CHAPITRE IV
Le pic du corsaire
La voiture roulait à bonne allure. La route en corniche longeait la mer, ne s’éloignant guère de celle-ci que pour faire quelques brèves incursions à l’intérieur des terres. Cette longue course enchantait les enfants. L’on devait s’arrêter en chemin pour déjeuner, et le chauffeur connaissait, paraît-il, une bonne auberge.
À midi et demi, on fit halte devant une maisonnette campée au bord de la route. Tout le monde descendit. François prit la tête du groupe et dès que l’on fut installé, ce fut lui qui se chargea de commander le repas. La chère était excellente et l’on fit grand honneur au menu. Dagobert ne fut pas en reste… L’aubergiste, qui aimait beaucoup les chiens, servit à notre ami une assiette si bien remplie que Dago hésita tout d’abord à s’en approcher, redoutant que ce festin ne fût en réalité destiné à quelque autre convive !… Il leva la tête pour regarder Claude, l’air indécis. La fillette lui adressa un signe d’encouragement.
« Tu peux manger, va, dit-elle. C’est pour toi. »
Il obéit sans se faire prier, se demandant si cette merveilleuse auberge ne serait pas par bonheur le terme du voyage. Quel séjour rêvé que celui où l’on servait un tel déjeuner aux chiens affamés !
Cependant, le repas terminé, les enfants quittèrent la table pour aller rejoindre leur chauffeur qui avait déjeuné à la cuisine, en compagnie de l’aubergiste et de sa femme, ses amis de longue date.
« Ainsi, dit le patron à ses visiteurs, vous voici en route pour le Rocher Maudit ?
— Quoi, fit Mick, surpris. Serait-ce là le nom que l’on donne à l’endroit où nous allons ?
— Parfaitement.
— Pourquoi donc ? questionna Annie. Je trouve que c’est une drôle d’idée…
— Pas du tout. » Et l’aubergiste d’expliquer : « On raconte qu’autrefois ce pic était une sorte de presqu’île, rattachée à la terre ferme. Seulement, comme elle n’était habitée que par de méchantes gens, il vint un jour où les saints du paradis en eurent assez. Pour la punir, ils lui jetèrent leur malédiction et, l’arrachant à la côte, ils la lancèrent bien loin dans la mer où elle devint une île…
— … Que l’on a nommée le Rocher Maudit, conclut Mick. Mais ne croyez-vous pas que depuis, les saints ont dû pardonner ? Il me semblait avoir entendu dire qu’à présent la mer s’était retirée et que l’on pouvait aller à pied sec de l’île à la côte…
— En effet, reconnut l’aubergiste. Il existe une route fort praticable, mais à condition d’être prudent… Surtout, si vous vous y engagez, tâchez de ne pas vous en écarter d’un pouce : vous auriez vite fait de vous enliser dans le marais !
— Quel endroit extraordinaire ! s’écria Claude. Le Pic du Corsaire, le Rocher Maudit… et, pour y accéder, une seule route ! »
À cet instant, le chauffeur de la voiture jeta un coup d’œil à la pendule.
« Allons, il est temps de partir, dit-il. Votre oncle tient absolument à ce que vous arriviez chez M. Lenoir de bonne heure. »
On se hâta de remonter en voiture, et Dagobert, bousculant et poussant ses compagnons, n’eut de cesse qu’il n’eût réussi à s’installer sur les genoux de Claude. Gros et lourd comme il était, c’était de sa part une idée extravagante, mais jamais sa jeune maîtresse n’avait eu le cœur de lui refuser cette fantaisie, lorsqu’il en manifestait parfois le désir.
Quand on eut repris la route, Annie ne tarda guère à s’assoupir, bercée par le ronronnement du moteur tandis que ses compagnons luttaient de leur mieux contre l’envie de dormir. Il s’était mis à pleuvoir, et, sous le ciel assombri, le paysage semblait à présent d’une affreuse tristesse.
Au bout de quelque temps, le chauffeur se retourna vers François :
« Nous ne sommes plus, très loin du Rocher Maudit, annonça-t-il. Nous allons bientôt arriver à l’embranchement de la route qui part de la côte pour mener à l’île en traversant les marais. »
François s’empressa de réveiller Annie, et les cinq amis se tinrent en alerte, ne voulant rien manquer du spectacle qui allait certainement s’offrir à leurs yeux. Mais quelle ne fut pas leur déception ! Le marais était couvert d’une brume si épaisse que les enfants eurent beau écarquiller les yeux : il leur fut impossible de distinguer autre chose que la chaussée sur laquelle la voiture s’était engagée. Elle formait une sorte de levée de terre émergeant à peine du marécage. De temps à autre, un pan de brume poussé par le vent s’écartait légèrement et l’on entrevoyait, l’espace de quelques secondes, l’immense plaine basse qui s’étendait alentour, grise et morne.
« Pourriez-vous vous arrêter ici un instant ? demanda François au chauffeur. Je voudrais bien regarder ce fameux marais d’un peu plus près.
— Entendu », répondit l’homme. Il freina. « Mais je vous avertis, ne quittez pas la route, et surtout, tenez bien votre chien : s’il venait à s’aventurer dans le marais, vous ne le reverriez plus.
— Que voulez-vous dire ? fit Annie, ouvrant de grands yeux.
— Oh ! c’est bien simple, expliqua François. Cela signifie que Dago s’enliserait immédiatement dans la vase… Claude, enferme-le donc dans la voiture. »
Dagobert eut beau protester : il dut rester dans le taxi, en compagnie du chauffeur. Comme il grattait la portière dans l’espoir de l’ouvrir, l’homme se retourna vers lui.
« Ne t’inquiète pas, mon vieux, dit-il. Tes amis n’en ont pas pour longtemps, va ! »
Mais Dago, bien loin de se calmer, commença à pousser des gémissements lamentables. Il voyait les enfants s’approcher du bord de la route, se pencher…
De grosses dalles, disposées en contrebas, formaient une sorte de corniche qui courait tout le long de la chaussée. François descendit avec précaution et prit pied sur les pierres. Puis il examina attentivement le marais.
« Ce n’est que de la vase, déclara-t-il. Regardez donc comme c’est liquide ! Je n’ai qu’à y toucher du bout du pied pour que la surface bouge. Si quelqu’un se trouvait pris là-dedans, il serait englouti en un clin d’œil… »
Ces paroles effrayèrent Annie.
« Oh ! François, si tu tombais ! s’écria-t-elle. Remonte, je t’en prie ! »
La brume formait d’étranges volutes, qui tourbillonnaient, se nouaient et se dénouaient en rasant l’étendue saumâtre. Les enfants considéraient le spectacle en silence. Ils ne pouvaient se défendre d’éprouver un sentiment de malaise. L’air était imprégné d’une humidité glacée, l’atmosphère semblait sinistre. Dans le taxi, Dagobert s’était mis à aboyer furieusement.
« Si nous tardons encore à revenir près de lui, Dago va tout démolir à l’intérieur de la voiture », dit Claude.
On rebroussa chemin aussitôt. Cependant, François se demandait combien de voyageurs avaient dû s’enliser dans ces affreux marais.
« Il y a bien longtemps que l’on a perdu le compte de tous ceux dont on n’a plus jamais entendu parler », déclara le chauffeur, en réponse à la question que lui posait le jeune garçon. « Il existe, paraît-il, un ou deux passages sûrs qui relient l’île à la côte et permettent de traverser le marécage sans encombre. C’étaient ceux que les gens utilisaient autrefois, avant que l’on ne construisît la route. Mais il faut bien les connaître… car il vous suffirait de vous tromper d’un demi-mètre à droite ou à gauche pour vous retrouver dans la vase jusqu’au cou.
— Quelle horreur ! s’exclama Annie. Ne parlons plus de tout cela, je vous en prie… Dites-moi, monsieur, sommes-nous encore loin du Rocher Maudit ?
— Tenez, regardez-le : il commence à se profiler dans la brume. Voyez-vous le sommet qui se découvre peu à peu ?… Quel étrange pays, n’est-ce pas ? »
Les enfants se taisaient. Là-bas, devant eux, une haute colline émergeait lentement de la masse mouvante du brouillard. C’était une sorte de pic rocheux aux pentes abruptes qui s’élevaient hardiment à la verticale, telles des falaises. On eût dit qu’il voguait sur une mer de nuages, irréel, et comme détaché de la terre. Le Rocher Maudit était couvert de maisons vieillottes qui, même à cette distance, composaient un tableau pittoresque, car certaines d’entre elles étaient coiffées de tours et de poivrières.
« Je parie que c’est le Pic du Corsaire que l’on aperçoit là-bas, tout au sommet, s’écria soudain François, tendant le doigt. On dirait un vieux château fort… Il date sûrement de plusieurs siècles ! Regardez sa tour ! Par beau temps, on doit avoir de là-haut une vue merveilleuse. »
Les enfants ne pouvaient détacher leurs yeux de ce site qui était le but de leur voyage. Son pittoresque leur plaisait infiniment, de même que l’impression qui se dégageait des alentours; cependant ils ne pouvaient s’empêcher de lui trouver quelque chose d’assez inquiétant.
« On dirait que ce pays possède un secret », murmura Annie, exprimant ainsi ce que ses compagnons pensaient tout bas. « Je lui trouve un air tellement étrange,… on croirait qu’il a été le témoin d’une foule d’aventures fabuleuses survenues tout au long des siècles. Mon Dieu, que d’histoires ne pourrait-il raconter ! »
Le chauffeur avait remis la voiture en route, mais l’on n’avançait guère qu’au pas, car la brume s’épaississait encore. Heureusement, de gros cabochons phosphorescents taillés à facettes jalonnaient la ligne médiane de la route, et, quand le conducteur allumait ses phares de brouillard, leur éclat faisait scintiller les balises. On approchait du rocher, et bientôt, la chaussée commença à s’élever en direction du sommet.
« Tout à l’heure, nous passerons sous une grande porte, annonça le chauffeur. C’était autrefois l’entrée de la place forte. Les vieux remparts sont demeurés intacts et l’on peut encore se promener sur le chemin de ronde qui fait tout le tour de la ville. »
En entendant ces mots, les enfants se dirent aussitôt que ce serait là une distraction à inscrire au programme de leurs vacances. En choisissant une belle journée, l’excursion serait magnifique !
La montée devenait de plus en plus rude et le conducteur dut rétrograder ses vitesses. Le bruit du moteur s’enfla et la voiture reprit de l’élan. Soudain, une haute porte flanquée de tours crénelées surgit de la brume. Quand ils la franchirent, les enfants n’eurent que le temps de distinguer deux vantaux gigantesques, rabattus contre les murs. Le voyage se terminait : on était arrivé au Rocher Maudit.
« C’est extraordinaire : on pourrait se croire ramené à je ne sais combien de siècles en arrière !» s’exclama François, découvrant avec surprise les ruelles pavées, les vieilles maisons aux portes massives, les boutiques et les échoppes aux fenêtres garnies de petits carreaux en losange.
Le chauffeur prit la rue principale, étroite et tortueuse, pour s’arrêter enfin devant une entrée voûtée que défendait une grille de fer forgé. Au coup de klaxon du chauffeur, une servante vint ouvrir. Le taxi s’engagea alors dans une allée qui, par une pente assez raide, menait à la maison d’habitation.
Quand la voiture se fut arrêtée, les enfants descendirent presque à regret : une timidité soudaine les paralysait à la vue de cette vieille demeure qui portait un nom si étrange. Le Pic du Corsaire… C’était une énorme construction de briques à poutres apparentes, massive et sévère. La porte d’entrée ressemblait à celle d’une forteresse. Des frontons curieusement sculptés surmontaient certaines des fenêtres garnies de vitraux à petits losanges. L’aile nord des bâtiments se prolongeait par une tour unique, sorte de haut donjon au toit pointu.
« Le Pic du Corsaire,… voilà une maison qui me paraît vraiment bien nommée, déclara François. J’imagine que ce devait être un refuge idéal pour les corsaires et les contrebandiers qui, autrefois, ne pouvaient manquer de fréquenter ce pays. »
Cependant, Mick avait gravi les marches du perron. Avisant une poignée de fer fixée à l’extrémité d’un fil métallique qui sortait de la muraille, il tira. Aussitôt, le tintement d’une cloche retentit à l’intérieur de l’habitation. On entendit un bruit de pas précipités et la porte s’ouvrit. Mais le vantail s’écarta avec une extrême lenteur, en raison de son poids.
Deux enfants apparurent, une fillette à peu près de la même taille qu’Annie, et un garçon qui semblait avoir l’âge de Mick.
« Vous voici enfin ! s’écrièrent-ils en chœur. Nous finissions par croire que vous ne viendriez jamais ! »
Mick se tourna vers Claude et Annie et, leur désignant le garçon :
« Je vous présente Noiraud », fit-il.
Dévisageant leur hôte, les fillettes durent bien admettre que son sobriquet lui convenait à merveille : yeux, sourcils, chevelure, tout était noir. Et il n’était pas jusqu’à son teint bistré qui n’aidât à lui faire mériter son surnom.
La fillette qui se tenait à son côté formait avec lui un contraste surprenant, tant elle semblait pâle et délicate avec son regard clair, ses boucles d’or et des sourcils d’un blond si léger qu’on les distinguait à peine.
« Et voici ma sœur Mariette, dit Noiraud à son tour. J’ai toujours l’impression qu’à nous voir ensemble on doit nous prendre pour la Belle et la Bête ! »
Noiraud avait l’air si sympathique avec ses yeux vifs et son sourire espiègle qu’il plut tout de suite aux deux fillettes. Claude elle-même en fut la première surprise, car elle n’avait pas l’habitude de se sentir aussi parfaitement à son aise avec les gens qu’elle ne connaissait pas. Mais comment aurait-on pu faire grise mine à Noiraud, après avoir croisé le regard de ses yeux noirs pétillants de malice dans son visage rieur ?
« Entrez donc », dit le garçonnet à ses amis. Puis, s’adressant au chauffeur du taxi : « Si vous voulez bien faire le tour de la maison, vous vous arrêterez devant la porte de service. Vous y trouverez Simon, notre domestique, qui vous aidera à décharger les bagages. Et puis vous entrerez vous restaurer un peu… »
Comme Noiraud achevait de prononcer ces mots, sa figure s’assombrit brusquement : il venait d’apercevoir Dagobert !
« Mon Dieu ! murmura-t-il. Vous avez donc amené votre chien !
— Parfaitement », dit Claude. Et, posant la main sur la tête de Dago comme pour le protéger, elle expliqua : « Il est à moi et, comme il a l’habitude de toujours me suivre partout, je ne pouvais pas le laisser à la maison !
— Sans doute… Seulement il y a un ennui : c’est qu’aucun chien n’a le droit de pénétrer ici. »
Noiraud semblait fort inquiet et, tout en parlant, il jetait de rapides coups d’œil derrière lui, comme s’il craignait que quelqu’un ne découvrît la présence de Dagobert.
« Mon père a la phobie des chiens, reprit-il. Il ne peut supporter d’en voir autour de lui, et je me rappelle la correction qu’il m’a administrée certain jour où j’en avais quand même ramené un à la maison… J’ai eu bien du mal à m’asseoir pendant au moins une semaine ! »
À ces mots, Annie ne put retenir une exclamation de surprise, tandis que Claude prenait son air obstiné et boudeur des mauvais jours.
« J’avais pensé qu’il nous serait peut-être possible de cacher Dago quelque part, balbutia-t-elle. Mais après ce que je viens d’entendre, il ne me reste plus qu’à rentrer à Kernach avec le taxi… Au revoir ! »
Et, plantant là ses amis, Claude tourna les talons pour s’en aller rejoindre le chauffeur, escortée de Dagobert. Noiraud la regardait, bouche bée, mais, revenant bientôt de sa surprise, il se précipita derrière la fillette, et lui cria à tue-tête :
« Ce que tu peux être bête ! Reste ici, va : nous allons bien finir par trouver quelque chose ! »