CHAPITRE I
 
Retour à Kernach

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C’était le premier jour des vacances de Pâques. Il faisait un temps radieux. Dans le train qui roulait vers Kernach, quatre enfants et un chien regardaient défiler le paysage.

« Plus que cinq minutes, et nous serons arrivés », annonça François, l’aîné de la bande, un solide garçon de treize ans au visage décidé.

« Wouf ! » fit le chien Dagobert, plein d’enthousiasme, et bousculant ses amis pour mieux voir.

« Tiens-toi donc tranquille, protesta François. Tu te mets juste devant Annie ! »

Annie était la sœur cadette de François. Elle écarta délibérément le gêneur et mit la tête à la portière.

« Ça y est, nous entrons en gare ! s’écria-t-elle. Oh ! pourvu que tante Cécile soit sur le quai !

— Bien sûr qu’elle y sera », dit sa cousine Claudine.

Avec ses courts cheveux bouclés et son regard intrépide, cette dernière ressemblait à un garçon beaucoup plus qu’à une fille. Elle poussa Annie et, à son tour, se pencha par la fenêtre du compartiment.

« Ah ! que je vais être contente de me retrouver à la maison, reprit-elle. Je me plais beaucoup en pension, c’est entendu, mais quelle joie ce sera de revoir « Les Mouettes » !… Et puis, nous pourrons peut-être aller faire un tour jusqu’à notre île et poursuivre l’exploration du vieux château. Nous n’y sommes pas retournés depuis l’an dernier.

— Mick ! Comment peux-tu rester aussi calme ! » s’exclama François en se tournant vers son jeune frère, qui, assis sur la banquette, feuilletait tranquillement un livre. « On arrive à Kernach, et tu es encore plongé dans ton bouquin !

— L’histoire est si palpitante, expliqua le garçonnet. C’est le meilleur roman d’aventures que j’aie jamais lu !

— Bah ! ça ne vaut sûrement pas celui que l’on écrirait avec tout ce qui nous est arrivé, à nous ! » fit Annie vivement.

Il était de fait que les cinq amis (y compris Dagobert, qui participait immanquablement à leurs projets et à leurs jeux) s’étaient trouvés mêlés en plus d’une circonstance à des événements extraordinaires. Mais cette fois-ci, les vacances s’annonçaient fort tranquilles, et les enfants comptaient bien en profiter pour se promener à longueur de journée sur les falaises et peut-être aussi se rendre jusqu’à l’île de Kernach à bord du petit bateau de Claudine.

« Quand je pense au mal que je me suis donné en classe ce trimestre…, dit François. Je n’aurai certes pas volé mes vacances !

— Je trouve que tu as maigri », observa Claudine.

Personne ne donnait jamais à la fillette son prénom véritable, qu’elle détestait. Elle faisait invariablement la sourde oreille si par hasard on l’appelait ainsi, de sorte que, pour tout le monde, elle était devenue Claude.

« Sois tranquille, va, s’écria François, j’aurai vite fait de reprendre du poids quand je serai aux « Mouettes » ! Tante Cécile se chargera de moi et tu sais qu’elle n’a pas sa pareille pour nous régaler de toutes sortes de bonnes choses.

— Ah ! Claude, comme j’ai hâte de revoir ta maman, dit Annie. Elle est si gentille et je l’aime tant !

— J’espère que cette fois-ci, papa sera de bonne humeur, fit Claude. Maman m’a écrit qu’il venait de terminer une nouvelle série d’expériences, dont il était très satisfait. »

Henri Dorsel, le père de Claude, était un savant qui poursuivait des travaux importants. Consacrant tout son temps à la recherche, il aimait le calme et le silence; aussi entrait-il parfois dans de grandes colères si l’on venait à le déranger. Et les amis de Claude ne pouvaient s’empêcher de penser que la fillette ressemblait assez à son père, tant elle s’emportait vite lorsque les choses n’allaient pas à son gré !

Tante Cécile était venue attendre les voyageurs. Dès que le train se fut arrêté, ceux-ci se précipitèrent sur le quai et coururent vers elle. Claude fut la première à lui sauter au cou. Elle adorait sa mère, si bonne et qui, aux heures difficiles, savait si bien plaider sa cause auprès de M. Dorsel.

Cependant, Dagobert bondissait autour de la jeune femme, en aboyant comme un fou, afin de mieux lui témoigner la joie qu’il éprouvait, lui aussi, à la revoir. Mme Dorsel se pencha pour le flatter. Alors, il se dressa brusquement sur ses pattes de derrière et lui passa un grand coup de langue sur la figure.

« Ma parole, je crois que Dago a encore grandi ! s’exclama la mère de Claude en riant. Allons, mon vieux, bas les pattes : tu vas finir par me faire tomber ! »

Dagobert était, certes, un chien de belle taille. Les enfants l’aimaient autant qu’une personne, car il était pour eux le meilleur des amis, sincère, affectueux et fidèle. Pour l’instant, il suivait de ses yeux mordorés les moindres gestes des compagnons dont il partageait le bonheur. Participant à l’occasion à toutes les épreuves et à toutes les aventures des enfants, Dagobert était aussi de toutes leurs fêtes.

Mais il réservait naturellement le meilleur de son affection à sa petite maîtresse, Claude. Dagobert n’était encore qu’un bébé-chien quand on l’avait apporté auprès d’elle, et depuis, il l’accompagnait à la pension Clairbois, dont elle était l’élève ainsi qu’Annie. Mme la Directrice de cet établissement autorisait en effet les fillettes qui le désiraient à amener leur animal favori. Cela était une grande joie pour Claude, qui, s’il en avait été autrement, n’aurait sans doute jamais consenti à aller en pension !

Devant la gare, attendait une charrette anglaise, attelée d’un poney. Tout le monde s’y installa, puis l’on se mit en route pour Kernach. Une bise glaciale soufflait sur la lande, et les enfants remontèrent frileusement le col de leur manteau pour s’abriter le visage.

« Quel froid ! » murmura Annie, qui commençait à claquer des dents. « C’est pire qu’en hiver !

— Le vent est terrible », dit tante Cécile en étendant une couverture sur les genoux de la fillette. « Il ne fait que redoubler depuis hier, et les pêcheurs ont tiré leurs barques au sec le plus loin possible en prévision de la tempête. »

La route longeait à présent la grève où les enfants s’étaient si souvent baignés l’été précédent. Ils y virent les bateaux de pêche sagement alignés. Mais personne n’éprouvait à présent la moindre envie d’y aller prendre un bain, et cette seule perspective suffisait à donner la chair de poule !

On entendait le vent mugir sur la mer. D’énormes nuages fuyaient à travers le ciel, tandis que les vagues se ruaient vers la grève où elles s’écrasaient avec fracas.

Excité par ce tumulte, Dagobert se mit à aboyer.

« Tais-toi, dit Claude en lui donnant une caresse. Maintenant que nous sommes de retour à la maison, il va falloir que tu apprennes à rester sage comme une image si tu ne veux pas que l’on se fâche contre toi. » Et, se tournant vers sa mère, Claude demanda : « Papa a-t-il toujours autant de travail ?

— Oui, mon petit. Mais il a l’intention de prendre un peu de repos pendant que vous serez ici. Il vous accompagnera volontiers en promenade et ne demandera pas mieux que de faire un peu de bateau avec vous si le temps le permet. »

Les enfants se regardèrent. Oncle Henri n’était certes pas le compagnon qu’ils eussent rêvé, car il n’entendait pas grand-chose au jeu ni à la plaisanterie. Quand les enfants étaient pris d’une crise de fou rire, ce qui n’arrivait guère moins d’une vingtaine de fois par jour, il prétendait toujours ne pas comprendre ce qui leur semblait si drôle.

« Voilà qui promet d’être amusant, si oncle Henri s’avise de nous suivre partout…, murmura Mick à l’adresse de François.

— Chut ! » fit ce dernier, craignant que Mme Dorsel ne fût peinée par ces paroles imprudentes.

Claude se tourna vers sa mère, la mine inquiète.

« Mais, maman, dit-elle, ne crois-tu pas que papa s’ennuiera ferme à venir avec nous ?… Et, de notre côté, nous ne nous amuserons guère ! »

La fillette était de ces gens qui ont l’habitude d’appeler un chat un chat, et jamais elle n’avait pu apprendre à atténuer la portée de ses paroles. Mme Dorsel soupira :

« Ne parle pas ainsi, mon petit. Sans doute ton père se lassera-t-il assez vite de vous accompagner, mais cela lui fera néanmoins le plus grand bien de sentir des jeunes autour de lui. »

À cet instant, la voiture s’arrêta devant « Les Mouettes », l’un de ces anciens « manoirs » si nombreux dans la région. C’était une solide demeure semi-paysanne, semi-bourgeoise, bâtie de granit et d’ardoise à la mode du temps passé.

« Nous y sommes ! s’écria François en sautant à terre. Grands dieux ! tante Cécile, comme le vent souffle fort ici !

— La nuit dernière, c’était une vraie tempête, et nous l’entendions hurler autour de la maison, dit Mme Dorsel. Ecoutez-moi, les enfants : nous allons descendre les bagages, et puis François emmènera le poney et la voiture sous la remise pour dételer. Ah ! voici votre oncle qui vient nous aider ! »

M. Dorsel descendait les marches du perron. C’était un homme de haute taille, au visage intelligent et au regard profond sous des sourcils qu’il semblait garder toujours froncés. Il accueillit les voyageurs en souriant et embrassa les deux fillettes.

« Soyez les bienvenus à Kernach, mes enfants, dit-il. Ma petite Annie, je suis bien content que tes parents aient dû prolonger leur séjour en Afrique, parce qu’ainsi, nous avons le plaisir de vous recevoir tous ici, tes frères et toi ! »

Un quart d’heure plus tard, la famille entière était attablée dans la salle à manger, devant un copieux repas. Tante Cécile savait combien le voyage creusait toujours l’appétit des jeunes voyageurs !

Lorsque Claude — de loin la plus gourmande — fut enfin rassasiée, elle s’appuya au dossier de sa chaise afin de reprendre haleine. Et elle soupira, regrettant de n’avoir vraiment plus assez faim pour continuer à faire honneur aux délicieux gâteaux confectionnés par sa mère. Dagobert la regardait, sagement assis à côté d’elle. Sans doute était-il bien entendu qu’il n’avait pas la permission de quémander pendant les repas et que personne ne devait rien lui donner à ce moment-là, mais vous ne sauriez croire combien de miettes et de morceaux disparaissaient comme par enchantement sous la table !

Le vent sifflait autour de la maison. Portes et fenêtres gémissaient, tandis que les courants d’air qui s’infiltraient au ras des parquets soulevaient le coin des paillassons et des tapis.

« Regardez, dit Annie. On dirait qu’il y a des serpents cachés là-dessous… »

Dagobert qui, depuis un instant, observait le phénomène, s’était mis à gronder. Il avait beau être un chien intelligent, il ne parvenait pas à comprendre la raison de ce qu’il voyait.

« J’espère que ce vent va se calmer, fit tante Cécile. La nuit dernière, je n’ai pas pu fermer l’œil… Mais dis-moi, François, il me semble que tu as beaucoup maigri : tu as donc eu tant de travail ce trimestre ? Il va falloir que l’on te mette à l’engrais… »

À ces mots, les enfants éclatèrent de rire, ravis.

« Nous étions sûrs que tu dirais cela, maman ! s’écria Claude. Grands dieux ! que se passe-t-il ? »

Tout le monde avait sursauté. On tendit l’oreille : Dagobert s’était dressé brusquement et grognait, le poil hérissé. Quelque chose heurta le toit de la maison avec un bruit sourd, puis rebondit, et ce fut le silence.

« C’est le vent qui vient d’emporter une tuile, déclara M. Dorsel. Quel ennui !… Dès que cette tempête se sera apaisée, il faudra que nous fassions vérifier la toiture de la maison, si nous ne voulons pas que la pluie pénètre dans le grenier. »

Les enfants espéraient que leur oncle se retirerait dans son bureau après le dîner, ainsi qu’il en avait l’habitude. Ils voulaient en effet jouer aux cartes et ne tenaient nullement à ce que M. Dorsel se mêlât à la partie, car il n’y entendait pas grand-chose. Mais ce soir-là, le père de Claude ne manifestait aucune intention de s’éloigner. Et, se tournant vers François, il lui demanda :

« Connaîtrais-tu par hasard un certain Pierre Lenoir ? » Il tira une lettre de sa poche et y jeta un coup d’œil. « Je crois qu’il est pensionnaire dans la même école que ton frère et toi.

— Pierre Lenoir ? Tu veux dire Noiraud, s’écria François. Mais parfaitement, il se trouve dans la classe de Mick. Et il est fou à lier !

— Noiraud ? Je me demande pourquoi vous lui avez donné ce surnom, répliqua l’oncle Henri, c’est ridicule…

— Si tu voyais le personnage, tu ne serais pas de cet avis, fit Mick, en riant. Il est tout noir : yeux, cheveux, et sourcils, on dirait qu’il les a tous passés au charbon. Et par-dessus le marché, il s’appelle Pierre Lenoir !

— La coïncidence est amusante, en effet, convint l’oncle Henri, mais ce n’est pas une raison pour donner pareil sobriquet à ce pauvre garçon. Cependant, voici où je voulais en venir : je corresponds depuis quelque temps avec son père, M. Lenoir, car celui-ci est très versé dans les questions scientifiques auxquelles je m’intéresse moi-même… Bref, je l’ai invité à passer quelques jours ici et lui ai demandé d’amener son fils.

— Pas possible ! s’exclame Mick, l’air enchanté. Ma foi, oncle Henri, ce serait assez chic de se retrouver avec ce vieux Noiraud. Seulement, je te préviens qu’il est un peu toqué : il ne fait jamais attention à ce qu’on lui dit, il grimpe partout comme un singe et il a avec ça un de ces toupets… Je ne suis pas sûr qu’il te plaise beaucoup. »

M. Dorsel parut fort contrarié de ce qu’il venait d’apprendre. Il commençait à regretter d’avoir lancé une invitation aussi imprudente, car il avait horreur des gamins effrontés et des enfants indisciplinés.

« Hum, fit-il, repliant la lettre qu’il tenait à la main. J’aurais dû me renseigner avant d’inviter ce garçon. Mais peut-être n’est-il pas trop tard pour l’empêcher de venir.

— Oh ! non, papa, je t’en prie », s’écria Claude, à qui les détails donnés par Mick rendaient le jeune Lenoir fort sympathique. « Ce serait tellement amusant s’il était ici !

— Nous verrons », répliqua M. Dorsel, fermement décidé à ne pas s’encombrer d’un jeune invité aussi remuant que Pierre Lenoir. Claude était déjà bien assez insupportable sans qu’on laissât s’installer aux « Mouettes » un garnement dont la présence l’inciterait encore à commettre sottise sur sottise !

Au grand soulagement des enfants, M. Dorsel les quitta enfin pour s’en aller lire dans son bureau. Tante Cécile jeta un coup d’œil à la pendule.

« Ma petite Annie, il est temps de monter te coucher, dit-elle. Et pour toi aussi, Claude…

— Oh ! maman, rien qu’une minute encore, pria la fillette. C’est notre première soirée à la maison… Et puis, de toute manière, le vent souffle si fort que nous ne pourrions pas nous endormir !… Dis, veux-tu jouer à la bataille avec nous ? On ne fera qu’une seule partie, et puis après, je te promets que tout le monde ira se coucher. Tiens, regarde François : il bâille déjà à se décrocher la mâchoire ! »