CHAPITRE XV
 
Une étrange affaire

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De tous les enfants, c’était bien Claude la plus surprise: n’avait-elle pas la conviction que Simon et le mystérieux interlocuteur de M. Vadec ne faisaient qu’un ? Pour ses compagnons, la chose était beaucoup moins certaine, Claude ayant elle-même reconnu qu’il lui avait été impossible d’apercevoir les traits du personnage.

« Mon père est-il arrivé ? » demanda soudain la fillette, se rappelant que M. Dorsel était attendu au Pic du Corsaire dans la soirée.

« Oui, quelques instants avant toi, répondit Noiraud. Je t’attendais devant la maison et, pour un peu, je me faisais écraser par le taxi. Je n’ai eu que le temps de me jeter contre le mur !

— Que décidons-nous ? reprit Claude. Il faut absolument que je délivre Dagobert ce soir. Sinon, il fera un tapage épouvantable. J’ai envie de rentrer immédiatement dans ma chambre, de peur que Simon ne s’aperçoive de ma disparition. Puis, quand tout le monde sera couché, je ressortirai. Si tu veux, Noiraud, tu m’ouvriras encore la porte de la maison, puis nous irons dans le bureau et je pourrai retrouver Dagobert.

— Je ne suis pas sûr que les choses se passeront aussi simplement que tu le dis, observa Noiraud. Mais de toute manière, ton plan est le seul praticable… Et maintenant, si tu n’as plus faim, il faut que tu te dépêches de regagner ta chambre !

— Attends, je vais encore prendre deux ou trois brioches », dit Claude. Et, joignant le geste à la parole, elle bourra les poches de son short. « Surtout, continua-t-elle, n’oublie pas de venir frapper à ma porte pour m’avertir que les gens sont au lit et que je puis sortir de chez moi sans danger. »

Un quart d’heure plus tard, la fillette se retrouvait dans sa chambre, faisait disparaître l’échelle de corde et refermait sa fenêtre. Il n’était que temps : Simon arrivait, portant un plateau sur lequel se trouvaient un verre d’eau et une assiette de pain sec. Il déposa le tout sur la table devant la prisonnière.

« Votre dîner, mademoiselle », annonça-t-il d’un ton obséquieux.

Claude le regarda. Alors ce visage impassible lui causa soudain une exaspération et une aversion si vive que, perdant tout contrôle d’elle-même, elle s’empara du verre et en jeta le contenu sur Simon, Celui-ci, qui venait de faire demi-tour, reçut la douche sur la nuque.

Il se retourna d’un bond et, pâle de colère, marcha sur la fillette. Ses yeux lançaient des éclairs. Il esquissa un geste violent, mais, apercevant Mick et François sur le seuil de la pièce, il se contint.

« Vous me paierez cela, coquine, lança-t-il d’une voix sifflante. Ecoutez-moi bien : vous ne reverrez jamais votre chien, jamais ! »

Sur ces mots, il sortit. La porte se referma brutalement, puis la clef tourna dans la serrure.

« Claude ! Pourquoi diable as-tu fait cela ? » s’exclamèrent Mick et François dès que le domestique se fut éloigné. « Tu peux être sûre que Simon cherchera à se venger !

— Hélas ! convint la fillette, penaude. Je ne sais pas ce qui m’a pris tout d’un coup; mais à présent comme je regrette mon geste ! »

Les enfants durent laisser Claude à sa solitude, car il leur fallait descendre saluer M. Dorsel; Claude les entendit s’en aller à regret. Mais leur absence fut brève et, au retour, ils racontèrent à la fillette leur entrevue avec son père :

« Oncle Henri est très fatigué et, naturellement, ce qu’il a appris sur toi l’a beaucoup fâché, dit François. Il a déclaré que, si tu ne demandais pas pardon à M. Lenoir, tu serais encore consignée dans ta chambre toute la journée de demain. »

Claude garda le silence. Elle n’avait aucunement l’intention de demander pardon, car elle détestait M. Lenoir avec son sourire faux et ses brusques colères.

« Il faut à présent que nous allions dîner, annonça Noiraud. Ne t’inquiète pas, Claude, nous te mettrons quelque chose de côté dès que Simon aura le dos tourné. Et ce soir, quand tout le monde sera couché, je viendrai frapper à ta porte. »

Après le départ de ses amis, Claude s’allongea sur son lit, et se mit à réfléchir. Tant de choses demeuraient inexplicables… Elle se sentait en plein mystère : les signaux de la tour, Simon et ses manières étranges, cette conversation entre M. Vadec et un personnage ressemblant au domestique de M. Lenoir… Et pourtant, ce dernier n’avait pas quitté sa chambre. Que signifiait donc tout cela ? Bientôt les yeux de Claude se fermèrent, et la fillette s’endormit.

Quand Annie passa devant la porte de sa cousine pour aller se coucher en compagnie de Mariette, elle murmura : « Bonsoir », tandis que Noiraud suivait Mick et François dans leur chambre, ainsi qu’il avait été convenu. Claude se réveilla juste assez pour leur dire : « Bonsoir », à tous, puis elle se rendormit.

À minuit, elle fut brusquement tirée de son sommeil par de petits coups que l’on frappait impatiemment à sa porte. C’était Noiraud.

« Merci. J’arrive ! »annonça la fillette à voix basse, puis elle saisit sa lampe de poche et se dirigea vers la fenêtre. Quelques instants plus tard, elle prenait pied sur le chemin de ronde et, de là, sautait dans la rue en contrebas. Elle courut à la porte de service par laquelle elle était déjà rentrée clandestinement au Pic du Corsaire. Noiraud l’y attendait. Claude se glissa à l’intérieur de la maison.

« Tout le monde est au lit, annonça le garçonnet à voix basse. J’ai bien cru que ton père et le mien ne monteraient jamais se coucher : ils sont restés je ne sais combien de temps à bavarder dans le bureau.

— Viens vite, Noiraud », fit Claude.

Elle entraîna son compagnon vers le cabinet de travail de M. Lenoir, voulut entrer. Mais la porte ne s’ouvrit pas. Surpris, Noiraud tourna la poignée à son tour, et poussa le panneau de toutes ses forces. Mais il lui fallut bien reconnaître que rien ne servirait de s’entêter davantage : la porte était fermée à clef !

« Nous aurions dû nous en douter », murmura Claude, désespérée. Et, soudain, furieuse : « Flûte, trente-six mille fois flûte ! s’écria-t-elle. Vas-tu me dire ce que nous allons faire à présent ? »

Noiraud réfléchit un moment. Puis il se retourna vers la fillette et lui glissa à l’oreille :

« Il n’y a plus qu’une solution : je vais m’introduire dans mon ancienne chambre — celle que l’on a donnée à ton père — et je me faufilerai dans la penderie pour ouvrir la trappe du passage secret et délivrer Dago. J’espère que ton père ne s’éveillera pas pendant ce temps-là !

— Tu ferais vraiment cela pour moi ? dit Claude bouleversée. Ah ! Noiraud, que tu es gentil !… Mais ne serait-il pas préférable que j’agisse moi-même ?

— Je connais la galerie mieux que toi. De plus, c’est assez impressionnant de s’y promener tout seul, et en pleine nuit, par-dessus le marché ! »

Les deux enfants montèrent l’escalier et se dirigèrent vers l’ancienne chambre de Noiraud, qu’occupait à présent M: Dorsel. Mais devant la porte de chêne qui commandait l’entrée du corridor, la fillette s’arrêta.

« Noiraud, le signal ! murmura-t-elle. Dès que nous allons ouvrir, la sonnerie que tu as installée dans ta chambre réveillera papa !

— Comme tu es bête ! fit le garçon avec dédain. J’ai tout de suite débranché mon installation en apprenant que ton père devait s’installer à ma place… Franchement, Claude, pour qui me prends-tu ! »

Ils s’engagèrent dans le long corridor, puis s’avancèrent avec précaution jusqu’à la porte de Noiraud. Elle était fermée. Ils tendirent l’oreille.

« Ton père semble avoir le sommeil agité, murmura le jeune garçon. Je vais attendre un peu. Pendant ce temps, tu devrais aller chez Mariette et Annie. Ne t’inquiète pas; dès que j’aurai fait sortir Dagobert du passage, je te l’amènerai. »

Claude suivit le conseil que lui donnait son compagnon, mais elle ne referma pas complètement la porte de Mariette, afin d’entendre Noiraud revenir. Mon Dieu ! qu’elle serait donc heureuse de retrouver enfin Dagobert ! Et lui, fou de joie, n’en finirait pas de la lécher et de bondir autour d’elle.

Noiraud pénétra sans bruit dans la pièce où reposait M. Dorsel. Sachant que certaines lames de parquet risquaient de grincer sous ses pas, il s’avança avec précaution vers un grand fauteuil et se cacha derrière le dossier. Il n’était pas sûr en effet que le père de Claude fût complètement endormi et Noiraud préférait attendre encore avant de s’introduire dans la penderie.

Les minutes qui suivirent parurent interminables au jeune garçon. M. Dorsel s’agitait et se retournait à chaque instant dans son lit et il marmonnait de temps à autre des paroles indistinctes. Sans doute était-il fatigué par son voyage et énervé par la longue conversation qu’il avait eue avec M. Lenoir. Noiraud commençait à se demander s’il allait vraiment s’endormir. Lui-même sentait le sommeil le gagner et ne pouvait s’empêcher de bâiller.

Enfin M. Dorsel se calma. Le lit cessa de grincer. Noiraud allait quitter son abri. Soudain, il tressaillit en entendant un bruit léger, du côté de la fenêtre, semblait-il. Qu’était-ce donc ? On eût dit une charnière qui grinçait.

La nuit était sombre, mais la croisée se détachait nettement comme un rectangle grisâtre entre les rideaux non tirés. Noiraud ne la quittait pas des yeux. Quelqu’un serait-il par hasard en train d’essayer de l’ouvrir ?… Non, c’était impossible, car rien ne bougeait. Cependant le garçon avait l’impression qu’il se produisait quelque chose d’étrange un peu plus bas, juste en dessous.

Sous la fenêtre, dans l’embrasure, était installée une large banquette, que Noiraud connaissait bien. Combien de fois n’y était-il pas resté l’après-midi entière à lire et à regarder la mer au loin… Mais à présent, ce qui se passait là était extraordinaire.

On eût dit que le dessus du siège se soulevait doucement, à la manière d’un couvercle. Noiraud n’en croyait pas ses yeux. Jamais il n’aurait soupçonné que cela fût possible : la planche sur laquelle il avait l’habitude de s’asseoir n’était-elle pas vissée aux angles ? Et qui aurait pu supposer que ce siège fût en réalité un coffre ?… Il fallait donc imaginer que quelqu’un en avait dévissé le dessus, puis s’était dissimulé à l’intérieur en attendant, pour sortir, que le moment fût favorable.

Noiraud regardait intensément, comme fasciné par le spectacle. Qui donc se cachait là ? Et pourquoi ? Le couvercle continuait à se soulever avec lenteur, d’un mouvement silencieux, presque insensible, qui finissait par vous donner le frisson.

Quand la planche fut parvenue à bout de course, on l’appuya contre le bas de la fenêtre. Puis une ombre massive émergea du coffre, se hissa avec précaution, sans le moindre bruit. Noiraud sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Une affreuse terreur s’empara de lui, et lui noua la gorge, l’empêchant de proférer le moindre son.

L’ombre se dirigea à pas de loup vers le lit. Noiraud vit un geste rapide, entendit une plainte étouffée et il devina que l’on venait de bâillonner M. Dorsel pour l’empêcher d’appeler au secours. Mais l’enfant demeura cloué sur place, incapable de crier ni de bouger. Jamais il n’avait eu aussi peur de sa vie.

L’agresseur souleva la forme inerte étendue sur le lit et, revenant vers le coffre ouvert, la déposa à l’intérieur. Noiraud ignorait par quel moyen l’on avait pu mettre ainsi M. Dorsel dans l’incapacité de résister. Mais le plus clair était que le malheureux n’avait pas esquissé le moindre geste de défense.

Tout à coup, Noiraud retrouva sa voix. « Dites donc, vous, s’écria-t-il. Que faites-vous là et qui êtes-vous ? »

Puis, se rappelant qu’il s’était muni de sa lampe électrique, il l’alluma brusquement. À sa grande surprise, le visage qui apparut en pleine lumière ne lui était pas inconnu.

« Monsieur Vadec ! »lança-t-il à tue-tête.

Soudain on lui assena un coup violent sur le crâne et il perdit notion de tout. Il n’eut pas conscience qu’on le transportait, lui aussi, jusque dans le coffre, ni que son agresseur y pénétrait également après lui. Il ne s’aperçut de rien.

Claude, qui attendait dans la chambre voisine, entendit tout à coup l’a voix de Noiraud. On eût dit que ce dernier interpellait quelqu’un. Et puis, soudain, un cri retentit : « Monsieur Vadec ! »

Que se passait-il donc ? Vivement alarmée, Claude chercha sa lampe électrique, qu’elle avait cru poser sur un meuble en entrant dans la chambre de Mariette et d’Annie. Ces dernières dormaient à poings fermés. Dans sa hâte fiévreuse, Claude s’entrava dans une chaise et s’en alla donner de la tête contre le mur. Enfin, elle découvrit sa lampe et sortit dans le corridor, toute tremblante.

Elle constata que la porte de la chambre voisine était entrebâillée. Elle écouta : on n’entendait plus le moindre bruit. Pourtant, aussitôt après l’exclamation poussée par Noiraud, elle avait cru percevoir une sorte de choc assourdi, mais sans réussir à en comprendre la cause.

Alors elle passa résolument la tête par l’ouverture et braqua sa lampe à l’intérieur de la pièce. Stupéfaite, elle retint un cri : le lit était vide ! Et la chambre aussi ! Le faisceau de lumière fit le tour des murs, fouilla les angles : il n’y avait personne… Claude entra, puis, bravement, elle chercha partout : dans le placard, derrière les rideaux, sous le lit. Ce fut en vain : Noiraud et M. Dorsel avaient disparu !

Abasourdie, la fillette se laissa tomber sur la banquette placée devant la fenêtre. Et une indicible angoisse s’empara d’elle, tandis qu’elle se demandait ce qu’étaient devenus son père et Pierre Lenoir.

« Mon Dieu ! que s’est-il donc passé, ici, tout à l’heure ? » se disait-elle.