CHAPITRE XIX
 
Le plan de M. Vadec

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Cependant, qu’était-il donc advenu de Noiraud et de M. Dorsel ? Les aventures ne leur avaient, certes, pas manqué !

Bâillonné, puis chloroformé par M. Vadec, l’oncle Henri s’était trouvé incapable de se défendre ni d’appeler à l’aide. Aussi, rien n’avait-il été plus facile à son ravisseur que de le transporter dans le coffre encastré sous la fenêtre et de le laisser tomber à l’intérieur. Puis était venu le tour de l’infortuné Noiraud, et M. Vadec s’était hâté de rejoindre ses victimes au fond du puits en s’aidant des cavités ménagées dans les parois.

Quelqu’un l’attendait dans le passage secret, prêt à l’aider. Ce n’était pas Simon, car l’on avait chargé ce dernier de revisser le dessus de la banquette, afin qu’il fût impossible à quiconque de deviner comment avaient disparu les victimes. L’homme était l’un des serviteurs de M. Vadec, remarquable par sa mine patibulaire.

« J’ai été obligé d’amener aussi ce gamin, dit M. Vadec. Il était en train de fureter dans la chambre d’Henri Dorsel… Et, à présent, c’est ce brave M. Lenoir qui va être surpris ! Tant mieux : cela lui apprendra à comploter contre moi ! »

Les deux hommes transportèrent leurs prisonniers jusqu’à l’entrée des souterrains. Alors, M. Vadec s’arrêta et, tirant de sa poche une pelote de ficelle, il la lança à son serviteur.

« Tenez, dit-il, attachez donc l’extrémité à ce clou que vous voyez là, et puis vous laisserez se dérouler la ficelle à mesure que nous avancerons. En ce qui me concerne, je connais parfaitement le chemin, mais ce n’est pas le cas de Simon. Or c’est lui qui demain viendra ravitailler nos deux amis, et je ne tiens pas à ce qu’il se perde en route ! Nous laisserons la pelote à quelque distance de l’endroit où je les emmène afin qu’ils ne puissent pas trouver la ficelle et grâce à elle s’échapper des souterrains… »

Le domestique exécuta scrupuleusement la consigne donnée par son maître. M. Vadec avait trouvé là un moyen ingénieux d’éviter tout accident et toute erreur, car il était fort dangereux de circuler dans ces galeries souterraines dont certaines s’étendaient sur plus d’un kilomètre.

Au bout d’une dizaine de minutes, la colonne déboucha dans une petite salle circulaire qui se trouvait légèrement en retrait d’une galerie. On y avait installé un banc et des couvertures, une caisse en guise de table et sur celle-ci une cruche pleine d’eau. C’était tout.

Noiraud, cependant, commençait à se remettre du coup qu’il avait reçu. Il reprenait ses sens peu à peu. Mais M. Dorsel était toujours sans connaissance.

« Inutile de chercher à lui parler pour l’instant, dit M. Vadec. Il faut attendre à demain qu’il ait retrouvé ses esprits. Nous reviendrons le voir et j’amènerai Simon. »

Les hommes qui avaient d’abord déposé M. Dorsel sur le banc, allongèrent Noiraud sur le sol. Puis ils s’apprêtèrent à s’éloigner sans plus de façon. Soudain, le garçonnet se redressa et porta vivement la main à son front, que traversaient des élancements douloureux. Il ne pouvait comprendre ce qui lui était arrivé, ni dans quel endroit il se trouvait. Mais comme il relevait les yeux, il découvrit M. Vadec. Alors, la mémoire lui revint d’un seul coup. Cependant, il continuait à se demander comment il était venu dans cette cave obscure.

« Monsieur Vadec ! s’écria-t-il. Que signifie tout ceci ? Pourquoi avez-vous essayé de m’assommer et dans quel but m’avez-vous amené ici ?

— C’est la punition que j’inflige aux petits garçons qui veulent mettre le nez dans ce qui ne les regarde pas ! répondit M. Vadec d’un ton sarcastique. Tu tiendras compagnie à notre ami qui dort là, sur le banc. J’ai bien peur qu’il ne s’éveille pas avant demain matin. Tu pourras alors lui raconter ton histoire et tu-lui diras aussi que je reviendrai le voir. Je voudrais avoir avec lui une petite conversation à cœur ouvert… Naturellement tu dois savoir qu’il serait de la dernière imprudence de t’en aller errer à l’aventure par ces souterrains. Je vous ai justement amenés dans l’un des moins connus. Si tu tiens à te perdre rien n’est plus facile : tu n’as qu’à partir au hasard et l’on n’entendra plus jamais parler de toi ! »

Noiraud était devenu blanc comme un linge. Il n’ignorait pas, en effet, combien il était dangereux de s’engager dans certaines vieilles galeries dont le secret était depuis longtemps oublié. Et il savait bien que celle dans laquelle il se trouvait avec M. Dorsel lui était inconnue…

Noiraud allait interroger encore M. Vadec quand celui-ci fit brusquement demi-tour, ramassa la lanterne posée sur le sol, et s’éloigna avec son complice. Se voyant ainsi abandonné dans l’obscurité, le garçonnet poussa une exclamation. « Oh ! les lâches ! » s’écria-t-il. Puis il héla ses ravisseurs : « Dites donc, vous ne pourriez pas me laisser de la lumière ! »

Mais son appel demeura sans réponse. Le bruit des pas s’éloigna puis s’éteignit. Tout n’était plus désormais qu’ombre et silence.

Noiraud fouilla dans sa poche, pensant y trouver sa lampe électrique. Hélas, il se rappela qu’il l’avait laissée tomber sur le parquet de son ancienne chambre.

C’est à tâtons qu’il se rapprocha du banc et chercha le père de Claude. Comme il aurait voulu que celui-ci s’éveillât ! C’était une impression si affreuse que de se sentir seul dans ces ténèbres. Sans compter qu’il faisait aussi très froid !

Le garçonnet se glissa sous les couvertures auprès de l’homme endormi. L’on entendait quelque part de l’eau qui tombait goutte à goutte. Très vite, le bruit devint exaspérant, bien que Noiraud sût parfaitement de quoi il s’agissait : ce n’était que l’humidité suintant de la voûte d’une galerie. Toc-toc… toc… L’enfant avait l’impression de ne pouvoir en supporter davantage.

« Je vais réveiller le père de Claude, se dit-il avec désespoir. Il faut absolument que je parle à quelqu’un ! »

Il se mit à secouer son compagnon, tout en se demandant comment faire pour le réveiller plus vite. Soudain, il se rappela que ses amis l’appelaient toujours oncle Henri. Alors, se penchant sur M. Dorsel, il cria à son oreille :

« Oncle Henri ! Je vous en supplie, écoutez-moi ! Oncle Henri ! »

M. Dorsel bougea enfin. Il ouvrit les yeux dans l’obscurité et, dans une demi-conscience, perçut la voix angoissée qui lui parlait :

« Oncle Henri ! Réveillez-vous et dites-moi quelque chose. J’ai peur ! »

Au travers des brumes qui lui obscurcissaient l’esprit, il songea confusément à Mick et à François. Sans doute était-ce l’un d’eux qui l’appelait en ce moment. D’instinct, il passa son bras autour de Noiraud et l’attira près de lui.

« Mais non, François, ce n’est rien. Dors, dit-il. Qu’y a-t-il donc, mon petit ? Dors… »

À peine achevait-il ces mots que lui-même retombait dans un sommeil de plomb, car il était encore sous l’influence du narcotique que lui avait administré son ravisseur. Pourtant, Noiraud se sentait réconforté. Il ferma les yeux à son tour, persuadé que jamais il ne réussirait à s’endormir. Mais quelques instants plus tard, il était assoupi. Il dormit à poings fermés toute la nuit et ne se réveilla qu’en sentant l’oncle Henri s’agiter sur le banc.

M. Dorsel constata non sans surprise que son matelas lui semblait beaucoup moins confortable qu’à l’habitude, mais son étonnement ne connut plus de bornes lorsqu’il s’aperçut qu’il n’était pas seul dans son lit. Il ne se souvenait en effet de rien. Complètement désorienté, il étendit le bras pour allumer sa lampe de chevet. La main qui cherchait l’interrupteur ne rencontra que le vide.

« Voilà qui est extraordinaire », se dit-il.

Alors, il explora l’espace autour de lui, à tâtons. Soudain, ses doigts touchèrent le visage de Noiraud.

« Qui est-ce ? »se demanda-t-il, de plus en plus perplexe. Il se sentait en même temps fort mal à l’aise, la tête vide, la bouche sèche et amère. Que s’était-il donc passé ?

« Oncle Henri ! si vous saviez comme je suis heureux que vous soyez enfin réveillé ! fit soudain une voix d’enfant. J’espère que vous ne m’en voudrez pas de vous appeler oncle Henri, comme le font Mick et François…

— Mais qui êtes-vous ? » s’écria M. Dorsel, abasourdi.

Noiraud se mit à tout raconter. L’oncle Henri écouta le récit avec une stupéfaction indicible.

« Enfin, pourquoi diable nous a-t-on enlevés de la sorte ? s’exclama-t-il, furieux. Je n’ai jamais rien vu d’aussi extravagant !

— Je n’en ai pas la moindre idée en ce qui vous concerne, répondit Noiraud. Quant à moi, je sais que M. Vadec m’a emmené parce que je l’avais surpris. Il doit revenir ce matin, avec Simon, pour parler avec vous. Nous sommes malheureusement obligés de l’attendre, car il ne faut pas songer à retrouver notre chemin dans ces souterrains. D’ailleurs, nous n’avons même pas de lampe ! »

Le temps passa. Enfin M. Vadec parut, suivi de Simon. Ce dernier apportait quelques victuailles destinées aux prisonniers.

« Bandit ! » s’exclama Noiraud dès qu’il reconnut le domestique à la lueur de la lanterne. « Comment osez-vous tremper dans pareille affaire ? Attendez un peu que mon père soit au courant, et vous verrez !

— La paix ! gamin », jeta Simon, rageur. Noiraud le regarda avec stupéfaction.

« Ainsi, c’était donc vrai : vous entendez parfaitement ! dit-il. Et vous avez toujours feint d’être sourd… Que de secrets vous avez dû surprendre !… Vous n’êtes qu’un hypocrite et un bandit !

— Corrige-le, Simon », conseilla M. Vadec. Et s’asseyant tranquillement sur une caisse, il poursuivit : « Si cela peut te faire plaisir, ne te gêne pas. Moi, je n’ai pas de temps à perdre avec un chenapan de cette espèce.

— Je m’en charge », fit Simon, d’un ton sinistre. Il détacha une corde qu’il portait enroulée autour de sa taille et la montra à Noiraud : « Regarde, vaurien, continua-t-il, je vais enfin pouvoir t’administrer la correction que je te dois depuis longtemps ! »

Le garçonnet prit peur. Il se leva d’un bond pour faire front à l’adversaire, et il se mit en garde les poings serrés, comme un boxeur.

« Attends, Simon, dit M. Vadec. Laisse-moi d’abord parler à notre autre prisonnier. Ensuite tu corrigeras ce gamin comme il le mérite. Ainsi, il aura le plaisir d’attendre que tu t’occupes de lui… »

L’oncle Henri écoutait avec calme, mais sans quitter M. Vadec des yeux un seul instant. Enfin, il prit la parole :

« Vous me devez une explication pour votre conduite insensée, dit-il d’un ton sévère. J’exige que vous me rameniez immédiatement au Pic du Corsaire. Et vous aurez quelques comptes à rendre à la police, je vous le garantis !

— Pas du tout, répliqua M. Vadec d’une voix mielleuse. J’ai une offre très généreuse à vous faire… Figurez-vous que je connais le but de votre visite chez M. Lenoir, ainsi que la raison pour laquelle vous prenez un tel intérêt à ses expériences et lui aux vôtres.

— Comment le savez-vous ? Vous nous avez donc fait espionner !

— Pardi, et c’était Simon qui s’en chargeait ! »s’exclama Noiraud, indigné.

M. Vadec feignit de n’avoir pas entendu l’intervention du garçonnet, et il reprit, s’adressant à l’oncle Henri :

« À présent, mon cher monsieur, je vais vous exposer brièvement ce dont il s’agit. On a déjà dû vous dire que j’étais un contrebandier : c’est exact, et ce métier me rapporte beaucoup d’argent. Il est si facile de se livrer à la contrebande dans ce pays-ci : aucun douanier ne s’est jamais risqué dans les parages du marais et personne ne peut empêcher mes hommes d’emprunter pour le traverser les rares sentiers que je suis à peu près seul à connaître. Par les nuits de pleine lune, j’envoie des signaux convenus… En réalité, c’est toujours Simon qui s’en charge. Il monte pour cela au sommet de la tour qui domine le Pic du Corsaire et…

— Ainsi, c’était bien lui ! coupa Noiraud.

— Ensuite, c’est le transport des marchandises à dos d’hommes par les sentiers du marais. Je les écoule un peu plus tard, quand l’occasion est favorable, et en prenant toutes sortes de précautions. Voilà comment il est impossible à quiconque de m’accuser formellement : on n’a aucune preuve contre moi.

— Pourquoi me racontez-vous cela ? dit M. Dorsel d’un ton méprisant. Vos histoires ne m’intéressent nullement. Mon projet ne vise qu’à l’assèchement du marais, non pas à la contrebande qui s’y livre encore !

— Justement, mon cher ami ! C’est là ce que j’ai appris. J’ai même pu consulter vos plans et lire le compte rendu de vos expériences… Mais savez-vous que la réussite de votre entreprise sonnerait le glas de ma propre affaire ! On bâtirait des maisons et des routes sur le terrain asséché, les brouillards y seraient moins denses : ce serait la fin de mon métier ! Qui sait ? peut-être même construirait-on un petit port ? Et mes bateaux ne pourraient plus se glisser le long de la côte, pour décharger en secret leurs cargaisons inestimables. Non seulement, je perdrais mon argent, mais c’en serait fait du risque et de l’aventure qui, pour moi, valent bien plus que la vie elle-même !

— Vous êtes fou à lier ! » s’écria M. Dorsel.

Le père de Claude avait raison : M. Vadec n’était pas un homme comme les autres. À une époque où la contrebande avait pratiquement disparu, il se flattait d’y être fort habile. C’était pour lui une joie de savoir que ses petites embarcations perdues dans la brume s’avançaient vers la côte. Il aimait aussi songer à ces hommes qui traversaient le marais, en file indienne sur d’étroits sentiers, apportant la contrebande.

« Vous auriez dû vivre il y a cent ans, au moins ! » s’exclama Noiraud, convaincu lui aussi de la folie de M. Vadec. « Vous n’appartenez pas à notre époque ! »

M. Vadec se retourna vers le garçonnet, l’air furieux. Ses yeux luisaient d’un éclat inquiétant à la lueur de la lanterne.

« Si tu dis encore un mot, je te jette dans le marais ! » s’écria-t-il d’une voix menaçante.

Noiraud sentit un frisson lui passer entre les épaules. Il venait de comprendre tout à coup que M. Vadec ne parlait pas à la légère. C’était un homme dangereux. L’oncle Henri, qui en avait également conscience, semblait se tenir sur ses gardes et ne lâchait pas M. Vadec du regard.

« Qu’ai-je à voir avec tout ceci ? demanda-t-il. Pourquoi m’avez-vous enlevé ?

— Je sais que M. Lenoir a l’intention d’acheter vos plans pour l’assèchement du marais. Je sais également qu’il les utilisera et qu’il espère faire fortune en vendant les terres drainées et reprises à la mer. Pour l’instant, il est en effet l’unique propriétaire de cette immense étendue inutilisée et inutilisable, sauf par moi ! Seulement, je vous annonce que rien ne se déroulera ainsi que vous l’avez prévu : c’est moi qui vais acheter vos plans, à la place de M. Lenoir !

— Et vous assécheriez vous-même le marais ? » fit M. Dorsel, étonné.

M. Vadec eut un petit rire méprisant.

« Non, cher monsieur. Quand je serai en possession de vos papiers, je les brûlerai ! Ils seront à moi, mais je ne les utiliserai pas. Le marais restera ce qu’il est : mystérieux, interdit, noyé dans la brume, et dangereux pour tout le monde, sauf pour mes hommes et pour moi… Ainsi, mon cher ami, je n’attends plus que l’énoncé de vos conditions : quel est votre prix ? Vous me signerez ensuite ce document que j’ai préparé et par lequel vous déclarez me céder l’entière propriété de tous vos plans et projets ! »

Il brandit une grande feuille de papier sous les yeux de M. Dorsel. Noiraud suivait la scène, haletant d’émotion.

L’oncle Henri s’empara du papier, puis le déchira posément en petits morceaux qu’il jeta au visage de M. Vadec.

« Sachez, monsieur, s’écria-t-il, que je ne passe jamais de marché avec les fous, non plus qu’avec les fripouilles ! »