CHAPITRE XII
 
Une surprise

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Mme Lenoir revint au bout d’un instant. Et, regardant Claude, elle lui dit en souriant :

« C’était ton père. Il arrive ici demain, sans ta mère. Celle-ci va rester quelques jours chez sa sœur, qui les reçoit en ce moment. Mais ton père a préféré venir afin de s’entretenir de ses dernières expériences avec M. Lenoir. Je me réjouis à l’idée de faire sa connaissance. »

Les enfants eussent de beaucoup préféré la venue de tante Cécile à celle de l’oncle Henri. Celui-ci manifestait parfois une telle impatience à leur égard… Cependant, ils se rassurèrent vite, persuadés que leur oncle serait trop absorbé par ses conversations avec M. Lenoir pour se soucier beaucoup d’eux !

Quand vint l’heure de se coucher, Claude partit chercher Dagobert dans la chambre de Noiraud. Celui-ci devait faire le guet. Simon était invisible, M. Lenoir n’avait pas encore regagné le Pic du Corsaire, Renée allait et venait en fredonnant dans la cuisine, tandis qu’Henriette tricotait sous la lampe.

« Simon doit être sorti », se dit Noiraud. Et il s’en revint annoncer à Claude que la voie était libre. Mais au moment où il traversait le palier précédant le long corridor qui menait à sa chambre, il remarqua deux bosses noires qui soulevaient légèrement le bas des lourds rideaux de reps tirés devant une fenêtre. Surpris il considéra le phénomène quelques instants avant de comprendre de quoi il s’agissait. Soudain, son visage s’éclaira.

« Tiens, tiens, voici notre ami Simon qui joue les Sherlock Holmes, songea-t-il. Comme il est persuadé que nous avons un chien et qu’il le croit caché dans la chambre de Claude ou bien dans celle de François, il s’est posté ici, sur notre chemin, pour mieux nous surveiller… Mais attends un peu, mon bonhomme : je vais te faire une surprise ! »

Et Noiraud courut prévenir ses amis de sa découverte. Claude en fut bouleversée. Cependant Pierre Lenoir avait déjà son plan.

« C’est nous qui allons surprendre Simon, dit-il, et je vous assure qu’il s’en rappellera ! Il faut d’abord que je déniche une corde, et puis, nous irons tous sur le palier. Je me mettrai brusquement à crier qu’il y a un voleur caché derrière les rideaux et je sauterai sur Simon. Pendant que je lui décocherai quelques bons coups de poing, François et Mick l’enrouleront dans les rideaux. D’une secousse, nous ferons dégringoler la tringle sur lui et nous n’aurons plus qu’à le ficeler comme un saucisson ! »

Les enfants éclatèrent de rire à l’idée du bon tour que l’on allait jouer à Simon. C’était un homme si déplaisant : la leçon lui ferait du bien.

« Pendant ce temps-là, déclara Claude, je me faufilerai dans le corridor. Mais pourvu que Dago ne veuille pas se mêler à la bagarre : il serait capable de donner à Simon un fameux coup de dent !

— Tu n’auras qu’à le tenir solidement par son collier, et puis tu le conduiras dans ta chambre tambour battant, conseilla Noiraud. Alors, les amis, sommes-nous prêts ?… En avant ! »

Les enfants se glissèrent sans bruit dans le corridor. En arrivant sur le palier où Simon était caché, ils virent les rideaux frémir légèrement : l’homme était aux aguets.

Claude et Dagobert s’étaient arrêtés en deçà de la porte fermant l’extrémité du couloir. Soudain Noiraud lança un appel strident, un vrai cri de Sioux propre à vous glacer le sang et qui fit sursauter Claude et Dagobert. À ce signal, se déclencha une indescriptible bagarre.

Noiraud bondit sur Simon, et se mit à le bourrer de coups de poing en hurlant à tue-tête :

« Au secours ! Au secours, je tiens un voleur ! »

Simon tenta de se dégager et de repousser l’adversaire. Mais celui-ci profitait de son avantage pour lui assener une grêle de coups bien placés : le domestique s’étant trouvé à l’origine de maintes explications orageuses entre M. Lenoir et son fils, ce dernier prenait enfin sa revanche !

François et Mick accourant à la rescousse, les choses se précipitèrent : une secousse énergique fit s’abattre les rideaux sur la tête de l’infortuné Simon. La tringle suivit, et le domestique, étourdi par le choc, s’effondra à son tour. L’attaque avait été si soudaine que le malheureux n’avait même pas eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait. D’ailleurs, toute défense eût été inutile, tant les trois garçons qui menaient le combat étaient déterminés à remporter là victoire. Annie elle-même, surexcitée à l’extrême, s’était mise de la partie. Quant à Mariette, qui n’avait pas osé l’imiter, elle se réjouissait du spectacle.

Profitant de la confusion, Claude quitta son abri et s’élança avec Dago. Mais celui-ci ne pouvait se résigner à manquer une si belle occasion de s’amuser. Et il s’arc-bouta de toutes ses forces pour résister à Claude qui l’entraînait. Tirant le chien par son collier, la fillette s’entêta. Soudain, Dago aperçut un mollet dodu à souhait et qui s’agitait désespérément dans les plis du rideau. Il bondit.

Simon poussa un hurlement de douleur. Dagobert avait de bonnes dents et n’hésitait pas à pincer sérieusement la cheville ou le mollet d’un adversaire. Mais une claque énergique lui fit lâcher prise. Surpris et humilié, il suivit aussitôt sa maîtresse, la queue basse. C’était la première fois qu’elle le corrigeait. Fallait-il qu’elle fût en colère… Dès qu’il fut entré dans la chambre de Claude, il se réfugia sous le lit. Là, il posa son museau sur ses pattes et tourna vers la fillette des yeux suppliants.

« Oh ! Dago, je ne pouvais pas faire autrement », s’écria-t-elle. Et, s’agenouillant auprès de lui, elle le caressa. « Tu comprends, tu risquais de tout gâcher si l’on t’avait vu. C’est déjà bien assez que tu aies mordu Simon, et je ne sais pas comment nous pourrons expliquer cela ! Couche-toi, va. Il faut à présent que j’aille rejoindre les autres. »

La queue de Dago battit doucement sur le plancher. Claude courut retrouver ses amis. Ceux-ci continuaient à s’en donner à cœur joie aux dépens de Simon, qui hurlait et se débattait avec l’énergie du désespoir. On ne voyait plus rien de lui, entortillé et roulé tout entier dans les rideaux comme une chenille dans son cocon.

Tout à coup, M. Lenoir surgît au pied de l’escalier, suivi de Mme Lenoir, l’air apeuré.

« Que se passe-t-il ? s’écria-t-il d’une voix tonnante. Êtes-vous devenus fous ? Comment osez-vous mener ce tapage à une heure pareille ?

— Il y avait un cambrioleur, papa, expliqua Noiraud, haletant. Mais nous avons réussi à nous emparer de lui. »

M. Lenoir monta les marches quatre à quatre. Stupéfait, il vit le paquet informe qui se contorsionnait sur le plancher, roulé bien serré dans les rideaux, que maintenait une grosse corde solidement nouée.

« Un cambrioleur ! s’exclama-t-il. Où l’avez-vous trouvé ?

— Il s’était caché ici, derrière les rideaux du palier, monsieur, répondit François. Nous nous sommes jetés sur lui et nous l’avons terrassé. Il n’a pas eu le temps de se sauver… Pourriez-vous appeler la police ? »

À ce moment, s’éleva une voix lamentable, presque étouffée sous l’épaisseur des rideaux :

« Lâchez-moi ! Le chien m’a mordu ! Lâchez-moi ! gémissait-elle.

— Grands dieux ! c’est Simon que vous avez mis dans cet état ! » s’écria M. Lenoir, au comble de la surprise et de la fureur. « Délivrez-le ! Tout de suite !

— Mais, papa, ce ne peut être lui : il était caché derrière les rideaux ! protesta Noiraud.

— Oui ou non, vas-tu m’obéir ? » dit M. Lenoir d’un ton sans réplique. Annie le regarda avec attention : le bout de son nez était tout blanc !

À regret, les garçons dénouèrent la corde. Simon écarta le rideau d’un geste rageur et son visage parut, rouge, congestionné par la colère et l’effroi !

« Je ne supporterai pas d’être traité de la sorte, hurla-t-il. Regardez ma jambe, monsieur ! J’ai été mordu. Et par un chien, sûrement ! Tenez ! »

Des traces de dents apparaissaient nettement sur son mollet, comme des meurtrissures violacées. Dagobert avait pincé très fort, mais heureusement sans entamer la peau.

« Vous savez bien qu’il n’y a pas de chien dans la maison, objecta Mme Lenoir, se hasardant enfin à monter l’escalier. Mon pauvre Simon, ce n’est certainement pas un chien qui vous a mordu…

— Et qui veux-tu que ce soit ? rétorqua violemment M. Lenoir. Un tigre sans doute ?

— C’est peut-être moi, dans le feu de l’action ! » s’écria soudain Noiraud, à l’ébahissement de ses amis, fort amusés par cette suggestion extravagante. Mais leur camarade parlait avec le plus grand sérieux, et son visage tourmenté exprimait une réelle inquiétude.

« Quand je me mets en colère, continua-t-il, je ne sais plus ce que je fais… Papa, ne crois-tu pas que j’aurais pu mordre Simon sans m’en apercevoir ?

— Sottises ! fit M. Lenoir, quelque peu désorienté. N’essaie pas de te payer ma tête, mon garçon. Si tu te mets à mordre les gens, je te ferai donner le fouet pour te guérir de cette étrange manie… Allons, Simon, relevez-vous : vous n’êtes pas mort, que diable !

— Maintenant que j’y pense, il me semble que mes dents ne sont pas comme d’habitude », dit encore Noiraud, ouvrant puis refermant la bouche avec précaution pour s’assurer que sa mâchoire fonctionnait normalement. « Je vais aller les brosser, c’est plus sûr. J’ai encore le goût du mollet de Simon dans ma bouche et c’est loin d’être agréable ! »

Indigné par l’impudence de son fils, M. Lenoir tendit vivement le bras pour attraper l’insolent. Mais celui-ci se baissa prestement et, esquivant la menace, il s’enfuit dans le corridor qui menait à sa chambre.

« Je reviens tout de suite : le temps de me laver les dents », s’écria-t-il.

Les autres enfants ne gardaient leur sérieux qu’à grand-peine. L’idée de Noiraud était absurde, mais il n’en demeurait pas moins que M. et Mme Lenoir n’avaient pu deviner qui avait mordu Simon !

« Et maintenant, vous autres, allez vous coucher ! ordonna M. Lenoir. J’espère que je ne serai pas obligé de me plaindre de vous à votre père… ou à votre oncle… Je ne sais jamais lesquels d’entre vous sont les enfants ou les neveux de M. Dorsel… Je suis extrêmement surpris de votre conduite. Comment peut-on se comporter ainsi dans la maison de ses hôtes ! Infliger un pareil traitement à mon domestique ! S’il me quitte, ce sera votre faute. »

Les enfants souhaitaient du fond du cœur que les choses prissent la tournure suggérée par M. Lenoir. Quelle aubaine ce serait que d’être débarrassés de ce maudit espion au visage sournois ! Il était sans nul doute sur la piste de Dagobert, et l’on ne connaîtrait aucun repos tant qu’il n’aurait pas réussi à se venger de lui et des enfants.

Le lendemain matin, cependant, Simon était à son poste. Il entra dans la salle à manger, portant avec précaution le plateau du petit déjeuner. Sa physionomie n’exprimait rien de plus qu’à l’habitude, mais, en passant près de Noiraud, l’homme lui lança un regard haineux.

« Prenez bien garde à vous, dit-il d’une voix fielleuse. L’un de ces jours, vous aurez une surprise. Parfaitement, et votre chien aussi ! Parce qu’il ne faut pas vous faire d’illusions : je sais que vous avez un chien. Ce n’est pas à moi que l’on raconte des histoires !»

Personne ne broncha pendant ce discours, mais les enfants se regardèrent. Puis Noiraud prit un air insouciant et se mit à tambouriner gaiement sur la table avec sa cuiller.

« Voilà de bien sinistres menaces, dit-il. En tout cas, mon cher Simon, prenez aussi garde à vous. Si vous vous laissez encore surprendre à nous espionner, vous vous retrouverez ficelé comme un saucisson avant d’avoir eu le temps de vous reconnaître. Et je n’hésiterai pas à vous donner un second coup de dents. On ne sait jamais ce qui peut arriver, croyez-moi : j’ai justement grande envie de mordre quelqu’un ce matin ! »

Il montra les dents à Simon qui semblait n’avoir pas entendu un traître mot de ce qu’on venait de lui dire. Puis l’homme sortit et referma la porte sans bruit.

Claude était inquiète. Elle redoutait Simon. La froideur pénétrante de son regard, l’expression étrange de ses yeux bridés lui inspiraient une frayeur instinctive. Que n’eût-elle donné pour quitter bien vite le Pic du Corsaire en emmenant Dagobert !

La fillette devait avoir ce matin-là une fâcheuse surprise. Comme elle s’apprêtait à rejoindre les garçons en compagnie de Mariette et d’Annie, Noiraud accourut, l’air fort agité. Et il s’écria :

« Claude, devine ce qui se passe : on va installer ton père dans ma chambre ! Je dois partager celle de Mick et de François. Simon et Renée sont déjà en train de tout déménager chez moi. Pourvu que nous ayons le temps de faire sortir Dago du passage secret avant l’arrivée de ton père !

— Mon Dieu ! gémit Claude, bouleversée. Je vais m’en occuper tout de suite ! »

Elle feignit de se diriger vers la chambre de Mariette, voisine de celle de Noiraud. Malheureusement, Simon était encore occupé à faire le ménage chez ce dernier, et il n’en bougea pas de toute la matinée.

Claude ne cessait de se tourmenter en songeant à Dago. Il allait sûrement s’impatienter et regretter sa promenade habituelle… De plus en plus inquiète, la fillette rôda inlassablement par les couloirs, croisant sans cesse Renée, qui allait et venait d’une chambre à l’autre.

Cependant, Simon semblait fort intrigué par le manège de Claude. Lui-même affectait de boiter pour bien montrer qu’il se ressentait encore de sa morsure. Enfin, Claude le vit sortir de la chambre de Noiraud. Elle s’élança, mais n’eut que le temps de se précipiter chez Mariette : déjà le domestique revenait.

Quelques minutes plus tard, elle renouvela sa tentative : cette fois, l’absence de Simon fut encore plus brève et la fillette ne put s’esquiver.

« Que faites-vous ici ? demanda Simon rudement. Je n’ai pas passé toute la matinée à mettre cette pièce en état pour que vous reveniez tout bouleverser dès que j’ai le dos tourné ! Ouste, filez ! Et que je ne vous y reprenne pas ! »

Claude obéit, bien décidée a attendre que Simon ait tourné les talons : il n’allait pas tarder à descendre mettre la table pour le déjeuner. Enfin ! Elle le vit s’éloigner… Vite, elle se précipita à la porte de Noiraud. Mais, hélas ! la serrure était verrouillée et Simon avait emporté la clef !