CHAPITRE X
Dagobert fait des siennes
Le lendemain matin, les fillettes écoutèrent avec une indicible stupéfaction le récit de ce qui s’était passé la nuit précédente.
« Grands dieux ! » s’exclama Annie, faisant les yeux ronds, « qui donc pouvait bien lancer des signaux de la tour ? Qu’est-il ensuite devenu ? Quand je pense qu’il est entré dans la chambre de Simon alors que celui-ci dormait dans son lit !
— C’est ahurissant, fit Claude. Mais enfin, les garçons, pourquoi n’êtes-vous pas venus nous réveiller, Mariette, Annie et moi ?
— Si tu t’imagines que nous en avons eu le temps, répliqua Mick. Et puis, il aurait fallu que nous emmenions Dago, ce qui était impossible : il aurait été capable de sauter à la gorge de notre homme !
— Les signaux s’adressaient sûrement aux contrebandiers, déclara François, poursuivant le cours de ses réflexions. Pour moi, ceux-ci venaient de débarquer d’un navire qui, peut-être, les avait amenés d’Angleterre… ou d’Espagne… Comment le savoir ? Les embarcations ont dû approcher le plus possible du marais. Puis, les hommes ont attendu le signal lancé de la tour, et sûrs désormais que la voie était libre, ils se sont alors engagés sur l’un de ces chemins secrets dont parlait Noiraud. Chacun d’eux portait vraisemblablement une lampe ou une lanterne afin de ne pas s’écarter du sentier traversant le marais. Et il est non moins certain que quelqu’un devait les attendre pour recevoir les marchandises… sans doute au pied de la colline.
— Je ne vois pas de qui il pourrait s’agir, dit Mick. En tout cas, sûrement pas de M. Vadec, qui, d’après Noiraud, passe cependant pour faire de la contrebande. En effet, les signaux ne partaient pas de sa maison, mais de la nôtre !
— Il va falloir que nous trouvions la clef de ce mystère, décida Claude. Que ce soit à l’insu de ton père ou non, Noiraud, il se passe ici des choses étranges… À nous de monter la garde et de tout mettre en œuvre pour résoudre l’énigme ! »
Cette conversation se déroulait pendant le petit déjeuner, alors que les enfants étaient seuls dans l’ancienne salle d’études, où ils prenaient leurs repas. Quand Simon entra dans la pièce pour voir s’ils avaient terminé, Annie ne s’aperçut pas de sa présence.
« Sait-on à quel genre de contrebande se livre M. Vadec ? » demanda-t-elle à Noiraud.
Au même instant, quelqu’un lui assena sur la cheville un coup de pied bien senti, et elle s’arrêta net, le souffle coupé par la douleur. Stupéfaite, elle regarda son voisin et commença : « Qu’est-ce qui… » Mais un second coup de pied, plus violent encore que le précédent, l’interrompit. Soudain, elle vit que Simon était entré dans la pièce.
« C’est ridicule, protesta-t-elle. Puisqu’il est sourd, comment pourrait-il comprendre ce que nous disons ? »
Le domestique s’était mis à débarrasser la table, son visage impénétrable, comme à l’habitude. Noiraud lança à Annie un regard furibond. La fillette semblait indignée, pourtant elle se tut. Mais, dès que Simon eut quitté la pièce, elle protesta avec énergie :
« Brutal ! Tu m’as fait terriblement mal ! Et puis, d’abord, je pouvais bien dire ce que je voulais : Simon est sourd comme un pot !
— À ce qu’il prétend…, répliqua Noiraud, tandis que la fillette se frictionnait ostensiblement la cheville. Peut-être est-ce vrai, je n’en sais rien… En tout cas, je suis bien sûr d’avoir vu un drôle d’air sur son visage quand tu m’as demandé à quel genre de contrebande se livrait M. Vadec : cela ressemblait à de la surprise… On aurait vraiment dit qu’il t’avait entendu.
Tu as rêvé ! fit Annie, maussade. Mais, quoi qu’il en soit, tâche de ne plus me donner de coup de pied. Il suffisait de me pousser un peu le coude ou le genou : j’aurais compris ! Remarque bien que, si tu tiens absolument à ce que je me taise devant Simon, je resterai bouche cousue… Mais pour moi, il n’y a aucun doute : on tirerait à côté de lui un coup de canon qu’il n’entendrait rien !…
— C’est vrai, Noiraud, renchérit Mick. Rappelle-toi, l’autre jour, quand j’ai laissé tomber cette assiette, juste derrière lui… Cela a pourtant fait un beau vacarme : eh bien, il n’a pas bronché.
— Cela n’a pas d’importance : qu’il soit sourd ou non, je me défie de lui comme de la peste. J’ai toujours l’impression qu’il suit ce que disent les gens. Peut-être sait-il lire sur les lèvres,… c’est ce que font souvent les personnes sourdes. »
Les enfants s’en allèrent chercher Dagobert pour la promenade habituelle. Le chien était maintenant tout à fait habitué à l’étrange façon dont procédaient chaque matin ses jeunes maîtres pour l’emmener avec eux. Et point n’était besoin de l’encourager; dès qu’il voyait Claude ouvrir la malle d’osier, il sautait dedans et s’y couchait tranquillement !
Ce jour-là, les promeneurs firent encore la rencontre de Simon. Ce dernier considéra Dago avec un intérêt marqué : l’on ne pouvait douter qu’il ne le reconnût parfaitement.
« Attention, voici notre ami Simon, avertit François à voix basse. Cette fois, n’essayons pas de repousser Dago. Nous dirons que c’est un chien errant qui a pris l’habitude de nous suivre tous les matins. »
Les enfants laissèrent donc Dagobert aller et venir autour d’eux à sa guise, et lorsqu’ils furent sur le point de croiser le domestique, ils se contentèrent de lui adresser un signe de tête, sans faire mine de vouloir s’arrêter. Mais l’homme les héla :
« On dirait que cet animal vous connaît, dit-il de sa voix monocorde.
— Mais oui : il nous accompagne tous les matins, expliqua François poliment. Il se figure vraiment que nous sommes ses maîtres ! C’est une jolie bête, n’est-ce pas ? »
Simon regarda durement Dagobert qui aussitôt se mit à gronder.
« En tout cas, tâchez de ne pas l’amener à la maison, fit le domestique. M. Lenoir le ferait abattre immédiatement. »
François vit le visage de Claude s’empourprer sous l’effet de la colère. Aussi se hâta-t-il de poursuivre en ces termes :
« Quelle idée, Simon ! Pourquoi voudriez-vous que nous ramenions cet animal à la maison ? Allons, ne dites donc pas de bêtises… »
Le domestique parut ne pas entendre. Il jeta à Dagobert un regard mauvais, passa son chemin, non sans se retourner plusieurs fois pour observer le petit groupe.
« Le monstre ! s’écria Claude indignée. Comment peut-on dire des choses pareilles ! »
Lorsque les enfants eurent regagné la chambre de Mariette et rendu la liberté à Dagobert, Claude déclara à ses compagnons : « Pendant que vous fermerez la trappe et remettrez tout en ordre, je vais tout de suite reconduire Dago dans le passage secret, je lui laisserai des gâteaux secs pour le consoler. J’en ai acheté pour lui ce matin, de ceux qu’il préfère : très gros et bien croustillants… »
Elle se dirigea vers la porte, suivie de Dagobert, mais à l’instant où elle avançait la main pour tourner la clef dans la serrure, le chien poussa un léger grognement.
La fillette s’arrêta net et se retourna vers Dago, stupéfaite. Elle le vit qui regardait fixement la porte, arc-bouté sur ses pattes, le cou tendu, tandis que le poil se hérissait lentement sur son échine. D’un signe, Claude lui intima l’ordre de se taire, puis, revenant vers ses compagnons, elle leur dit dans un souffle :
« Il y a quelqu’un derrière la porte : Dago le sent… Mettez-vous tout de suite à parler très fort, comme si vous étiez en train de jouer à quelque chose. Et moi je vais me dépêcher de cacher Dagobert dans le placard où nous rangeons notre échelle de corde. »
Les autres engagèrent immédiatement une conversation des plus animées, tandis que Claude entraînait rapidement son chien vers l’asile qu’elle lui destinait. Elle le caressa et lui dit quelques mots pour lui faire comprendre qu’il devait être sage, puis elle l’enferma à clef.
« À moi de donner », s’écria François, d’une voix claironnante. Et, prenant un jeu de cartes dans un tiroir, il continua : « C’est toi qui viens de gagner, Mick, mais je te parie que cette fois, tu seras battu ! »
Prestement, il distribua les cartes. Ses compagnons bavardaient et riaient à grand bruit, disant tout ce qui leur paissait par la tête. Puis l’on engagea la partie. Et les exclamations de se croiser :
« À toi, Mick !
— Pique !
— Carreau !
— Atout : je prends !
— Roi !
— Je coupe !
— Et moi, je surcoupe ! »
Il n’eût été personne pour imaginer que ce joyeux brouhaha n’était qu’une feinte. Cependant, Claude qui tenait les yeux rivés sur la porte, vit la poignée tourner avec lenteur. On essayait d’ouvrir, le plus discrètement du monde, et sans doute espérait-on ainsi faire irruption dans la chambre à l’improviste… Mais par bonheur, les enfants avaient donné un tour de clef !
Bientôt, la personne se trouvant à l’extrémité dut comprendre que la porte était fermée, car la poignée revint doucement à son point de départ. Là, elle ne bougea plus. Le bruit qui régnait dans la pièce empêchait de distinguer aucun son dans le couloir. Et Claude se demandait comment savoir si l’indiscret était encore là…
Soudain, elle pensa à Dagobert : il n’aurait pas un instant d’hésitation, lui ! Alors, Claude, faisant signe à ses amis de continuer leur tapage, s’empressa de sortir Dago du placard. Il s’élança aussitôt vers la porte, flaira le bas du panneau, puis se retourna vers sa maîtresse en remuant la queue.
« Tout va bien, dit alors Claude à ses compagnons. Il n’y a plus personne à présent : le flair de Dago est infaillible. Puisque la voie est libre, il faut en profiter pour ramener mon chien chez toi, Noiraud. À ton avis, qui donc pouvait bien être en train de nous espionner ?
— Simon», répondit Pierre Lenoir sans la moindre hésitation.
Il ouvrit la porte, passa la tête avec précaution. Puis, ne voyant personne, il s’avança jusqu’au bout du corridor. De là, il fit signe à Claude qu’il n’y avait plus aucun danger.
Quelques instants plus tard, Dagobert avait réintégré son refuge habituel, où il grignotait avec délices les gâteaux offerts par sa maîtresse. À présent qu’il y était accoutumé, le lieu étrange où l’enfermaient ses amis ne lui déplaisait en aucune manière. Il s’y trouvait fort bien, et, ayant exploré les moindres recoins de ce domaine, il se sentait chez lui dans le dédale compliqué des nombreuses galeries s’embranchant sur le passage.
« Il est temps d’aller déjeuner, déclara Mick, en quittant la chambre de Noiraud. Et surtout, Annie, ne t’avise pas de lâcher quelque parole imprudente en présence de Simon…
— Pour qui me prends-tu ? riposta la fillette, vexée. D’abord, ce matin, je ne savais pas qu’il était possible de lire sur les lèvres de quelqu’un. Il faut croire que Simon est vraiment bien habile… »
Peu de temps après, les enfants se mettaient à table. Simon leur servit des petits pâtés chauds, puis il sortit. Les jeunes convives restèrent seuls, car Renée avait pris un jour de liberté.
Tout à coup, ils sursautèrent, au comble de la stupeur et de l’effroi : Dagobert aboyait !
« C’est inimaginable, que se passe-t-il ? s’exclama François. Dago n’est pas loin : sans doute, le passage secret longe-t-il la pièce où nous sommes… Comme cela paraît étrange de percevoir cette voix, assourdie et un peu déformée…
— N’empêche qu’il ne faut pas être sorcier pour reconnaître celle d’un chien, déclara Annie.
— Pas un mot de tout ceci devant Simon, ordonna Noiraud. Et si Dago recommence, faisons semblant de ne pas entendre… Mais je me demande vraiment ce qui lui a pris !
— Il aboie de cette manière-là quand il est content ou bien quand il joue, expliqua Claude. Peut-être a-t-il découvert un rat ? Il adore pourchasser les lapins et les rats… Mon Dieu, le voici qui recommence. Pourvu qu’il attrape vite cette sale bête et qu’on ne l’entende plus ! »
Simon revenait au même instant, mais heureusement, Dago s’était tu. Soudain, sa voix retentit de nouveau, plus lointaine.
François ne quittait pas le domestique des yeux. L’homme découpait le rôti : il n’eut pas une parole, mais son regard se promena sur le visage des enfants, comme pour épier leur physionomie ou lire sur leurs lèvres les mots qu’ils prononceraient.
« Ces petits pâtés étaient vraiment délicieux, dit François d’un ton léger. Il faut bien avouer qu’il y a dans cette maison un fameux cordon bleu !
— Et ces babas que nous avons mangés l’autre jour ! renchérit Annie. Je n’en avais encore jamais goûté de pareils. »
« Ouah, ouah », fit à ce moment la voix de Dagobert.
« À mon avis, Claude, c’est encore tante Cécile qui confectionne les meilleures tartes que je connaisse », se hâta d’observer Mick. Et il poursuivit, le cœur battant : « Je me demande ce que tes parents deviennent à Kernach et si l’on a pu commencer la réparation du toit… »
« Ouah ! » lança joyeusement Dagobert, qui semblait prendre un plaisir extrême à pourchasser son rat dans les différentes galeries où il lui prenait fantaisie de s’engager.
Simon acheva de servir les légumes accompagnant le rôti, puis il sortit sans mot dire. François s’empressa d’aller ouvrir la porte afin de s’assurer que le domestique s’était réellement éloigné.
Ouf ! fit-il en revenant, s’asseoir. Je souhaite de tout mon cœur que cet animal de Simon soit aussi sourd qu’il le prétend, mais il y a un instant, quand Dago a recommencé à aboyer, j’aurais bien juré qu’une lueur d’étonnement était passée dans ses yeux.
— Eh bien, en supposant qu’il soit bel et bien capable d’entendre, ce dont je ne suis nullement persuadée, il a dû être joliment surpris de notre indifférence. Nous avons continué notre conversation comme si de rien n’était ! »
Les autres éclatèrent de rire, et ils poursuivirent gaiement leur repas, non sans guetter le retour de Simon. Au bout d’un moment, un bruit de pas retentit dans le couloir et les enfants commencèrent à empiler leurs assiettes, sachant que le domestique devait les emporter.
La porte s’ouvrit, mais ce fut M. Lenoir qui fit son entrée ! Il s’avança, le sourire aux lèvres, selon son habitude, et dévisagea les enfants étonnés.
« Eh bien, l’appétit est excellent, à ce que je vois, et l’on est sage comme des images », dit-il, avec cette manière irritante qu’ont beaucoup de personnes de toujours s’adresser aux enfants comme à des bébés. « Simon ne vous laisse-t-il manquer de rien ?
— Tout va très bien, monsieur, je vous remercie, répondit François en se levant poliment. Nous nous amusons beaucoup et nous trouvons que vous avez une cuisinière excellente !
— Allons, tant mieux, tant mieux », fit M. Lenoir.
Après cet échange de paroles, les enfants attendirent avec impatience le départ de leur visiteur. Ils redoutaient tellement que Dagobert ne fit encore des siennes. Mais M. Lenoir ne paraissait nullement pressé de s’en aller.
Et tout à coup, l’on entendit la voix de Dago résonner de nouveau dans les profondeurs de la maison.