CHAPITRE XXI
Le rocher maudit
« Moi ! » répondirent les enfants d’une seule voix. Comment auraient-ils songé à laisser Claude partir seule !
Ils s’engagèrent donc dans la galerie obscure, en suivant la corde à tâtons. François, qui marchait le premier, ne la lâchait pas d’une seconde, et ses camarades le suivaient de près, en se donnant la main. Il ne s’agissait pas de se perdre !
Au bout d’une dizaine de minutes, ils parvinrent à la petite salle circulaire où Noiraud et M. Dorsel avaient passé la nuit précédente. Il n’y avait naturellement plus personne, puisque les prisonniers s’acheminaient à ce moment même vers le bas du Rocher Maudit, guidés par Dagobert.
« Tenez, voici l’endroit où ils étaient », s’écria François, promenant autour de lui le faisceau de sa lampe. « Un banc,… des couvertures en désordre,… une lanterne renversée ! Et puis, regardez, là, par terre, ces morceaux de papier déchiré ! On dirait qu’il y a eu du grabuge ! »
Claude eut tôt fait de reconstituer ce qui s’était passé.
« M. Vadec a dû laisser ses prisonniers ici, déclara-t-elle. Et puis il est revenu faire à papa quelque proposition que celui-ci aura refusée. Sur ce, il y aura eu une bagarre… Oh ! pourvu que papa et Noiraud s’en soient tirés sains et saufs ! »
Le visage de François s’était assombri.
« J’espère qu’ils ne sont pas en train d’errer à l’aventure dans ces affreux souterrains, dit-il. Noiraud lui-même n’en connaît pas le quart. Mon Dieu ! je me demande ce qui est arrivé…
— Attention, voici quelqu’un ! dit Mick tout à coup. Vite, François, éteins ta lampe ! »
Le garçon obéit et les quatre amis furent plongés dans l’obscurité complète. Ils se tapirent au fond de la salle et attendirent, blottis contre le mur, l’oreille aux aguets.
« Oui, c’est bien cela : j’entends marcher, murmura Mick. Mais l’on s’avance avec précaution, et l’on dirait qu’il y a deux ou trois personnes… »
Les pas se rapprochaient.
« C’est peut-être M. Vadec, ou bien Simon, fit Claude dans un souffle. Ils reviennent sans doute voir papa… Mais il est parti ! »
Soudain une vive lumière jaillit dans la salle et s’arrêta sur les enfants apeurés. Il y eut une exclamation de surprise:
« Grands dieux ! Qu’est-ce que cela signifie ? »
C’était la voix de M. Vadec. François se leva, ébloui par la lumière crue.
« Nous sommes venus chercher mon oncle et Pierre Lenoir, dit-il crânement. Où sont-ils ?
— Comment, ils ne sont plus ici ? fit M. Vadec, interloqué. Et ce sale chien aurait-il disparu, lui aussi ?
— Oh ! Dagobert était donc avec eux ? s’écria Claude d’un ton joyeux. Mais où est-il passé à présent ? »
Deux hommes accompagnaient M. Vadec. L’un était Simon, l’autre son domestique. Le bandit posa sur le sol sa lanterne.
« Voulez-vous dire que vous ignorez ce que sont devenus M. Dorsel et Pierre Lenoir ? demanda-t-il avec inquiétude. S’ils sont partis seuls dans les souterrains, jamais on ne les reverra ! »
Annie poussa un cri :
« Ce sera votre faute ! Vous êtes un monstre !
— Tais-toi », ordonna François, et, se tournant vers l’homme furieux : « Je crois, qu’à présent, il vaudrait mieux que vous reveniez avec nous au Pic du Corsaire, afin d’expliquer ce qui s’est passé. M. Lenoir attend la police.
— Vraiment ? Eh bien ! dans ces conditions, il sera préférable que nous restions tous ici pour le moment… Vous et moi, parfaitement ! Ah ! ah ! M. Lenoir va être sur les charbons !… Je vous fais prisonniers, mes mignons, et cette fois on vous ficellera comme des saucissons pour que vous ne preniez pas la poudre d’escampette comme les autres ! Simon, passe-moi la corde ! »
Le domestique obéit. Puis, d’un geste brutal, il empoigna Claude. La fillette se mit à crier à tue-tête :
« Dago ! Dago, où es-tu ? Au secours, Dago ! »
Ses appels demeurèrent sans réponse et Claude fut bientôt jetée au fond de la salle, les mains liées derrière le dos. Les hommes se tournèrent ensuite vers François.
« Vous êtes fou !» lança celui-ci à M. Vadec, qui se tenait à quelques pas, levant sa lanterne pour mieux éclairer ses complices. « Il faut que vous soyez fou à lier pour agir comme vous le faites !
— Dago », hurla encore Claude, qui s’efforçait désespérément de libérer ses poignets. « Dago ! Dago ! »
Dagobert était trop loin pour entendre la voix de sa maîtresse. Mais, tout à coup, alors qu’il se trouvait au bord du marais en compagnie de Noiraud et de M. Dorsel, il fut pris d’une inquiétude étrange. Il tendit l’oreille, écouta. Il lui était impossible de rien distinguer, mais il sentait que Claude était en danger. Il savait que sa petite maîtresse bien-aimée avait besoin de lui !
Il n’en était averti ni par la finesse de son ouïe, ni par son flair, mais par le mystérieux instinct de sa sensibilité et de son cœur. Claude était en danger !
Alors, il fit volte-face et se précipita dans la galerie et, ventre à terre, haletant, reprit en sens inverse le chemin qu’il venait de parcourir avec Noiraud et M. Dorsel.
Soudain, à l’instant où les bandits ligotaient les poignets de François qui leur avait bravement opposé une résistance désespérée, un bolide survint, lancé en trombe. Hérissé, l’œil et les crocs en bataille, c’était Dagobert !
Tout de suite, il reconnut l’odeur de son ennemi, M. Vadec. Puis celle de Simon. Celui-ci poussa un cri de frayeur.
« Attention, voilà encore cette sale bête ! hurla-t-il, en s’écartant vivement de François. Vadec, ton revolver, vite ! »
Mais Dagobert se souciait bien du bandit et de son arme ! Furieux, grondant comme un fauve en colère, il bondit sur M, Vadec, le renversa en un clin d’œil et lui donna un bon coup de dents à l’épaule. L’homme poussa un hurlement. Mais déjà Dagobert se jetait sur Simon et lui faisait subir le même sort. Ce que voyant, le troisième bandit prit ses jambes à son cou et détala.
« Appelez votre chien ! Appelez-le, il va nous mettre en pièces ! » criait M. Vadec, tremblant de peur. Il se releva à grand-peine, vacillant sous la douleur qu’il ressentait à l’épaule. Mais Claude ne dit mot.
« Que Dago fasse ce que bon lui semble ! » pensait-elle.
Quelques instants plus tard, Simon et M. Vadec s’enfuyaient à leur tour. Ils rejoignirent leur complice dans l’obscurité, et tous trois s’en allèrent, chancelants, cherchant leur chemin à tâtons. Mais ils ne purent réussir à retrouver la ficelle, qui leur avait déjà servi de guide,… et ils durent avancer à l’aveuglette, en proie à une folle angoisse. Dagobert courut vers ses amis, enchanté et fort content de lui. Se jetant sur Claude, il la lécha des pieds à la tête, fou de joie. Et la fillette, que pourtant l’on ne voyait jamais pleurer, sentit à sa grande surprise les larmes ruisseler sur son visage.
« Ce n’est pas que j’aie de la peine, disait-elle. Je suis si heureuse, au contraire ! Oh ! venez vite me détacher les mains que je puisse caresser Dago ! »
Mick se hâta de la délivrer ainsi que François. Ce fut alors un véritable délire : les enfants couvrirent leur ami de baisers et de caresses. Et lui, pour n’être pas en reste, aboyait et gémissait de plaisir, se roulant sur le sol, gigotait et se démenait comme un beau diable.
« Oh ! Dago, quel bonheur de t’avoir retrouvé ! disait Claude, transportée. Maintenant, tu vas nous conduire auprès de papa et de Noiraud, n’est-ce pas ? Je suis certaine que tu sais où ils se trouvent. »
Dagobert ne demandait pas mieux que d’obéir. Et il se mit en route, remuant la queue en signe d’allégresse. Claude saisit son collier, suivie de ses compagnons, en file indienne.
Ils avaient ramassé la lanterne de M. Vadec et celle-ci, jointe à leurs deux lampes électriques, éclairait brillamment la galerie. Mais, sans Dago, ils n’eussent pas fait beaucoup de chemin avant de s’égarer complètement, tant était compliqué le dédale des nombreux passages qui se croisaient et se recroisaient à chaque instant. Heureusement, Dago connaissait le labyrinthe dans tous ses détours. De plus son flair et son instinct d’orientation le dirigeaient infailliblement.
« Notre Dago est merveilleux, dit Annie. Je suis sûre qu’il n’existe pas de meilleur chien au monde, n’est-ce pas, Claude ?
— C’est évident ! » répondit la fillette, pour qui cette opinion n’avait jamais fait le moindre doute, depuis le jour où elle avait adopté Dago, tout juste âgé de quelques semaines. « Ce cher Dago ! Quand je pense à la manière dont il est arrivé sans crier gare… Et comme il a bien sauté sur Simon au moment où celui-ci était en train d’attacher les poignets de François. Il savait que nous avions besoin de lui !
— J’imagine qu’il va nous mener à l’endroit où se trouvent Noiraud et ton père, fit Mick. Il a l’air sûr de lui et du chemin à suivre… La pente du sol est de plus en plus rapide. Je parie que, tout à l’heure, nous allons arriver au marais ! »
Ils atteignirent enfin le bas de la colline et lorsqu’ils débouchèrent du souterrain, Claude poussa un cri :
« Regardez ! Voilà papa… et Noiraud !
— Oncle Henri ! Noiraud ! » s’écrièrent les autres.
Ceux que l’on interpellait ainsi se retournèrent, stupéfaits. Et ils se précipitèrent vers les arrivants.
« Comment diable avez-vous pu nous rejoindre ici ? questionna M. Dorsel, au comble de l’étonnement. Dago serait-il allé vous chercher ? Il nous a plantés ici brusquement pour se précipiter dans le souterrain…
— Que s’est-il passé ? fit Noiraud, impatient d’en apprendre davantage.
— Des tas de choses », répondit Claude, rayonnante. C’était un tel bonheur que d’être enfin tous réunis !
Et chacun entama le récit de ses aventures.
« À présent, déclara enfin François, je crois qu’il nous faut regagner au plus vite le Pic du Corsaire, si nous ne voulons pas que la police dépêche une meute de limiers à notre recherche ! C’est M. Lenoir qui va être surpris en nous voyant reparaître tous ensemble !
— Je donnerais cher pour ne plus être en pyjama », dit M. Dorsel. Et, serrant sa couverture autour de lui, il ajouta avec un soupir : « Je vais sans doute me tailler un assez joli succès à parcourir les rues de la ville dans cet équipage !
— Ne t’inquiète pas : le brouillard est déjà si épais que personne ne te verra », assura Claude. Elle frissonna légèrement, car l’humidité de l’air était pénétrante. Puis elle reprit : « Dago, montre-nous comment revenir à la maison. Je suis sûre que tu le sais. »
C’était la première fois que Dagobert s’aventurait en dehors du souterrain. Pourtant, l’on eût dit qu’il connaissait déjà les lieux. Sans hésiter, il prit la tête de la colonne et commença à contourner le pied du Rocher Maudit. Ses amis lui emboîtèrent le pas, émerveillés de la sûreté avec laquelle il évitait les endroits dangereux. Le brouillard était si dense que l’on voyait à peine où mettre le pied, et la surface traîtresse du marais s’étendait là, toute proche…
« Voici la route ! » s’écria soudain François, apercevant la chaussée qui, après avoir traversé les marécages, s’élevait vers le sommet de la colline.
Le groupe obliqua pour la rejoindre. Chacun avançait avec précaution, les pieds englués de boue liquide. Soudain, Dago prit son élan et d’un bond, tenta de franchir la courte distance qui le séparait encore de la route.
Personne n’eut le temps de comprendre ce qui se passait : Dagobert manqua de justesse la bordure empierrée qui limitait la chaussée. Ses pattes glissèrent et il s’abattit dans la vase. Désespérément, il s’efforça de prendre pied sur un terrain plus solide, mais ce fut en vain. Il se mit alors à gémir d’une voix lamentable.
Claude poussa un cri perçant.
« Dago ! hurla-t-elle. Oh ! regardez, le voilà qui s’enfonce ! N’aie pas peur, Dago, j’arrive ! »
La fillette se serait précipitée au secours de Dagobert si son père ne l’avait retenue à bras-le-corps.
« Tu es folle ! s’écria-t-il. Veux-tu t’enliser à ton tour ? Sois tranquille, Dago se tirera fort bien de là tout seul ! »
Cependant, le chien avait beau se débattre : on le voyait s’enfoncer à vue d’œil !
« Mon Dieu, je vous en supplie, faites quelque chose ! clamait Claude, s’efforçant d’échapper à son père. Sauvez Dago ! vite, vite ! »