CHAPITRE XVII
De plus en plus étrange
Un silence de mort suivit les paroles de François, tandis qu’une stupeur indicible se peignait sur le visage de M. Lenoir. Le jeune garçon se serait battu pour son imprudence; mais il était trop tard pour revenir sur ce qu’il avait dit.
Comme M. Lenoir allait enfin ouvrir la bouche, le pas de Simon retentit dans le couloir.
« Entrez ! s’écria le maître de maison. J’ai l’impression qu’il se passe ici des choses extraordinaires ! »
Bien que la porte de la chambre fût demeurée ouverte, l’homme resta à l’extérieur Sans doute n’avait-il pas entendu. Alors M. Lenoir lui fit signe avec impatience.
« Non, monsieur, il ne faut pas l’appeler, déclara François d’un ton ferme. Nous ne dirons rien devant lui, car nous le détestons, et de plus il ne nous inspire aucune confiance.
— Qu’est-ce que cela signifie ? s’exclama M. Lenoir, furieux. D’abord, que savez-vous de mes domestiques ? Je connaissais celui-ci depuis des années quand il est entré à mon service : je suis sûr de lui. Ce n’est pas de sa faute s’il est sourd et si son infirmité le rend parfois irritable. »
François ne dit mot, et il soutint sans baisser les yeux le regard haineux que Simon fixait sur lui.
« Enfin, c’est insensé, reprit M. Lenoir, s’efforçant de conserver son calme. Je me demande vraiment ce qui prend tout le monde ici : les uns disparaissent comme par enchantement et les autres me parlent comme si je n’étais plus le maître chez moi ! François, je te conjure de ne rien me cacher : que se passe-t-il ?
— Pardonnez-moi, monsieur, je préfère le dire à la police », répliqua le garçon, sans cesser d’observer le domestique. Mais le visage de celui-ci demeurait impassible.
M. Lenoir fit signe à Simon de s’en aller, voyant qu’il lui fallait renoncer à obtenir le moindre renseignement de François aussi longtemps que se prolongerait la présence du serviteur. « Et vous, les enfants, suivez-moi dans mon bureau. Cette affaire devient de plus en plus mystérieuse, et si la police doit finalement la connaître, je tiens à savoir ce qu’il en est. Je ne veux pas que l’on puisse me prendre pour un vulgaire imbécile qui n’est même pas au courant de ce qui se passe chez lui ! »
François était assez déconcerté, tant l’attitude de M. Lenoir différait de celle qu’il avait prévue. La surprise et le désarroi du maître de maison semblaient sincères, et il avait de toute évidence, l’intention bien arrêtée d’alerter lui-même la police. Était-il concevable qu’il se comportât ainsi s’il avait quelque part de responsabilité dans la disparition de Noiraud et de M. Dorsel ? François se perdait en suppositions.
Mme Lenoir pleurait sans bruit, tandis que Mariette, qui s’était réfugiée auprès d’elle, continuait à sangloter désespérément. M. Lenoir passa son bras autour des épaules de sa femme comme pour la consoler, puis il se pencha et embrassa la petite fille.
« Ne t’inquiète pas, lui dit-il d’une voix soudain radoucie. Nous allons tirer cette affaire au clair, je te le promets, et les choses vont s’arranger quand bien même il me faudrait rassembler ici la police et la gendarmerie au grand complet ! J’ai une idée et je crois connaître la personne qui a tout machiné ! »
La stupéfaction de François était maintenant à son comble. Avec ses compagnons, il suivit son hôte dans le bureau. M. Lenoir entra le premier et débarrassa sa table des piles de papiers qui l’encombraient. Puis il se tourna vers François.
« Alors, de quoi s’agit-il ? » demanda-t-il avec calme. Les enfants remarquèrent que son teint avait repris sa coloration normale. La colère qui s’était emparée de lui était donc tombée.
« Eh bien, monsieur, dit François, ne sachant trop par où commencer son récit, j’ai l’impression que le Pic du Corsaire est une maison fort étrange, dans laquelle il se passe une foule de choses étranges… Et je ne pense pas que vous serez très satisfait si je dis à la police tout ce que je sais…
— Oui ou non, vas-tu te décider à parler clairement ? s’écria M. Lenoir avec impatience. Ma parole, on dirait bien que je suis un criminel et que j’ai peur de la police. Ce n’est pas le cas ! Dis-moi ce qui se passe ici !
— D’abord, il y a les signaux que l’on fait du haut de la tour », révéla enfin François, qui en même temps observait attentivement la physionomie de M. Lenoir.
Celui-ci demeura un instant bouche bée. Il était clair que sa surprise n’était pas feinte.
« Des signaux ! Quels signaux ? » s’écria vivement Mme Lenoir.
François conta la découverte de Noiraud, puis l’expédition qu’il avait entreprise en pleine nuit avec ses camarades afin de surprendre ce qui se passe dans la tour. Et il décrivit la ligne des minuscules points lumineux qui semblaient traverser J’étendue lointaine du marais, venant de la mer.
M. Lenoir écouta le récit avec une extrême attention. Puis il interrogea François sur la date et l’heure auxquelles s’étaient déroulés les faits. Le garçonnet expliqua ensuite comment Mick avait suivi l’inconnu qui descendait de la tour.
« Il l’a vu entrer dans la chambre de Simon, dit-il. Et à partir de ce moment, nous n’avons pu savoir ce qu’il était devenu…
— Sans doute, s’est-il esquivé en passant par la fenêtre, fit M. Lenoir. Simon n’est pour rien dans ceci, tu peux en être sûr. Sa loyauté et son dévouement sont au-dessus de tout soupçon, et je n’ai qu’à me louer de ses services. Mais je ne serais pas étonné que M. Vadec fût pour quelque chose dans le mystère. Il lui est impossible d’envoyer des signaux de chez lui, car sa maison est encaissée derrière les remparts et n’a aucune vue sur la mer. Voilà pourquoi il doit utiliser notre tour, et par conséquent s’introduire ici ! Parbleu, il connaît tous les détours des passages secrets et des souterrains infiniment mieux que moi. Aussi rien ne lui était-il plus facile que de pénétrer ici comme il le voulait. »
Les enfants regardaient M. Lenoir avec surprise.
« Ainsi, se disaient-ils, l’inconnu de la tour n’était autre que M. Vadec ! »Et ils commençaient à se convaincre que leur hôte n’avait réellement joué aucun rôle dans les mystérieux événements dont ils avaient été témoins.
« En fin de compte, reprit M. Lenoir, je ne vois pas du tout pourquoi nous ne mettrions pas Simon au courant de ce que je viens d’apprendre. Pour moi, le rôle joué par Vadec ne fait aucun doute… Je vais demander à Simon s’il s’était aperçu de quelque chose. »
François pinça les lèvres, décidé à ne plus ajouter un seul mot. Puisque M. Lenoir s’apprêtait à tout raconter à Simon qui, certainement, avait trempé dans la machination ourdie par M. Vadec, le jeune garçon se refuserait à parler davantage !
« Je veux savoir ce que Simon pense de cette affaire, et puis, si nous ne parvenons pas à déchiffrer l’énigme nous-mêmes, j’appellerai la police », déclara M. Lenoir, en quittant le bureau.
Cependant François ne désirait nullement poursuivre l’entretien en présence de Mme Lenoir. Aussi s’empressa-t-il d’aborder un sujet différent :
« Si nous déjeunions ? fit-il. J’ai une faim de loup ! »
Ils se rendirent à la salle à manger, mais la pauvre Mariette ne put rien absorber, tant elle se tourmentait au sujet de Noiraud.
« Je crois que nous devrions nous livrer à certaines investigations de notre côté », déclara François quand les enfants se retrouvèrent seuls autour de la table. «J’ai grande envie de retourner explorer la chambre d’oncle Henri : elle doit avoir une autre issue que le passage secret où nous avons caché Dagobert.
— À ton avis, que s’est-il passé la nuit dernière ? »questionna Mick.
François réfléchit un moment, puis il répondit : « Ma foi, j’imagine que Noiraud s’était caché afin d’attendre que l’oncle Henri soit complètement endormi pour se faufiler dans la penderie. Et pendant ce temps-là, quelqu’un est entré dans la chambre, je ne sais comment, avec l’intention d’enlever oncle Henri. Pourquoi, je l’ignore, mais j’ai la conviction que les choses se sont déroulées ainsi. Noiraud a dû crier et on lui aura assené un bon coup de poing pour le faire taire. Après quoi, on l’aura enlevé, lui aussi, et tous deux auront été emmenés par quelque autre passage, inconnu de nous.
— Oui, c’est cela, dit Claude. Et le ravisseur n’était autre que M. Vadec ! J’ai entendu très distinctement le cri lancé par Noiraud : c’était ce nom là ! Il venait certainement de surprendre cet homme, et il l’a sans doute reconnu grâce à sa lampe électrique…
— Alors, Noiraud et l’oncle Henri doivent être en ce moment chez M. Vadec, dit soudain Annie.
— Mais oui ! s’exclama François. Comment n’y avais-je pas pensé ? Ils ne peuvent être que là. Ah ! j’ai joliment envie d’y aller faire un tour !
— Oh ! je t’en prie, emmène-moi, supplia Claude.
— Certainement pas. Tu sais que l’aventure est assez risquée : M. Vadec est dangereux… Vous, les filles, vous resterez donc ici. Mick viendra avec moi. »
Une flambée de colère passa dans les yeux de Claude.
« Comme tu es méchant, s’écria-t-elle. Est-ce que je ne vaux pas autant qu’un garçon ? Je veux aller avec toi !
— Eh bien, si tu es si sûre de valoir un garçon, riposta François, tu ferais beaucoup mieux de veiller sur Annie et Mariette à notre place. Il ne s’agit pas que l’on vienne les enlever à leur tour…
— Oh ! Claude, ne t’en va pas, pria Annie. Reste ici avec nous !
— Soit, je resterai… D’ailleurs, c’est de la folie que d’aller chez M. Vadec, dit Claude. Vous pensez bien qu’il ne vous laissera pas entrer chez lui. Et même, s’il en était autrement, je ne vois pas comment vous pourriez découvrir tous les passages secrets partant de sa maison. Il doit y en avoir autant qu’ici, sinon davantage ! »
François ne pouvait s’empêcher de penser que Claude avait raison. Néanmoins, il persistait à se dire que l’expérience valait d’être tentée.
Dès que le déjeuner fut terminé, les garçons se mirent en route. Mais en arrivant chez M. Vadec, ils trouvèrent la maison fermée. Ils eurent beau frapper et carillonner à la porte, personne ne leur répondit. Les rideaux étaient tirés derrière les fenêtres closes, et l’on ne voyait pas le moindre filet de fumée sortir de la cheminée.
« M. Vadec est parti en vacances », dit le jardinier, qui était occupé à bêcher les plates-bandes de la maison voisine. « Ce matin même. Il a pris sa voiture. Ses domestiques sont absents également.
— Tiens, fit François, surpris. Y avait-il quelqu’un avec lui, un monsieur et un petit garçon, par exemple ? »
Le jardinier eut un air étonné et, secouant la tête, il répondit :
« Non, il était seul et conduisait lui-même.
— Merci, monsieur », dit François. Puis il regagna le Pic du Corsaire en compagnie de Mick. Voilà qui était extraordinaire : M. Vadec avait quitté sa maison sans emmener ses prisonniers ! Qu’en avait-il donc fait ? Et d’ailleurs, pourquoi diable avait-il enlevé l’oncle Henri ? Le garçonnet se rappela à ce propos que M. Lenoir n’avait donné aucune explication sur ce point… En savait-il plus long qu’il n’avait voulu le dire ? Quelle étrange affaire, vraiment !…
Pendant ce temps, Claude avait décidé d’effectuer sa petite enquête. Elle s’était glissée dans la chambre de M. Dorsel, qu’elle avait visitée minutieusement dans l’espoir de découvrir une seconde issue secrète. Elle sonda les murs, releva le tapis pour examiner le parquet centimètre par centimètre. Enfin, elle explora de nouveau la penderie.
Ah ! que n’eût-elle donné pour pénétrer dans le passage secret et délivrer enfin Dagobert ! La porte du bureau était, hélas ! fermée à clef, et Claude ne pouvait se résoudre à solliciter l’aide de M. Lenoir, car il lui eût fallu avouer en même temps la présence de Dagobert.
La fillette allait quitter la chambre lorsqu’elle remarqua quelque chose sur le parquet devant la fenêtre. Elle se baissa pour ramasser l’objet. C’était une petite vis.
« Tiens ! se dit-elle, d’où cela vient-il ? » Et elle regarda autour d’elle.
Tout d’abord, elle ne vit nulle part de vis semblables à celle qu’elle tenait à la main. Mais quand son regard se posa sur le siège encastré dans l’embrasure de la fenêtre, elle constata que la planche de chêne formant banquette était vissée sur les montants auxquels elle s’appuyait.
La vis appartenait-elle à ce siège ? Mais pourquoi serait-elle tombée par terre ? Toutes les autres étaient serrées à fond… Claude se pencha pour mieux les examiner. Soudain, elle poussa une exclamation :
« Il en manque une ! Celle du milieu, sur le côté .gauche… Voyons, que je réfléchisse… »
Claude songeait à ce qui s’était passé la nuit précédente. Elle se rappelait comment un mystérieux visiteur s’était introduit dans la chambre de son père, alors qu’elle venait de se cacher sous le lit. Et elle le revoyait, penché sur la banquette de chêne ciré près de la fenêtre. Il semblait se livrer à une occupation bizarre, et la fillette croyait entendre encore les petits bruits qui l’avaient intriguée : le heurt léger d’un objet métallique accompagné de menus grincements… Parbleu, c’étaient les vis que l’on serrait sur le dessus du siège !
« Ainsi, l’on est venu fixer cette planche la nuit dernière, et dans l’obscurité, l’une des vis sera tombée, se dit Claude, fiévreusement. Mais à quoi rimait tout ceci ? S’agissait-il de cacher quelque chose ? Et qu’y a-t-il au juste sous ce siège ? On dirait qu’il sonne le creux… Pourtant je suis sûre que le dessus ne se soulève pas : il était déjà vissé l’autre jour quand j’ai essayé de l’ouvrir, croyant que cette banquette formait un coffre comme celui que nous avons à la maison… »
Persuadée qu’il y avait là quelque secret, Claude courut chercher un tournevis et revint en toute hâte.
Elle commença par s’enfermer dans la chambre, pour le cas où Simon aurait eu l’idée de rôder dans les parages. Puis elle se mit à l’œuvre. Qu’allait-elle découvrir sous la banquette ? Ah ! comme il lui tardait de le savoir !