CHAPITRE XXII
Tout s’explique
Hélas ! que pouvait-on faire ? Bouleversés, impuissants, les enfants regardaient leur ami qui luttait de toutes ses forces pour échapper à la terrible succion de la vase.
« Il va s’enliser ! » s’écriait Annie, pleurant à chaudes larmes.
Soudain, l’on entendit un bruit de moteur sur la route. C’était un camion chargé de bois et de charbon : coke, boulets, bûches, planches, sacs et fagots s’entassaient sur le plateau. Claude le héla à pleine voix :
« Arrêtez, arrêtez ! Notre chien est tombé dans le marais ! Venez à notre secours ! »
Le véhicule freina aussitôt. D’un coup d’œil, M. Dorsel examina le chargement. Puis il se précipita et, en quelques secondes, aidé de François, il dégagea plusieurs planches qu’il courut jeter dans la vase. S’en servant ensuite comme des pierres d’un passage à gué, il parvint à atteindre l’infortuné Dago.
Le chauffeur du camion sauta à bas de son siège pour aider au sauvetage. Et il lança d’autres planches, à angle droit avec les premières, de manière à former une surface plus grande, susceptible de mieux résister à l’emprise de la vase. Puis ce fut le tour des bûches, sacs et fagots qui, peu à peu, formèrent une sorte de pont entre le marais et la route.
« Oncle Henri va attraper Dago ! Ça y est, il le tient et, à présent, il l’arrache de la vase ! » s’écriait Annie d’une voix stridente.
Claude se laissa tomber au bord de la route; son visage était devenu d’une pâleur mortelle, et, maintenant que Dago semblait sur le point d’être sauvé, elle se sentait terrassée par l’émotion.
C’était une tâche difficile que de tirer Dagobert de sa dangereuse situation, car la boue qui collait à son corps l’aspirait comme d’innombrables ventouses d’une force incroyable. Enfin, le malheureux put se dégager, et il finit par prendre pied sur les planches, épuisé, mais s’efforçant de remuer faiblement sa queue toute engluée de vase.
Sans se soucier de l’état repoussant dans lequel il se trouvait, Claude courut lui jeter les bras autour du cou.
« Oh ! Dago, quelle peur tu nous as donnée ! s’écria-t-elle. Mon Dieu, comme te voilà fait, et que tu sens mauvais ! Mais j’ai tellement cru ne plus jamais te revoir, mon pauvre Dago ! »
Cependant le chauffeur considérait d’un œil mélancolique les planches et le reste de son chargement qui, lentement, s’enfonçaient dans le marais. Alors, l’oncle Henri s’avança. Il avait bien la plus étrange allure que l’on pût imaginer, avec son pyjama souillé de boue et sa couverture drapée sur les épaules; néanmoins, il prit la parole d’un air fort digne, et s’adressant au chauffeur :
« Ne vous inquiétez pas, lui dit-il. Je n’ai pas d’argent sur moi, mais si vous vous présentez au Pic du Corsaire un peu plus tard, je vous dédommagerai largement de votre peine ainsi que de la perte de vos marchandises, et je vous récompenserai de l’aide que vous nous avez apportée.
— Ma foi ! je dois justement livrer du charbon chez le voisin de M. Lenoir », fit l’homme, promenant sur l’accoutrement de son interlocuteur un regard éberlué. « Et si cela peut vous rendre service, je ne demande pas mieux que de vous emmener : ce n’est pas la place qui manque dans le camion à présent ! »
Le jour commençait à baisser et la brume s’épaississait de plus en plus et l’on était las. Aussi fut-ce avec joie que l’on grimpa dans le véhicule. Celui-ci démarra aussitôt et, dans un bruit assourdissant, s’engagea sur la rampe qui montait au sommet du Rocher Maudit. Dix minutes plus tard, l’on s’arrêtait devant le Pic du Corsaire et tout le monde descendit, la tête bourdonnante, les membres moulus et courbatus, épuisé par les fatigues et les émotions de la journée.
« Je passerai chez vous demain, déclara le chauffeur. Il est trop tard pour que j’entre maintenant. Bonsoir ! »
Noiraud tira la sonnette. Renée accourut, mais quand elle ouvrit la porte, elle faillit tomber à la renverse en reconnaissant le groupe des arrivants éclairés en plein par les lampes du vestibule.
« Seigneur Jésus ! s’écria-t-elle. Vous voilà enfin ! Ah ! c’est monsieur et madame qui vont être contents ! La police vous a cherchés partout, chez M. Vadec et jusque dans les souterrains ! Et puis… »
À ce moment, Dago bondit dans le vestibule, couvert de boue, hirsute, méconnaissable. Renée poussa un cri perçant.
« Qu’est-ce que ce monstre ? s’exclama-t-elle. Jamais je ne croirai que…
— Ici, Dago ! » s’écria Claude, se rappelant tout à coup que M. Lenoir ne pouvait souffrir les chiens. « Renée, pourriez-vous emmener cette pauvre bête à la cuisine et vous occuper de lui ? Je n’aurais pas le cœur de le laisser dehors; si vous saviez ce qu’il a fait pour nous !
— Allons, ma fille, presse-toi, dit M. Dorsel avec impatience. J’imagine que M. Lenoir serait tout de même capable de supporter la présence de Dagobert pendant quelques instants !
— Oh ! mademoiselle, ne vous inquiétez pas, dit Renée. Je vais commencer par lui donner un bon bain : il en a besoin ». Puis, se tournant vers M. Dorsel : « M. et Mme Lenoir sont au salon, monsieur… » Elle s’arrêta net, car elle venait de constater dans quelle étrange tenue se trouvait M. Dorsel. Et elle s’exclama : « Mon Dieu, monsieur, voulez-vous que je coure vous chercher des vêtements ? »
Le père de Claude la remercia d’un geste, puis il se dirigea vers le salon, suivi des enfants, tandis que Dago se laissait conduire docilement à la cuisine par Renée. M. Lenoir, qui avait entendu le bruit des voix dans le vestibule, ouvrit la porte pour savoir ce qui se passait.
À la vue des arrivants, une indicible stupéfaction se peignit sur son visage. , Mme Lenoir s’élança sur Noiraud et le couvrit de baisers, riant et pleurant à la fois, tandis que la petite Mariette sautait autour de lui et s’ébrouait de plaisir comme un jeune chien. M. Lenoir se frottait les mains, rayonnant. Il assena à M. Dorsel de grandes claques sur les épaules, allongea quelques bourrades affectueuses aux enfants, puis déclara :
« Eh bien, vrai, on peut dire que je suis content de vous voir tous sains et saufs. Mais à présent, que de choses vous devez avoir à nous raconter !
— C’est une étrange histoire, Lenoir, répliqua M. Dorsel. Et beaucoup plus étrange encore que vous ne l’imaginez, j’en suis sûr. Mais si vous le permettez, il faut d’abord que je m’occupe de mes pieds. J’ai fait des kilomètres dans l’équipage où vous me voyez et, maintenant, je commence à en ressentir douloureusement les conséquences. »
En un clin d’œil, la maisonnée fut sens dessus dessous, tandis que l’on apportait une bassine d’eau chaude pour baigner les pieds de l’oncle Henri, une bonne robe de chambre pour le couvrir, ainsi que des sandwiches et des tartines accompagnés de thé et de café au lait pour tout le monde. L’animation et la joie qui régnaient faisaient plaisir à voir, et les enfants, réconfortés e tdéjà reposés, se réjouissaient en pensant à l’importance de ce qu’ils auraient à raconter, le moment venu.
Sur ces entrefaites, la police arriva et le commissaire se mit aussitôt à poser une foule de questions. C’était à qui répondrait et parlerait le premier, mais l’on décida que, seuls, M. Dorsel, Claude et Noiraud, auraient la parole. C’étaient eux qui avaient en effet le plus à dire.
De tous les auditeurs, M. Lenoir fut peut-être le plus surpris. Lorsqu’il apprit comment M. Vadec avait offert d’acheter les plans d’assèchement du marais et avoué franchement son activité de contrebandier, il se laissa aller contre le dossier de sa chaise, muet d’étonnement.
« Cet homme est fou ! s’écria le commissaire. Il s’imagine vivre à une autre époque !
— C’est justement ce que je lui ai dit, observa Noiraud. Je lui ai déclaré qu’il s’était trompé de siècle et qu’il était en retard de cent ans sur nous !
— Nous avons essayé plus d’une fois de le prendre la main dans le sac au sujet de cette affaire de contrebande, reprit le policier. Mais il est trop malin… Voyez un peu cette ruse, monsieur : il installe Simon ici pour vous espionner, et, du même coup, ce complice en profite pour envoyer des signaux du haut de votre tour. Le procédé ne manque pas d’audace ! Et en feignant la surdité, Simon ne pouvait que mieux surprendre ce qui se passait dans la maison !
— Au fait, dit soudain François, ne pensez-vous pas que nous devrions nous occuper un peu de lui, ainsi que de M. Vadec et de leur complice ? Sans doute sont-ils encore en train d’errer dans les souterrains, fort mal en point, peut-être… Dagobert en a mordu deux !
— Ma foi, cet animal vous a probablement sauvé la vie, observa le commissaire. Vous avez eu de la chance ! Je sais bien, monsieur Lenoir, que vous n’aimez pas les chiens, mais vous admettrez sûrement que, sans celui-ci, les choses auraient pu tourner très mal…
— Oui, c’est certain, reconnut M. Lenoir. Et, comme par hasard, Simon avait lui aussi horreur des chiens : il n’en voulait à aucun prix dans la maison. Il craignait évidemment qu’ils n’aboient à ses trousses lors de ses allées et venues clandestines… Mais à propos, qu’avez-vous fait de ce merveilleux Dagobert ? J’aimerais assez le voir un instant, bien que je déteste ses pareils et que je sois persuadé de les détester toujours !
— Je vais le chercher, s’écria Claude. Pourvu que Renée ait eu le temps de lui donner le bain qu’elle lui avait promis. Il était dans un tel état ! »
La fillette revint au bout d’un instant avec Dagobert. Mais c’était un Dagobert bien différent de la pauvre bête arrachée au marais à grand-peine. Renée l’avait baigné, puis séché et frictionné dans des serviettes chaudes. Il sentait bon le savon et la propreté, son poil était redevenu souple et brillant et il avait avalé une bonne soupe. Aussi se trouvait-il enchanté de tout et de tout le monde, y compris de lui-même.
« Dago, je te présente un ami, fit Claude, d’un ton solennel. Dis-lui bonjour. »
Dagobert regarda M. Lenoir de ses grands yeux bruns. Puis il trotta droit vers lui et lui tendit sa patte le plus poliment du monde, ainsi que Claude le lui avait enseigné.
M. Lenoir fut complètement abasourdi, car il ignorait qu’un chien pût avoir d’aussi bonnes manières. Aussi fut-ce très volontiers qu’il saisit la patte de Dago afin d’échanger avec lui une cordiale poignée de… main. Dagobert observa de son côté une discrétion extrême et ne fit pas la moindre tentative pour sauter sur lui ni lui passer un coup de langue sur la figure. Il retira sa patte fort dignement, poussa un petit « wouf » comme pour dire : « Enchanté de vous connaître, monsieur. » Puis il revint vers sa maîtresse et se coucha sagement à ses pieds.
« Mais il ne ressemble pas du tout à un chien ! s’écria M. Lenoir, au comble de la stupéfaction.
— C’en est pourtant un vrai, je vous assure, fit Claude avec feu. C’est un chien bien vivant, en chair et en os. Seulement, il est meilleur et beaucoup plus intelligent que tous les autres. Dites, monsieur, me permettez-vous de le garder, en le confiant à quelque personne du voisinage ? Ainsi, on ne le verrait pas ici, dans la maison.
— Ma foi, il me paraît si raisonnable et il s’est comporté d’une si brillante manière que je t’autorise à l’installer ici même, répondit M. Lenoir, dans un grand effort de générosité. Je ne te demande qu’une seule chose : c’est de ne pas trop le laisser s’approcher de moi.
— Soyez tranquille, s’écria Claude joyeusement. Vous ne le verrez jamais. Oh ! merci, monsieur, si vous saviez comme je suis contente ! »
Cependant, le commissaire de police avait été séduit par Dagobert, lui aussi. Et, le désignant du menton, il dit à Claude :
« Quand vous voudrez vous débarrasser de lui, vendez-le-moi ! Un chien comme cela nous serait fameusement utile pour le service : il aurait vite fait de débusquer les contrebandiers ! »
Claude ne se donna même pas la peine de répondre. Comment pouvait-on imaginer qu’elle eût jamais envie de se séparer de Dago et, par-dessus le marché, de le laisser enrôler dans la police !
Mais les enquêteurs ne devaient pas tarder à recourir à l’aide de Dagobert. Les recherches entreprises afin de retrouver M. Vadec et ses deux compagnons demeuraient vaines, et, le lendemain matin, le commissaire vint demander à Claude de lancer Dago sur leurs traces. Cela semblait en effet le seul moyen de les obliger à sortir du souterrain.
« Ils ont dû s’égarer dans ce dédale, dit l’homme, et l’on ne peut vraiment pas les y laisser périr d’inanition. Il n’y a que votre chien qui soit capable de les retrouver. »
Dagobert s’en retourna donc dans le labyrinthe et se mit à la chasse de ses ennemis. Il ne tarda pas à les découvrir, errant à l’aventure, perdus, affamés, au comble de la terreur et du désespoir. Il les ramena comme un troupeau de moutons à l’endroit où les attendaient les policiers, et, à dater de cet instant, M. Vadec et ses amis disparurent de la circulation pendant fort longtemps !
« Le commissaire doit être enchanté de cette capture, dit M. Lenoir quelques jours plus tard. Il y avait je ne sais combien de temps que toute la police de la région était sur les dents pour essayer de mettre la main sur ces contrebandiers. Quand je pense qu’à un moment donné, ils s’étaient même mis à me soupçonner !… Vadec était évidemment très habile, ce qui ne l’empêchait pas d’être un demi-fou. Lorsque Simon lui eut appris mon intention d’assécher le marais, il commença à redouter que la disparition du marécage et des brouillards ne signifie la fin de tout ce qui était son plaisir : il n’y aurait plus de contrebande !… Finies les longues veilles passées à guetter les bateaux qui s’approchaient de la côte ! Plus jamais, il n’y aurait d’hommes s’aventurant en file indienne par les chemins secrets du marais. Plus de signaux. Plus de cachettes pour les marchandises… À propos, saviez-vous que la police aurait découvert l’endroit où toute la contrebande était entreposée ? »
À présent que la passionnante aventure était terminée, cela devenait un merveilleux sujet de conversation pour les enfants. Mais ceux-ci éprouvaient un grand regret et quelque remords en pensant qu’ils avaient si mal jugé le père de leur ami Noiraud. Sans doute M. Lenoir était-il bizarre à ses heures; néanmoins, il savait aussi se montrer fort gai et manifester à ceux qui l’entouraient une extrême gentillesse.
« Figurez-vous que nous allons quitter le Pic du Corsaire, annonça Noiraud un beau matin. Maman a eu tellement peur quand M. Vadec m’a enlevé que papa lui a promis de mettre la maison en vente et de quitter ce pays si jamais l’on me retrouvait sain et sauf. Alors, maman est aux anges !
— Moi aussi, dit Mariette. Je ne me plaisais pas du tout ici : la maison est trop bizarre, trop isolée et elle renferme trop de secrets.
— Eh bien, si cela doit vous rendre tous heureux de la quitter, je suis content pour vous, dit François. Mais en ce qui me concerne, j’aime le Pic du Corsaire ! Je le trouve magnifique, perché sur sa colline, au-dessus des brumes qui, perpétuellement, s’élèvent du marais. On croirait le voir flotter sur une mer de brouillard. Et puis, il y a les souterrains ! Si vous partez, je regretterai de ne plus pouvoir venir ici.
— Nous de même, approuvèrent Annie, Mick et Claude, hochant la tête.
— Ici, l’on respire l’aventure », déclara Claude. Elle caressa Dagobert, couché à ses pieds. « N’est-ce pas, mon chien ? Qu’en penses-tu ? T’es-tu bien amusé au Pic du Corsaire ?
— Wouf ! » fit Dagobert de sa grosse voix. Et sa queue se mit à battre le sol. S’il s’était amusé !… D’ailleurs, il ne s’ennuyait jamais nulle part, à condition d’être en compagnie de Claude.
« Et à présent, dit Mariette, nous allons peut-être pouvoir profiter, tranquillement du reste de nos vacances. J’en ai assez, des aventures !
— Pas nous ! s’écrièrent les autres en chœur. Et nous espérons bien en avoir encore ! »
Ce souhait sera-t-il exaucé ? C’est ce que dira l’avenir. Mais il est certain que, plus on aime l’aventure et plus il est aisé de la rencontrer sur son chemin ! Enfin n’est-il pas vrai qu’au Club des Cinq, comme à cœur vaillant, il n’est rien d’impossible ?
FIN