CHAPITRE XI
 
Les inquiétudes de Claude

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M. Lenoir pencha brusquement la tête de côté comme le fait un animal surpris par un bruit inattendu. Il prêta l’oreille, puis regarda les enfants. Mais ceux-ci semblaient n’avoir rien entendu. M. Lenoir écouta encore un instant sans mot dire. Enfin, avisant un carnet de croquis qui appartenait à François, il se mit à le feuilleter.

Les enfants avaient l’impression que ceci n’était de sa part qu’un prétexte pour rester dans la pièce un peu plus longtemps. Et François ne put s’empêcher de penser que M. Lenoir, averti Dieu sait comment de ce qui se passait, avait tenu à venir se renseigner par lui-même. Ainsi s’expliquait cette visite imprévue : c’était en effet la première fois que le père de Noiraud pénétrait dans la salle à manger des enfants !

Soudain, Dagobert se remit à aboyer, beaucoup plus loin cette fois. Le nez de M. Lenoir pâlit et Mariette jeta un coup d’œil effrayé à son frère. Comme lui, elle savait que c’était là un signe de mauvais augure !

« Avez-vous entendu ? demanda M. Lenoir d’un ton confiant.

— Quoi donc, monsieur ? » dit poliment François.

De nouveau, retentit la voix de Dagobert.

« Tenez, s’exclama M. Lenoir. Cela recommence ! »

Mais au même instant, une mouette passa devant la fenêtre, portée par la bise de la mer.

« Vous voulez parler de cette mouette, monsieur ? Bien sûr que nous l’entendons ! s’écria Mick avec entrain. Il y en a des quantités par ici, et quand elles crient, on dirait des chats qui miaulent.

— Vraiment ? rétorqua M. Lenoir, rageur. Et sans doute vas-tu me raconter aussi que le cri des mouettes ressemble à l’aboiement d’un chien ! »

Mick eut un air surpris.

« Au fond, pourquoi pas ? reprit-il avec candeur. Après tout, vous avez raison : si elles miaulent comme des chats, il n’y a aucune raison pour qu’elles n’aboient pas aussi comme des chiens… »

La voix de Dagobert ponctua soudain ces mots avec une énergie joyeuse. M. Lenoir sursauta et, regardant les enfants fixement :

« Voulez-vous me dire ce que signifie ce bruit ? » demanda-t-il.

Ils penchèrent la tête à droite, puis à gauche, feignant d’écouter avec la plus vive attention. Enfin, Mick déclara :

« Je ne distingue rien, monsieur, rien du tout.

— Moi, j’entends le bruit du vent, dit Annie.

— Et moi, le cri des mouettes », ajouta François, mettant la main en cornet à son oreille.

« Il y a une porte qui bat, au rez-de-chaussée. Est-ce de cela que tu parles, papa ? » questionna Noiraud, l’air tourmenté.

M. Lenoir jeta à son fils un regard sévère.

« La fenêtre de la salle de bain n’est pas fermée. Je l’entends taper ! » s’écria Mariette, qui ne voulait pas être en reste avec ses compagnons, bien qu’elle redoutât fort les violentes colères de son père.

« Je vous dis que c’est un chien, et vous le savez tous aussi bien que moi ! » Le nez de M. Lenoir était maintenant si blanc que l’on eût dit celui d’un clown. « Où est cet animal et à qui appartient-il ?

— Un chien, monsieur ? » commença François, le visage perplexe. Et il regarda autour de lui : « Je ne le vois vraiment nulle part. »

M. Lenoir se contenait à grand-peine : on devinait que c’eût été pour lui un vrai soulagement que de pouvoir gifler François.

« Ecoutez, vous dis-je ! reprit-il d’une voix sifflante. Et expliquez-moi quel animal peut bien aboyer ainsi, sinon un chien ! »

Les enfants durent obéir, car ils commençaient à s’épouvanter de la terrible colère qui s’emparait de M. Lenoir. Mais, par miracle, Dagobert s’était tu, soit qu’il eût renoncé à capturer son rat, soit qu’au contraire il fût occupé à le dévorer. De toute façon, il se tenait coi, et c’était là l’essentiel !

« Monsieur, je suis vraiment désolé, mais je vous assure que je n’entends rien du tout, dit enfin François, prenant un air offensé.

— Moi non plus », assura Mick. Et les autres de renchérir.

M. Lenoir savait parfaitement que cette fois, ils disaient la vérité, car lui-même ne percevait plus aucun bruit.

« Si jamais l’on met la main sur cet animal, reprit-il, détachant ses syllabes, je le fais empoisonner. Je ne veux pas de chien chez moi ! »

Sur ces mots, il fit demi-tour et quitta la pièce, au grand soulagement des enfants. Claude était en effet au comble de l’indignation, et, connaissant la violence des rages qui parfois s’emparaient d’elle, ses amis se disaient qu’il se serait sans doute déroulé une vraie bataille entre elle et M. Lenoir !

Quand la porte se fut refermée, Mariette posa doucement la main sur le bras de Claude afin d’empêcher celle-ci de lancer quelque invective à l’adresse de M. Lenoir.

« Tais-toi, je t’en prie : tu vas vendre la mèche », murmura-t-elle.

Claude se mordit la lèvre. Le rouge de la colère se retirait peu à peu de son visage et elle devint d’une pâleur extrême. Soudain, elle tapa du pied.

« Empoisonner un chien ! Comment peut-on dire de pareilles horreurs ! s’écria-t-elle avec rage.

— Tais-toi donc : Simon risque de revenir d’un instant à l’autre, rappela François. Nous allons tous faire semblant d’être stupéfaits de la visite de M. Lenoir et de ne rien comprendre à cette histoire de chien. Ainsi, même si notre homme lit sur nos lèvres, il ne pourra .savoir la vérité. »

À peine François avait-il achevé ces mots que le domestique entrait, apportant le dessert. Son visage parfaitement inexpressif était bien le plus étrange que l’on pût imaginer, car jamais n’y passait le reflet d’une émotion, ni d’un sentiment quelconque. Comme le disait Annie, on aurait pu le prendre pour un masque de cire !

« C’est extraordinaire que M. Lenoir ait si bien cru entendre un chien aboyer ! » commença François bravement.

Ses compagnons s’empressèrent de saisir la balle au bond, et la conversation s’engagea sur le ton le plus naturel et le plus convaincu. Ainsi la surprise de Simon serait complète, et, à supposer qu’il fût vraiment capable de suivre les paroles des enfants, peut-être en viendrait-il à se demander si lui-même et M. Lenoir ne s’étaient pas trompés !

Sitôt le déjeuner terminé, les amis se réfugièrent dans la chambre de Noiraud pour y tenir conseil.

« Et à présent, qu’allons-nous faire de Dagobert ? demanda Claude. M. Lenoir connaît-il le passage secret ? Il pourrait alors se mettre à la recherche de Dago et, dans ce cas-là, vous savez que je ne réponds de rien. Il risque de se faire dévorer !

— C’est certain », convint Noiraud. Il réfléchit quelques instants « En réalité, j’ignore dans quelle mesure papa est renseigné sur les mystères de cette maison. Sans doute soupçonne-t-il l’existence de passages et d’escaliers dérobés, mais je serais fort étonné qu’il en eût découvert les issues. Je ne les ai moi-même trouvées que par le plus grand des hasards.

— Eh bien, moi, je rentre à Kernach, annonça brusquement Claude. Je ne veux pas que Dagobert risque de se faire empoisonner !

— Voyons, réfléchis, tu ne peux partir d’ici toute seule : cela paraîtrait bizarre. Si tu tiens à t’en aller, il faut que nous en fassions autant, ce qui signifie que nous devrons renoncer à éclaircir le mystère de la tour…

— Oh ! je vous en prie, ne nous laissez pas ici tout seuls, Mariette et moi, s’écria Noiraud, l’air désolé. Papa se mettrait dans une colère terrible ! »

Claude hésitait. Elle ne tenait certes pas à compliquer la situation de Noiraud et de Mariette, pour qui elle éprouvait une réelle affection. Mais, d’autre part, elle n’était nullement disposée à sacrifier Dagobert.

« J’ai envie de téléphoner à la maison, dit-elle. Je dirai à papa que je m’ennuie de maman et que je voudrais rentrer. C’est d’ailleurs vrai que maman me manque beaucoup… De cette manière, rien ne vous empêchera de rester ici et de poursuivre nos recherches… Vous comprenez bien qu’il me serait impossible de rester ici en sachant que quelqu’un risque de pénétrer dans le passage et de jeter à Dago une boulette empoisonnée ! »

C’était là une éventualité à laquelle les autres enfants n’avaient pas réfléchi… François soupira : Claude avait raison et l’on ne pouvait plus songer à la détourner de son projet.

« C’est bon, dit-il à sa cousine. Téléphone à Kernach, mais fais-le tout de suite : l’appareil est en bas, dans le vestibule, et à cette heure-ci, il n’y aura certainement personne. »

Claude se hâta de descendre au rez-de-chaussée. Tout était désert : elle demanda aussitôt la communication avec « Les Mouettes ».

L’attente se poursuivit un long moment. Puis la fillette entendit la sonnerie à l’autre extrémité de la ligne. Et elle commença à préparer dans sa tête ce qu’elle devait dire à son père. Que répondrait-elle au sujet de la disparition de Dagobert ? Le mieux serait d’éluder la question si toutefois cela était possible… Bah ! que lui importait : l’essentiel était de quitter le Pic du Corsaire sans délai !

Cependant, la sonnerie se répétait inlassablement. Aux « Mouettes », personne ne répondait. Que se passait-il donc ? Soudain la voix de la téléphoniste retentit dans l’appareil : « Je regrette, mademoiselle, mais le 27 à Kernach ne répond pas. »

Déçue, Claude raccrocha. Sans doute ses parents étaient-ils sortis… Il lui faudrait donc rappeler.

À trois reprises, elle renouvela sa tentative, sans plus de succès. Comme elle reposait le récepteur, découragée, Mme Lenoir survint.

« Tu voulais téléphoner chez toi ? dit-elle. Tes parents te laisseraient-ils sans nouvelles ?

— Ils ne m’ont pas encore écrit, répondit Claude. Cela fait trois fois que je demande leur numéro et il n’y a pas de réponse !

— Rassure-toi, mon petit, dit Mme Lenoir de sa voix douce, nous avons eu une lettre de ta mère ce matin, et elle nous dit qu’il est vraiment impossible d’habiter la maison pendant que les travaux sont en cours. Les ouvriers font un bruit infernal qui empêche ton père de travailler. Aussi tes parents ont-ils décidé de s’en aller pendant environ une semaine. Naturellement, nous leur avons tout de suite écrit de venir vous rejoindre ici. Nous leur avons demandé de nous répondre par téléphone. Ils le feront sans doute demain. Nous avions d’abord essayé de les appeler ce matin, sans plus de chance que toi, ce qui n’a rien d’étonnant, puisque leur lettre annonçait qu’ils devaient quitter « Les Mouettes »hier…

— C’est donc cela ! » fit Claude, stupéfaite, et se demandant pour quelle raison ses parents ne lui avaient pas écrit à elle aussi.

« Ta mère me disait qu’elle venait de t’envoyer une lettre, reprit Mme Lenoir, semblant deviner le désarroi de la fillette. Sans doute celle-ci arrivera-t-elle au prochain courrier : ici, la poste est parfois capricieuse. Si tes parents peuvent venir au Pic du Corsaire, ce sera une joie pour nous que de les recevoir. M. Lenoir a si grande envie de faire la connaissance de ton père. Il a une telle admiration pour lui ! »

Claude était si émue qu’elle ne put prononcer une parole et elle s’en fut rejoindre ses amis. Quand elle poussa la porte de Noiraud, les enfants comprirent sur-le-champ qu’elle leur apportait des nouvelles importantes. Le visage grave :

« Il faut que je renonce à m’en aller, annonce-t-elle. Papa et maman n’ont pas pu supporter le bruit que faisaient les ouvriers et ils ont quitté la maison !

— Tu n’as pas de chance, dit Noiraud. Mais tout de même, je ne suis pas fâché que vous restiez ici, Dagobert et toi. Vous m’auriez manqué autant l’un que l’autre.

— Tes parents ont invité les miens à venir ici, poursuivit Claude. Tu avoueras que c’est le comble ! Que va-t-il se passer au sujet de Dago ? je me le demande… On va sûrement me poser une foule de questions, et je ne peux tout de même pas répondre que j’ai laissé Dago en pension chez quelqu’un à Kernach ! Mon Dieu, que vais-je faire ?

— Ne t’inquiète pas, dit Noiraud. Je crois que j’ai une idée : si je demandais à l’un de mes voisins de recevoir Dagobert ?… Qu’en penses-tu ?

— Ce serait magnifique ! s’écria Claude, déjà rayonnante. Comment n’y avais-je pas songé ? Vite, Noiraud, allons demander à quelqu’un. »

Mais il fut malheureusement impossible de tenter la moindre démarche ce jour-là, car Mme Lenoir demanda aux enfants de venir lui tenir compagnie et goûter avec elle.

« Bah ! cela n’a pas d’importance, se dit Claude. Ce soir, Dago sera en sûreté dans ma chambre, et demain nous aviserons ! »

C’était la première fois que Mme Lenoir invitait les enfants à passer l’après-midi avec elle.

« Mon mari s’est absenté pour le reste de la journée, expliqua-t-elle. Il avait une importante affaire à régler dans l’arrière-pays. Il est parti en voiture après le déjeuner… »

François se demanda un instant s’il n’y avait pas quelques liens entre le voyage de M. Lenoir et le trafic des contrebandiers… Ne fallait-il pas que des marchandises fussent transportées à l’intérieur du pays ? Qui sait ? peut-être était-ce là la raison véritable motivant l’absence de M. Lenoir !

Soudain, la sonnerie du téléphone fit sursauter tout le monde. Mme Lenoir se leva.

« Ce doit être ton père ou ta mère, dit-elle àClaude. J’espère qu’ils vont m’annoncer leur arrivée ! »

Elle gagna le vestibule. Les enfants attendirent anxieusement. M. et Mme Dorsel viendraient-ils Pic du Corsaire ?