
« Vadec ! À moi ! » hurlait-il.
Son complice voulut s’élancer à son secours, mais l’ennemi invisible l’attaqua à son tour. Noiraud et M. Dorsel écoutaient, pétrifiés. À leur surprise extrême se mêlait quelque crainte. Qui donc, quelle créature inconnue était ainsi survenue sans crier gare dans le souterrain ? Se jetterait-elle aussi sur eux ? S’agissait-il de quelque bête féroce réfugiée dans ce labyrinthe, loup ou rat de taille gigantesque ?
Soudain, le monstre donna de la voix et, contre toute attente, ce fut une série d’aboiements frénétiques qui retentit et se répercuta le long des galeries souterraines. Noiraud poussa un cri de joie.
« Dagobert, c’est donc toi ! s’écria-t-il. Hardi, mon bon chien, vas-y ! Mords-le, mords-le bien ! »
Epouvantés, les deux bandits ne se défendaient que fort mal contre un adversaire aussi décidé et aussi vaillant que Dagobert. Et ils s’enfuirent bientôt à toutes jambes, en s’efforçant de ne pas s’écarter de la corde qu’ils avaient tendue le long des galeries pour se guider. Dago s’élança joyeusement à leurs trousses et prit un extrême plaisir à leur donner la chasse quelques instants. Puis il s’en revint auprès de Noiraud et de M. Dorsel, très satisfait de lui-même.
On lui fit un accueil délirant. Le père de Claude n’en finissait plus de le caresser, tandis que Noiraud lui passait les bras autour du cou pour le flatter et l’embrasser.
« Comment es-tu venu jusqu’ici ? lui disait le garçonnet. Tu as donc réussi à sortir du passage où nous t’avions laissé ? Mon pauvre vieux,… tu dois être mort de faim ! Tiens, regarde, voici de quoi manger… »
Sans se faire prier, Dagobert accepta l’invitation et déjeuna de bon cœur. Il avait bien réussi à attraper quelques rats dans le souterrain, les jours précédents, mais ce n’avait été pour lui qu’une maigre chère. Heureusement, il avait trouvé de minces filets d’eau suintant le long des galeries et les avait léchés pour apaiser sa soif. Mais s’il n’avait pas réellement souffert du manque de nourriture, il avait connu l’angoisse et le désarroi de l’être qui se voit subitement retranché de tout ce qu’il aime. Que signifiait donc cet isolement prolongé où le laissaient ses amis, et pourquoi sa chère maîtresse n’avait-elle pas reparu ? Jamais encore, il n’était resté séparé d’elle aussi longtemps !
« Oncle Henri, fit soudain Noiraud, ne pensez-vous pas que Dago serait capable de nous ramener au Pic du Corsaire ? Il retrouverait sûrement le chemin ! »
L’enfant se tourna vers Dagobert et, détachant ses mots, il lui dit d’un ton ferme :
« En route, mon vieux ! Conduis-nous à la maison. Tu entends ? À la maison : pour rejoindre Claude ! »
Dago écoutait, les oreilles dressées. Puis il courut faire un petit tour dans la galerie par laquelle étaient venus Simon et M. Vadec. Mais il revint bientôt, l’air penaud : il n’avait aucune envie de s’engager dans cette direction, où son flair l’avertissait que des ennemis le guettaient peut-être. Les deux brigands n’étaient, certes pas, des gens à abandonner aussi facilement la partie !
Mais Dagobert connaissait bien d’autres chemins que celui-là parmi tous ceux qui parcouraient les profondeurs du Rocher Maudit. L’un d’eux, par exemple, descendait jusqu’au niveau du marais, où il débouchait à l’air libre, au pied de la colline ! Et Dago n’hésita pas davantage : il se mit en route dans l’obscurité, entraînant avec lui le père de Claude, qui l’avait pris par son collier, tandis que Noiraud emboîtait le pas, cramponné à la manche de M. Dorsel.
Le parcours était fort malaisé, et l’oncle Henri finissait par se demander si Dago savait vraiment où il allait… On descendait toujours davantage, par une galerie en pente, et qui semblait interminable. On trébuchait à chaque instant sur le sol inégal, et l’on se cognait parfois la tête à l’improviste contre la voûte du passage, brusquement surbaissée. Enfin l’épreuve était particulièrement désagréable pour M. Dorsel qui marchait pieds nus, en pyjama, avec une couverture jetée sur les épaules.
Les fugitifs atteignirent enfin le terme de leur expédition et, débouchant de la galerie, ils se retrouvèrent au bas de la colline. Devant eux, s’étendait le marais, déjà ouaté de brume. Le site était désolé, l’immensité déserte, et pas plus Noiraud que l’oncle Henri ne savait de quel côté se diriger.
« Bah ! nous n’avons qu’à nous en remettre à Dagobert, déclara Noiraud. Il connaît le chemin pour regagner la ville. Et là, nous n’aurons plus aucun mal à retrouver le Pic du Corsaire ! »
Mais à peine Noiraud avait-il prononcé ces mots que Dagobert s’arrêta net. À la grande surprise des fugitifs, il se mit à gémir d’une voix lamentable. Penaud, la queue entre les jambes, il refusa d’avancer plus avant.
Qu’y avait-il donc ?
Soudain, il lança un bref aboiement, fit demi-tour et, abandonnant ses deux amis, se précipita dans la galerie qu’il venait de quitter.
« Ici, Dago ! hurla Noiraud. Reviens ! Tu ne vas tout de même pas nous abandonner !… Dago !
Mais Dagobert avait disparu. Noiraud et M. Dorsel se regardèrent, muets de stupeur, incapables de comprendre la raison de ce qui s’était passé.
« Cette fois, dit l’oncle Henri, nous n’avons plus qu’à nous débrouiller nous-mêmes… Allons, il faut d’abord que nous essayions de franchir cette languette de terrain marécageux qui est devant nous. Plus loin, nous trouverons sans doute un sentier. »
Avec précaution, le père de Claude avança le pied afin de tâter le sol et de s’assurer qu’il était assez sûr. Mais il se rejeta vivement en arrière : la vase cédait à la pression !
Les fugitifs
atteignirent enfin le terme de leur expédition.
Le brouillard s’épaississait si rapidement qu’il était à présent impossible de distinguer quoi que ce fût à plus de quelques mètres. Derrière les fugitifs, s’ouvrait l’entrée de la galerie par laquelle les avait guidés Dagobert. Au-dessus, le flanc de la colline s’élevait à pic, dressé comme une haute falaise. Aucun sentier ne passait de ce côté, c’était bien certain. Aussi ne restait-il plus qu’à contourner le pied du Rocher Maudit pour rejoindre la route en lacets qui menait à la ville. Malheureusement, on n’y pourrait accéder qu’après avoir traversé la languette de terrain marécageux…
« Asseyons-nous, proposa Noiraud. Et attendons un peu pour voir si Dago va revenir. »
Ils s’installèrent sur un gros rocher à l’entrée de la galerie, guettant le moindre bruit susceptible d’annoncer le retour de leur ami. Cependant, Noiraud se prit à penser à ses camarades, restés au Pic du Corsaire. Et il imaginait leur stupéfaction en constatant sa disparition ainsi que celle de M. Dorsel.
« Je me demande ce qu’ils font en ce moment, se disait-il. Ah ! que ne donnerais-je pas pour le savoir ! »
Claude et ses compagnons n’étaient certes pas demeurés inactifs. Après la découverte de l’issue secrète par laquelle M. Vadec avait emmené ses prisonniers, ils avaient exploré le souterrain auquel elle donnait accès. Et c’est là qu’ils avaient vu le bandit en compagnie de Simon, son complice !
Ils avaient également découvert le stratagème qu’utilisait le domestique pour empêcher que l’on remarquât ses fugues : son traversin et un gros ballon, disposés dans son lit à la manière d’un mannequin, simulaient un homme profondément endormi…
Et à présent, tous réunis dans le bureau de M. Lenoir, c’était auquel des enfants parlerait le premier pour raconter ce qu’ils avaient appris. Il ne fallut pas longtemps à M. Lenoir pour se convaincre que, bien loin d’être le fidèle serviteur qu’il paraissait, Simon n’était en réalité qu’un vulgaire espion, installé au Pic du Corsaire par M. Vadec !
Dès que François eut compris que l’opinion de M. Lenoir était faite à ce sujet, il s’exprima plus librement, n’hésita plus à mettre son hôte au courant des événements de la journée.
« Grands dieux, s’exclama M. Lenoir quand François eut terminé son récit, Vadec est fou à lier, cela est certain ! Je l’avais bien toujours trouvé un peu bizarre, mais il faut qu’il ait complètement perdu la raison pour avoir ainsi machiné cet enlèvement. Et Simon est aussi insensé que lui !… Ma parole, il s’agissait d’un véritable complot : ces deux gredins avaient dû apprendre quels étaient les projets de M. Dorsel. Et ils ont voulu les empêcher d’aboutir, afin que ne soient pas compromises leurs fructueuses affaires de contrebande. Dieu sait ce qu’ils auront été capables de faire… Tout ceci est extrêmement grave !
— Ah ! si seulement Dagobert était ici ! » s’écria Claude brusquement.
M. Lenoir regarda la fillette, ébahi. « Qui est Dagobert ? demanda-t-il.
— Ma foi, monsieur, répondit François, autant vaut tout vous dire à présent… »
Et il révéla la présence de Dagobert au Pic du Corsaire.
M. Lenoir parut fort contrarié.
« C’est une histoire ridicule, fit-il sèchement. Si vous m’aviez dit ce qu’il en était, je me serais arrangé pour mettre cet animal dans une maison du voisinage. J’ai horreur des chiens et je ne veux pour rien au monde en voir chez moi, mais je n’aurais pas mieux demandé que de trouver une solution convenable au problème… »
Ces paroles plongèrent les enfants dans la confusion. Et ils regrettèrent leur attitude envers M. Lenoir. Sans doute, celui-ci était-il quelque peu bizarre, avec ses manies et ses brusques colères, mais au fond, ce n’était nullement le méchant homme qu’ils avaient tous imaginé.
« Oh ! monsieur, je voudrais tant délivrer Dagobert, dit Claude. Peut-être pourrions-nous essayer pendant que vous allez téléphoner à la police… Le passage secret a une seconde issue qui s’ouvre justement ici, dans votre bureau…
— Ah ! je comprends, s’exclama M. Lenoir. Voilà donc la raison pour laquelle je vous ai surprise dans cette pièce ! Eh bien, je ne vois aucun inconvénient à ce que vous libériez votre chien, à condition qu’ensuite, vous ne le laissiez pas s’approcher de moi. »
Sur ces mots, il s’en alla téléphoner dans le vestibule, suivi de Mme Lenoir, dont les yeux étaient rougis par les larmes.
« Vite, ouvrons le panneau, s’écria Claude dès qu’elle se retrouva seule avec ses amis. Dans le passage, nous nous mettrons tous à appeler et à siffler Dago. Comme cela, il nous entendra sûrement, même s’il est à l’autre extrémité ! »
Refaisant les mêmes gestes qu’ils avaient vu accomplir à Noiraud, les enfants manœuvrèrent sans difficulté la porte à secret et, quelques instants plus tard, ils s’engouffraient l’un après l’autre par l’issue béante. Mais ils eurent beau explorer l’étroite galerie qui menait à la chambre de Noiraud, ils ne trouvèrent aucune trace de Dagobert ! Cependant, Claude fut la première à revenir de sa surprise :
« Vous souvenez-vous de ce qu’avait dit un jour Noiraud ? Ce passage aurait une autre issue dans la salle à manger… Et justement, j’ai bien cru apercevoir une porte quand nous sommes passés dans ces parages tout à l’heure. Dago a très bien pu s’en aller par là et, qui sait ? peut-être découvrir une autre galerie. »
Les enfants revinrent alors sur leurs pas et, à l’endroit qu’avait indiqué leur compagne, ils découvrirent en effet une petite porte dérobée qui se confondait presque avec le mur. Claude la poussa. Elle céda aisément, puis se referma toute seule, avec un léger déclic : elle ne pouvait manifestement s’ouvrir que d’un seul côté.
« Voilà par où est passé Dagobert ! dit Claude. Et il n’a pu revenir. Venez, il faut que nous le retrouvions. »
La porte franchie, les enfants s’engagèrent dans une nouvelle galerie comparable à celle qu’ils venaient de quitter, mais un peu moins étroite. Soudain, le sol commença à prendre de la pente. François se retourna vers ses compagnons et leur dit :
« J’ai l’impression que nous n’allons pas tarder à rejoindre le souterrain que nous empruntions jusqu’à ces jours derniers pour emmener Dago en promenade. Mais oui, tenez : voici le puits qui part de la chambre ! »
Ils continuèrent d’avancer, appelant et sifflant Dago de toutes leurs forces. Mais c’était en vain. Aussi Claude ne tarda-t-elle pas à s’inquiéter.
« Regardez donc, s’écria Mick tout à coup, on dirait que nous sommes à présent dans cette galerie à laquelle on accédait par le coffre sous la fenêtre d’oncle Henri ! Mais oui, c’est bien cela et voici l’endroit où nous avons vu passer Simon et M. Vadec !
— Mon Dieu, fit Claude, épouvantée. Crois-tu qu’il soit arrivé malheur à Dago ? Je n’y avais pas encore pensé ! »
Une même appréhension s’empara de tous les enfants… Il était impossible que les deux bandits n’eussent pas eu quelque maille à partir avec Dago si celui-ci s’était trouvé dans leurs parages. Et dans ce cas, que s’était-il alors passé ? Comment Claude et ses amis se seraient-ils doutés qu’à l’instant même où ils se tourmentaient ainsi, Dago était auprès de Noiraud et de M. Dorsel !
« Regardez donc ! » s’exclama François, braquant sa lampe électrique sur la paroi du souterrain. « Une ficelle ! Et l’on dirait qu’elle court tout le long de la galerie… Je me demande pourquoi.
— Puisque Simon et Vadec sont passés par là, déclara Claude, ce souterrain mène sûrement à l’endroit où ils ont emmené leurs prisonniers. Ils ont dû les cacher par là ! Je vais suivre cette ficelle jusqu’au bout et grâce à elle, je trouverai, j’en suis certaine ! Qui vient avec moi ? »